Depuis début décembre 2014 en Espagne, des milliers de malades atteints d’hépatite C se mobilisent pour exiger de recevoir le nouveau médicament Sovaldi/sofosbuvir de Gilead Sciences mis sur le marché depuis le début de 2014. C’est une lutte tragique mais exemplaire qui illustre le business plan des pharmas et le sort que réserve le capitalisme à la santé publique.
Une foule de tee-shirts rouges
Dans toute l’Espagne, des milliers de malades manifestent à l’appel de la Plateforme Nationale des Affectés par l’Hépatite C. Ils portent tous un tee-shirt rouge qui dit «Traitement pour tous», Plateforme des Affectés par l’Hépatite C. A partir du 18 décembre, ils se sont enfermés dans l’Hôpital Douze d’Octobre de Madrid pour exiger qu’au moins les 35’000 malades atteints de cirrhose du foie reçoivent le médicament et pour être reçus par le nouveau ministre de la santé Alfonso Alonso. Le 27 décembre, ils ont organisé une chaîne humaine devant le Ministère situé sur la Promenade du Prado en coupant deux voies de l’Avenue de la Castellana. Sur leurs pancartes, on pouvait lire : «Traitements pour tous» et «Ce ne sont pas des morts mais des assassinats». Parmi les malades manifestants les plus âgés, nombreux ont été infectés dans le système de santé publique à l’occasion d’une transfusion de sang ou une injection quand le virus n’était pas encore connu ni recherché. C’est-à-dire avant 1992. Des représentants du PSOE, de Podemos et de UPyD sont venus se solidariser avec les manifestants [1]. A Gérone, en Catalogne, a eu lieu du 1er janvier au 3 janvier 2015 une occupation de l’hôpital Doctor Josep Trueta. Le samedi 10 janvier, une grande marche est partie de l’Hôpital Douze Octobre de Madrid jusqu’au Palais de la Moncloa, siège du président du gouvernement. Là, deux membres de son cabinet ont reçu une délégation des manifestants. Une de leur banderole affirmait: «Ils sauvent les banques, mais raccourcissent des vies. »
Guérit mais trop cher
En janvier 2014, l’Agence européenne du Médicament a approuvé la commercialisation du nouveau médicament sofosbuvir sous le nom de marque de Sovaldi de la pharma US Gilead Sciences. Son efficacité remarquable promet pour la première fois une possibilité de véritable guérison de cette terrible hépatite. Mais il coûte par patient entre 25’000 et 50’000 euros selon les pays, pour le traitement de 12 semaines.
Le 9 décembre 2013, à la suite de l’approbation du médicament par la Food and Drug Administration (FDA) de Washington trois jours auparavant, six ONG avaient publié une prise de position commune dramatique: Le médicament sofosbuvir de Gilead contre l’hépatite C approuvé par la FDA mais accessible à combien de malades ?
C’étaient :
• AsiaPacificNetwork of People Living with HIV/AIDS
• International Treatment Preparedness Coalition/ITPC, à New York, Nairobi, Windhoek,… ;
• International Network of People who Use Drugs/INPUD, basée à Londres ;
• Médecins du Monde ;
• Médecins sans Frontières;
• ActUp, l’association des homosexuels, gays et lesbiennes, contre le SIDA, New York et Bâle.
Leur appel était orienté vers les pays pauvres :
«Quatre-vingt-dix pour cent des personnes atteintes d’hépatite C vivent dans des pays à bas ou moyen revenu(LMICs); (…) On s’attend à ce que le prix du sofosbuvir dans les pays à hauts revenus soit très élevé, entre 80’000 et 90’000 dollars US.(…) Sofosbuvir et d’autres antiviraux à action directe(DAA) qui proviennent du développement de dernière phase n’ont pas à coûter autant. Ils peuvent être produits en génériques pour une minuscule fraction de ce prix, exactement comme les antirétroviraux HIV. Par exemple, un traitement de sofosbuvir de 12 semaines, produit en générique, peut coûter de l’ordre de 68-136 dollars US. (…)
Nous, personnes vivant avec HCV,HIV/AIDS, personnes consommant des drogues, et nos défenseurs, demandons que les firmes, spécifiquement Gilead, comme les producteurs de génériques soient contraintes de fixer les prix de leurs produits près de leur coût de production pour tous les patients dans tous les pays à bas et moyens revenus; considérant que le coût de production pour un traitement de 12 semaines (Ribavirin plus deux DAAs) est estimé entre 100 et 250 dollars.»
De fait, Gilead a annoncé en septembre 2014 qu’elle autorisait les producteurs de génériques à produire le sofosbuvir pour 90 pays en voie de développement et a annoncé la vente en Inde d’une version de marque pour 300 dollars par traitement, soit à peu près le double de ce qui est estimé être le coût de production.
Mais la cherté du Sovaldi dans les pays dits riches, dans le contexte des coupes budgétaires dans la santé publique dans tous les pays, et de croissance de la pauvreté, brouille désormais complètement cette distinction officielle entre pays riches et pays pauvre.
L’hépatite C
L’hépatite C n’a été découverte qu’en 1989. C’était l’hépatite ni A ni B. C’est pourquoi la principale cause d’infection des actuels nombreux malades aura été les transfusions de sang, quand le virus ne se recherchait pas avant 1992, ainsi que les seringues mal désinfectées avant l’époque des seringues jetables. Car l’hépatite C ne se transmet que par le sang, de sang à sang. Et, semble-t-il, pas ou peu, par les relations sexuelles, à la différence de l’hépatite B. Mais, par contre, aussi chez le dentiste ou en utilisant la brosse à dents entre deux usagers aux gencives qui saignent, ou le rasoir, ou par les tatouages aux instruments mal désinfectés. Et bien sûr, les consommateurs d’héroïne ont aussi été beaucoup atteints par l’hépatite C. Mais aussi le personnel hospitalier.
A la différence de l’hépatite B, il n’y a pas de vaccin contre l’hépatite C. On estime qu’environ 150 millions de personnes dans le monde sont infectées par l’hépatite C. Elle reste souvent asymptomatique pendant de nombreuses années, surtout chez des personnes jeunes, avant d’attaquer le foie puisque le virus HCV parasite les cellules hépatiques, et aussi certaines cellules sanguines. Elle provoque alors une cirrhose du foie, c’est-à-dire une nécrose des cellules hépatiques et leur remplacement par du tissu fibreux. Environ un quart des personnes infectées par le virus HCV développent une cirrhose après 30 ans. L’hépatite C est la principale cause de cirrhose du foie (27 % des cas), de cancer du foie (25%), et de transplantations du foie. Si la transplantation du foie est une des transplantations les plus faciles et si elle apporte au malade une rémission restauratrice, le nouveau foie sera à son tour attaqué après quelques années par le virus. L’hépatite C s’accompagne souvent de diverses complications sanguines.
Le virus de l’hépatite C, HCV, est un virus petit : Ø 0,06µm, constitué de dix protéines et d’une molécule d’ARN portant ses dix gènes.
Rationner aux mourants
Le Ministère de la santé espagnol réagit par une politique de rationnement du médicament. C’est logique étant donné le prix énorme du Sovaldi. D’autant plus dans un système de santé publique, l’espagnol, soumis depuis plusieurs années à des coupes budgétaires très sévères [2].
La ministre de la santé Ana Mato a passé neuf mois à négocier avec Gilead un prix par traitement de 25’000 euros et a prévu pour l’année 2015 un budget de 125 millions pour le Sovaldi. Cela ne «fait» que 5000 patients. Alors que les médecins spécialistes estiment à 35’000 le nombre de patients qui en ont besoin d’urgence. Il y a en Espagne 800’000 malades de l’hépatite C. Le ministère élabore des critères minutieux pour réserver le médicament au cas les plus graves. Alors que le sofosbuvir pour la première fois promet une guérison, voire une éradication, de l’hépatite C et que donc même les malades en début de maladie en profiteraient tellement. La prescription du médecin traitant est donc soumise à un processus d’autorisation par les services du ministère qui s’est révélé tout à fait opaque. Le partage de compétences entre le ministère de Madrid et ceux des Communautés autonomes ne facilite rien. Certaines, aux gouvernements les plus conservateurs, comme la Navarre, font carrément la sourde oreille. De fait, aucun Sovaldi ne fut délivré à Madrid avant novembre 2014.
La Fédération Nationale des Malades et Transplantés Hépatiques/FNETH élabore une étude sur les différences entre les Communautés. «Il n’est pas acceptable qu’un malade se guérisse à Madrid mais meure en Navarre» [3].
Pendant ce temps, les malades se meurent. Dans la Communauté de Madrid, il y a 700 demandes. Plus de la moitié ont été accordées, mais seuls 160 traitements ont été délivrés en 2014. Certains soupçonnent que Gilead retient les doses car le Ministère ne paie pas. A l’Hôpital de Vall d’Hebron à Barcelone, aucune autorisation n’a été concédée depuis le 1er novembre. Le Département de la Santé de la Généralité de Catalogne communique qu’il y a eu 219 autorisations entre le 1er juin et le 31 octobre [4].
La ministre Ana Mato avait promis une solution en octobre. Elle a été démissionnée le 26 novembre à cause de sa gestion catastrophique du cas de Teresa Romero, l’infirmière malade d’Ebola, et parce que son ex-mari est inculpé pour malversation de fonds publics. Le nouveau ministre, Alfonso Alonso, un poids lourd du PP (Parti populaire de Mariano Rajoy), a réuni d’urgence un comité d’hépatologues le 23 décembre. Le Comité est présidé par le professeur Joan Rodés Teixidor de Barcelone, hépatologue de grande réputation, et compte aussi des spécialistes d’autres pays d’Europe. Le 29 décembre, Ruben Moreno, le secrétaire général du ministère annonçait qu’après toutes les consultations et réunions techniques, entre 5000 et 6000 malades recevraient le Sovaldi en 2015 [5].
Chacun restant dans son rôle, le 4 janvier 2015, Suzana Díaz, la présidente du gouvernement andalou, une coalition PSOE–Izquierda Unida, annonçait qu’en Andalousie en tout cas, aucun malade de l’hépatite C ne «serait privé du médicament dont il a besoin pour des raisons économiques». Tout est dans la précision des mots employés, car si l’Andalousie peut certes être plus généreuse que le ministère central, où prendrait-elle les fonds pour l’être vraiment beaucoup [6].
Le 13 février 2015, la Plateforme des Affectés par l’Hépatite C déposait auprès du Tribunal Suprême espagnol une plainte contre le ministre de la santé Alfonso Alonso et celle qui l’avait précédé à ce poste, Ana Mato pour omission du devoir de secours, lésions et homicide, pour avoir laissé mourir des centaines de patients depuis la mise en «vente» du Sovaldi. La plateforme présente 39 cas de malades graves qui n’ont pas reçu le médicament dont deux sont déjà décédés, alors que 32 d’entre eux ont reçu l’ordonnance de leur médecin, mais aucun le médicament. La Plateforme dénonce aussi le Conseil Interterritorial du Système National de Santé puisque la santé est de la compétence des 17 communautés autonomes. La Plateforme complétera dans quinze jours sa plainte par 30 autres cas [7].
Entre-temps, le ministère annonce que le Plan stratégique national pour traiter l’hépatite C sera prêt le 3 mars. Tout laisse à penser que le Sovaldi sera réservé aux malades en liste d’attente pour une transplantation du foie et à ceux qui, étant atteints de cirrhose, voient leur vie en danger.
Ailleurs aussi
Le NHS britannique, quant à lui, a reporté carrément de quatre mois l’usage du sofosbuvir à cause des 35’000 £ (46’000 €) du prix de 12 semaines de traitement [8].
En Suisse, l’emballage de 28 pilules de Sovaldi coûte 19’208 CHF et le traitement de 12 semaines 58’000 CHF. C’est le prix sur lequel Gilead et l’Office fédéral de la Santé publique (OFSP) se sont accordés quand le médicament a été autorisé en Suisse le 1er janvier 2014. Les assurances et l’OFSP ont convenu que l’assurance de base ne rembourserait le Sovaldi que pour les patients dont le foie est déjà gravement atteint, par une cirrhose, ou avec des complications comme les atteintes à la peau ou aux reins. On compte en Suisse entre 50’000 et 70’000 personnes atteintes d’hépatite C. Selon l’OFSP, environ 1500 malades satisfont aux critères pour que leur assurance de base rembourse le Sovaldi [9]. On est donc en plein rationnement. Il suffit de penser qu’un malade fortuné en phase initiale de la maladie peut se payer le médicament de sa poche en étant définitivement guéri pour réaliser la cruauté du rationnement.
Les théoriciens du néolibéralisme annonçaient depuis longtemps que les traitements médicaux de plus en plus chers seraient inévitablement réservés à ceux qui peuvent se les payer. Dans le remarquable film de science-fiction de 2013 Elysium, les riches bénéficient d’une médecine qui peut tout, de science-fiction justement, tandis que la masse de l’humanité pauvre reçoit des soins basiques pour une courte espérance de vie.
Les traitements
Jusqu’à présent, le traitement de l’hépatite C consistait en une combinaison d’interféron par injection et de l’antiviral ribavirine par voie orale. C’est efficace seulement à 70% dans les meilleurs cas, mais avec des effets secondaires débilitants qui souvent obligent à interrompre le traitement. Principalement le dit syndrome grippal, c’est-à-dire fièvre, douleurs musculaires aiguës et faiblesse. Logique puisque l’interféron manipule le système immunitaire lui-même.
Le traitement coûte environ 15’000 dollars.
Les interférons sont des protéines de la classe des cytokines, c’est-à-dire les protéines messagères que les globules blancs s’adressent entre eux pour battre le rappel de leur action contre l’agent infectieux. Les interférons sont donc des stimulateurs du système immunitaire. La ribavirine est un des antiviraux les plus anciens. Découverte en 1972, elle est vendue depuis 1999 par Shering-Plough sous divers noms [10].
Il existe plusieurs souches du virus HCV de l’hépatite C, qu’on reconnaît par leurs génomes. Le traitement interféron-ribavirine est efficace contre les génomes 2 et 3, mais beaucoup moins contre les génomes 1 et 4, avec une efficacité seulement de 40% contre le génome 1. Or le génome 1 est le plus fréquent. En outre, les personnes réagissent très différemment à plusieurs égards. En particulier, selon leur race géographique. C’est ainsi que le traitement interféron-ribavirine a une moindre efficacité chez les malades d’origine africaine ou afro-américains.
Le traitement a donc dû être renforcé par l’arrivée de nouveaux antiviraux. En 2011, ont été mis sur le marché le Boceprevir et le Telaprevir, dont l’ajout en trithérapie a considérablement amélioré l’efficacité du traitement par interféron-ribavirine. Mais ils sont coûteux. Boceprevir est vendu par Merck & Co, numéro 4 mondial des pharmas en 2013, et coûte 1000 dollars par semaine de traitement. Telaprevir est vendu par Johnson&Johnson, numéro 7 mondial, et coûte 4000 dollars par semaine de traitement.
Le Sovaldi/sofosbuvir, lui, n’est pas un ajout du traitement interféron-ribavirine mais une véritable alternative, d’une efficacité largement supérieure, atteignant 95% contre le redoutable génome 1 du HCV.
Mon tortionnaire est un virus capricieux
Les manifestations des malades espagnols ont donné à connaître le drame que vivent les malades :
Juan José Matos a 64 ans. Cirrhose du foie au stade 4, le pire. Son médecin de l’hôpital de Bellvitge, à Barcelone, lui a prescrit le Sovaldi, mais début novembre la demande fut refusée. Pas assez malade. Il s’effondra et fut hospitalisé avec une péritonite. Le Sovaldi lui fut alors accordé. Au 24 décembre, rien n’était encore venu. «Je suis en dépression sévère. Je vis un martyre. J’ai peur». Diagnostiqué en 1992. «Je crois que j’ai été infecté au service militaire quand ils vaccinaient 6000 avec 40 aiguilles.» Il a mené une vie normale, mais avec toujours cette fatigue. En 2007, on lui a proposé le traitement interféron–ribavirine qu’il n’a pas du tout supporté. Est allé de transfusion en transfusion [11].
María José Gandasegui, 66 ans, docteure en droit et greffière des tribunaux, infectée enfant, avec sa mère et sa sœur, sans savoir comment, a mené études et grossesses en dépit d’une fatigue constante, diagnostiquée en 1996, cirrhose, compliquée d’une encéphalopathie, transplantation du foie, renaissance, mais le nouveau foie est infecté déjà. «Mon tortionnaire est un virus capricieux. Le pire, c’est que tu ne sais jamais comment sera le lendemain. Tout à coup tu te sens très bien ou bien tu ne peux pas te lever du sofa» [12].
Miguel Angel Ortega est policier national à la retraite. Il a été infecté dans le service quand un détenu l’a mordu en 1988. Depuis février 2014, il souffre de cirrhose et son médecin lui a prescrit le sofosbuvir et le simeprevir. Mais rien n’est venu encore! [13]
Licence obligatoire, pour le moins !
Lors de la manifestation à Madrid le 10 janvier, Pablo Iglesias, de Podemos, et aussi les représentants de UPyD, ont repris la proposition de plusieurs ONGs: que le gouvernement soumette le Sovaldi à une licence obligatoire pour le faire produire à moindre coût, avec un moindre dédommagement du propriétaire du brevet. L’accord international sur le Droit de la propriété intellectuelle ADPIC/TRIPS de 1995 laisse effectivement cette possibilité aux gouvernements pour des cas «d’urgences extrêmes de la santé publique». La Loi espagnole sur les brevets, issue d’une tradition nationale restrictive à l’égard du monopole du brevet, est plus ouverte encore. Le gouvernement peut édicter une licence obligatoire en cas «d’importance primordiale pour la santé publique». La possibilité légale existe donc et c’est une question de volonté politique.
En 2001, face à une possible épidémie de charbon/anthrax, le gouvernement des Etats-Unis a déclaré une licence obligatoire sur la ciprofloxacine, l’antibiotique de Bayer, la pharma classée en 17e position, en 2013.
De nombreuses voix autorisées ont critiqué ces dernières années le système des brevets sur les médicaments. Dont Joseph Stiglitz: « Le système actuel de financement de la recherche est injuste et inefficace. L’Etat finance la recherche fondamentale et le secteur privé apporte les médicaments sur le marché. Par la vente de ces médicaments, les firmes engrangent d’immenses profits» [14]. Stiglitz, et d’autres, proposent, par exemple, son remplacement par un système de prix d’Etat aux découvertes.
En réalité, l’institution du brevet d’invention a toujours été contestée dans la tradition bourgeoise elle-même parce qu’elle institue un monopole. Un monopole de vingt ans pour le détenteur, monopole provisoire certes, mais monopole quand même avec tous ses effets de «distorsion du libre marché» pour parler comme les néolibéraux.
Il n’en reste pas moins que la licence obligatoire n’a pas été prévue pour une maladie chronique comme l’hépatite C, encore moins dans les pays riches, et que contester le brevet, c’est remettre en question tout le plan de profitabilité de l’industrie pharmaceutique. L’Office fédéral suisse de la santé publique (OFSP) écrit dans un communiqué à ce propos: «Certains représentants de l’industrie pharmaceutique tentent par une politique des prix d’un nouveau genre, de générer le plus de profits possibles grâce aux systèmes de sécurité sociale, financés par les impôts et les primes des assurés, des pays développés»[15].
Farmaindustria, l’association espagnole des pharmas, s’est empressée de déclarer au quotidien El Pais « Il faut transmettre à la population que les brevets sont un mécanisme clé pour garantir l’efficience économique et encourager la recherche» [16]. Dans un supplément médecine du même El Pais, les pharmas réclament des prix des médicaments plus élevés puisque le pays est maintenant «sorti de la crise» (sic). Et se plaignent des baisses de prix qu’elles ont dû accorder à l’Etat obsédé par les coupes budgétaires [17].
Mais la licence obligatoire devrait être LA revendication des malades et de leurs défenseurs et non pas simplement la revendication d’un budget plus généreux, ce qui revient à négocier le rationnement. Le Sovaldi doit être revendiqué pour tous les malades, pas seulement les mourants, mais aussi en phase initiale de la maladie puisqu’il guérit la maladie.
Les pharmas sont de plus en plus dénoncées, pour les prix de ce qu’elles produisent, comme pour ce qu’elles ne produisent pas, ou insuffisamment, faute de demande solvable: les vaccins, les médicaments contre les maladies tropicales, contre les maladies rares… Dans la revue new-yorkaise Jacobin Magazine, le journaliste scientifique Leigh Phillips a lancé l’idée de leur nationalisation. «Si, à cause de la recherche du profit, l’industrie pharmaceutique est structurellement incapable de produire ces produits dont la société a besoin, et si le secteur public (dans ce cas l’armée –il parle d’Ebola. NdT) doit systématiquement remplir les trous laissés par cet échec du marché, alors ce secteur devrait être nationalisé afin de permettre que les revenus des traitements rentables subventionnent la recherche, le développement, et la production de traitements non rentables» [18].
Il faut donc au moins revendiquer la création de pharmas publiques, pour assumer des productions d’intérêt public, des licences obligatoires, en leur réservant les fruits de la recherche publique, des universités et instituts subventionnés.
Dans le cas particulier de l’Espagne, une tâche «antisystème» d’actualité serait par conséquent de revenir en arrière à une particularité de l’Espagne d’avant les années 1970, franquiste certes, qui ne reconnaissait pas les brevets de molécules et de substances, mais seulement ceux de procédés de fabrication, et qui produisait les médicaments basiques dans des usines publiques, en particulier militaires.
Tous les gouvernements occidentaux négocient les prix avec les pharmas tant les médicaments pèsent lourd dans les comptes de la santé publique et des assurances maladies. Mais les éléments du coût d’un médicament, les raisons et calculs qui déterminent la pharma à exiger tel prix sont absolument inconnus et restent un mystère bien gardé. Pourquoi 25’000 euros en Espagne, 46’000 au Royaume-Uni, 41’000 en France, et 58’000 francs en Suisse, pour le traitement de 12 semaines ? Et pas le double ou la moitié? C’est tout à fait opaque : C’est le secret des affaires et des livres de comptes propre au capitalisme, donc à la propriété privée stratégique.
On ne peut qu’être frappé que Gilead a consenti tout de suite que le Sovaldi soit vendu dans les pays à bas et moyens revenus pour cent fois moins que dans les pays riches. Comment Gilead justifie-t-elle le prix si élevé de son Sovaldi ?
En tout cas pas en indiquant son coût de production et de commercialisation. Premièrement, par le refrain habituel sur les coûts de la recherche. Ensuite, par rapport aux prix des traitements que le Sovaldi permet d’éviter, et donc la coûteuse transplantation du foie: «Nous pensons que le prix du Sovaldi reflète la valeur de ce médicament. Les traitements basés sur Sovaldi permettront aux malades, aux assurés et aux systèmes de santé de faire des économies sur le long terme grâce à leur taux élevé de guérison et à la réduction des coûts associés à la prise en charge de la maladie tout au long de la vie » déclare Michele Rest, directrice des affaires publiques chez Gilead Sciences [19].
Taux de profit particulièrement élevés
Dans son livre ingénieux qui vient de paraître, le sociologue Quentin Ravelli élabore ce qu’il appelle «la biographie économique et sociale» d’une marchandise, en l’occurrence l’antibiotique Pristinamycine/Pyostacine de Sanofi, la pharma mondiale numéro 5 [20]. C’est une contribution à la dialectique de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, dont il montre l’enracinement dans des rapports sociaux, de production, d’échange, et aussi culturels, depuis la recherche scientifique jusqu’à la santé publique. [21] Il commence par rappeler: «Le secteur pharmaceutique se caractérisant déjà par une profitabilité particulièrement élevée, avec des taux dépassant fréquemment les 30%, il n’est pas étonnant que Sanofi-Aventis ait décroché le taux de profit le plus élevé des quarante premiers groupes industriels français. (…) Pour obtenir de tels profits, l’industrie pharmaceutique s’appuie sur un modèle économique particulier: les brevets qui protègent ses molécules garantissent des monopoles commerciaux; les remboursements de médicaments par la Sécurité sociale – et donc par les impôts – assurent des marchés solvables.» [22] «“Les profits d’aujourd’hui sont les médicaments de demain”: avec ce slogan, les dirigeants de l’industrie pharmaceutique justifient leurs bénéfices exceptionnels par leurs investissements en recherche. (…) L’argument est doublement glissant: d’abord, les profits restent élevés même quand on a déduit les investissements en recherche; ensuite, les choix des axes de recherche ne correspondent souvent pas aux besoins médicaux» [23].
Et Quentin Ravelli d’expliquer que, alors que la multiplication de la résistance aux antibiotiques commanderait une recherche intensive, en particulier de nouveaux antibiotiques, les pharmas s’en détournent par manque de rentabilité pour prioriser des maladies chroniques comme le diabète, le cancer, ou la dépression, de «couches moyennes» solvables.
Médecins du Monde contre le brevet du sofosbuvir
Le 10 février 2015, Médecins du Monde déposait auprès de l’Office Européen des Brevets, à Munich, une opposition au brevet européen de Gilead sur le sofosbuvir. Comme le dit leur communiqué de presse: «C’est la première fois en Europe qu’une ONG médicale utilise cette voie pour améliorer l’accès des patients aux médicaments. Nous défendons l’universalité de l’accès aux soins : “La lutte contre les inégalités de santé passe par la préservation d’un système de santé solidaire” explique le Docteur Jean-François Corty, Directeur des Opérations France de Médecins du Monde.(…) L’opposition au brevet a déjà été utilisée par la société civile en Inde et au Brésil pour faire annuler des brevets abusivement octroyés sur des médicaments et rendre disponibles des versions génériques »
En effet, l’Office des brevets de l’Inde vient de refuser le brevet du sofosbuvir pour manque de nouveauté inventive. L’initiative de Médecins du Monde doit être saluée pour sa combativité. Même si elle consiste en la contestation d’un seul brevet particulier pour des raisons très spécifiques, si on approfondit on voit que c’est tout le système des brevets sur les médicaments qu’elle ébranle.
C’est que Médecins du Monde a mis en ligne le mémoire d’opposition de Me Lionel Val, l’avocat spécialisé en propriété industrielle qu’ils ont mandaté : Opposition against patent EP 2 203 462, filed on 26 March 2008 [24].
Tout le monde est donc invité à découvrir et débattre une procédure très spécialisée, mais d’intérêt public brûlant. En elle-même, cette intrusion du public remet en question la propriété privée capitaliste, ici celle de Gilead.
Les précédents
Outre l’exemple de l’Inde et du Brésil, on pense tout de suite à deux précédents :
1° En 1991, aux Etats-Unis, Public Citizen a demandé en justice l’invalidation du brevet de la Zidovudine (AZT), l’antirétroviral contre le VIH, alors détenu par Burroughs-Wellcome, aujourd’hui intégrée à GlaxoSmithKline, numéro 6 du palmarès mondial des pharmas en 2013. Mais la Cour d’appel fédérale avait donné raison au détenteur du brevet.
La Zidovudine avait été découverte en 1985 par des laboratoires publics des National Institutes of Health/NIH, du gouvernement fédéral. Le brevet a expiré en 2005.
2° En 1994, la start-up Myriad Genetics, basée dans l’état de Utah, a breveté le gène BCRA1, situé sur le chromosome 17, dont les mutations accroissent la probabilité d’un cancer du sein et de l’ovaire. Cela avait été découvert par des chercheurs de l’Université de l’Utah et du National Institute of Environmental Health Sciences des NIH, sur la piste d’une première découverte en 1990 par le Laboratoire King de l’Université de Californie à Berkeley. En 1995, Myriad Genetics a breveté le gène analogue BCRA2 situé, lui, sur le chromosome 13 qui avait été découvert en 1994 par l’Institut de la Recherche sur le Cancer du Royaume-Uni en collaboration avec le Sanger Institute de Cambridge du Wellcome Trust; donc un institut public et un autre d’une fondation philanthropique. Myriad avait cloné le gène en collaboration avec l’Université de Pennsylvanie.
Avec ces brevets, Myriad a monopolisé les tests de diagnostic de ces deux gènes, sur son site de l’Utah où devaient lui être envoyées les biopsies du monde entier, pour le prix astronomique de 3000 dollars le test. Avec une telle rente, Myriad de start-up est devenu une compagnie affichant un chiffre d’affaires de 500 millions de dollars en 2012. Ce monopole a suscité d’intenses polémiques. Les instituts publics français ont fait sensation en annonçant qu’ils refuseraient de reconnaître ce monopole. Au Canada aussi, les services de santé provinciaux ont ignoré ces brevets.
Le brevet européen sur le BCRA1 date de 2001. En 2008, l’Office européen des brevets a débouté l’Institut Curie de lutte contre le cancer de Paris qui demandait l’annulation du brevet.
En mai 2009, l’Association of Molecular Pathology, l’ American Civil Liberties Union et la Public Patent Foundation portaient plainte dans le même sens contre Myriad. Après avoir gagné en première instance, elles furent déboutées par la Cour d’Appel fédérale.
Mais le 13 juin 2013, par un arrêt retentissant, la Cour suprême annulait les brevets sur le BCRA1 et le BCRA2, en acceptant l’argumentation du Sollicitor General (soit le représentant du Ministère de la Justice, qui se mêle rarement de questions de brevet) selon laquelle un gène est une portion d’ADN naturellement présente et qui ne peut pas être breveté car son isolation n’est pas plus une invention créatrice que d’arracher une branche d’un arbre, comme la dit le Sollicitor General devant la Cour.
Fait remarquable, la sentence était célébrée par plusieurs chercheurs et chercheuses des laboratoires publics mêmes qui avaient contribué à la découverte initiale de ces gènes.
L’action Myriad chutait aussitôt en bourse de 25% [25].
Le brevet comme appropriation privée d’une recherche collective
Le mémoire d’opposition de Me Lionel Val au nom de Médecins du Monde est très technique. Nul doute que les avocats de Gilead y trouveront à escrimer en retour.
• Un brevet, pour être valable, doit décrire une invention originale précise, non publiée précédemment; il doit décrire son utilité pratique et il doit décrire l’invention suffisamment en détail pour qu’un professionnel du domaine puisse la reproduire à partir des indications du libellé du brevet. Le détenteur du brevet a alors un monopole de la commercialisation de l’invention durant 20 ans
L’opposition de Maître Val invoque donc les arguments de nullité suivants:
1° La structure de la molécule du sofosbuvir n’est citée que parmi une liste de très nombreuses molécules analogues, dont certaines seulement sont efficaces contre le HCV.
2° Si le brevet de Gilead porte sur toutes ces molécules, alors la portée du brevet est excessive et par là même illégale.
3° Le procédé pour la produire à partir d’une molécule de précurseur n’est pas expliqué précisément pour être reproduit sans invention ultérieure par le professionnel qui souhaite le reproduire.
4° La formule du sofosbuvir ne découle pas sans ambiguïté du premier dépôt de brevet aux Etats-Unis le 30 mars 2007.
5° L’ajout sur la molécule d’un groupe phosphoramidate pour renforcer son effet antiviral est largement connu depuis bien avant le brevet.
6° L’efficacité du sofosbuvir, et de certaines molécules proches, contre le virus de l’hépatite C a été publiée précédemment :
7° Dans la thèse de doctorat de Plinio Perrone de février 2007, puis son article dans le Journal of Biological Chemistry de mars 2007 [26]; cela visible sur une affiche présentée au 14e Symposium International sur le virus de l’hépatite C à Glasgow des 9-13 septembre 2007.
C’est là qu’on tombe sur un talon d’Achille de l’institution du brevet d’invention dans le contexte de la recherche scientifique d’aujourd’hui. Cette recherche procède de manière tellement collaborative, réunissant des chercheurs de nombreux pays, de manière publique, présentée pas à pas sur le Net, dans des revues et des réunions, que le capitaliste qui veut breveter une invention doit nier cette fertilisation collective et publique et s’approprier tout à coup une invention qui ne lui appartient que très partiellement.
Et significativement, cette recherche a presque toujours profité de contributions décisives de la recherche publique, payée par le contribuable. C’est pourquoi il faut absolument revendiquer le retour à la règle qui prévalait jusque dans les années 1980, à savoir que les inventions de la recherche publique doivent tomber dans le domaine public au lieu d’être vendues à quelque grande entreprise ou cédées à bas prix à des start-up qui cherchent à faire du profit. Mais de nouveau, cela n’a de sens véritable que s’il existe des entreprises publiques de développement et commercialisation du nouveau médicament au lieu que la recherche publique soit un pâturage de découvertes moissonnées par les capitalistes.
Comment inhibe-t-on la réplication d’un virus ?
Le sofosbuvir appartient à la principale classe des substances antivirales : les analogues de nucléosides qui sont des inhibiteurs compétitifs de la réplication de l’ARN viral.
Que veut dire ce charabia ?
Quand l’enzyme RNApolymérase du virus réplique la molécule d’ARN qui porte les gènes du virus, elle enchaîne bout à bout les pièces détachées appelées nucléosides que toute cellule vivante produit par ailleurs. Et elle le fait en suivant l’ordre des AUGC sur la molécule d’ARN qui sert de patron à la synthèse d’une copie d’elle-même. Son code génétique est ainsi fidèlement recopié.
On bloque cette réplication, et donc la réplication de nouveaux virus, en fournissant des faux nucléosides en abondance qui vont prendre la place des vrais. Mais chaque fois qu’un faux prend la place d’un vrai, le processus est bloqué.
Illustrons cela par deux analogies :
1° Les briques LEGO s’ajustent les unes aux autres tant par-dessous que par-dessus. Fournissons au petit constructeur de la maison des fausses briques LEGO qui soient lisses par-dessus et l’édification est bloquée chaque fois qu’une fausse brique prend la place d’une vraie.
2° Dans la lutte biologique contre certains insectes nuisibles on utilise aussi des inhibiteurs compétitifs: on élève des mâles stériles en grand nombre qu’on libère sur les cultures à protéger. Les faux mâles stériles font concurrence aux vrais mâles fertiles pour s’accoupler avec les femelles et la population des insectes s’effondre à la génération suivante.
La ribavirine fut en 1972 le premier analogue de nucléosides inhibiteur compétitif de la réplication virale, assez primitif il est vrai. La zidovudine ou AZT des traitements contre le VIH en est un autre, plus récent, de 1985.
De très nombreux laboratoires et instituts de recherche, tant publics que privés, dans le monde entier, travaillent depuis trente ans au moins à trouver de nouveaux analogues de nucléosides inhibiteurs compétitifs de la réplication, pour plusieurs virus, et plus efficaces. Cela passe par le tri de très nombreuses molécules proches, par l’adjonction de judicieux groupes d’atomes au bon endroit de la molécule, et par le test de l’efficacité antivirale sur des cultures de cellules infectées et sur la polymérase en éprouvette (in vitro). Le sofosbuvir doit son efficacité à la nouveauté du groupe phosphate complexe ajouté sur la molécule, ce fameux phosphoramidate.
C’est donc un domaine devenu tout à fait familier à beaucoup et sur lequel travaillent de nombreux chercheurs dans de nombreux pays. Ils collaborent entre eux, volontairement ou involontairement, en étant en concurrence les uns avec les autres. Tout cela rythmé par la publication rapide des résultats sur Internet avant la revue papier et des colloques internationaux où tous les joueurs apprennent à se connaître. C’est ainsi que la science fonctionne depuis le XVIIe siècle certes. Mais on est loin de la découverte faite dans un laboratoire isolé que le monde découvre en lisant le brevet déposé.
Le sofosbuvir, plus précisément, est issu de la collaboration depuis plusieurs années entre l’Institut de recherche Roche de Palo Alto, Californie, sous la direction de Klaus Klumpp, et de l’Ecole de pharmacie de l’Université de Cardiff, la seule école de pharmacie du Pays de Galles, où le professeur Chris McGuigan développe depuis 1994 son programme de recherche de molécules antivirales. Pour cela cette école de pharmacie, publique, a acquis des gros moyens de tri et analyse des molécules par spectrométrie et des programmes informatiques de modélisation des molécules [27].
Gilead Sciences
La productrice du sofosbuvir, l’américaine Gilead Sciences, est l’idéal-type de la pharma de dernière génération.
Elle est spécialisée dans les antiviraux et ne vend que 21 spécialités, dont les brevets échoient entre 2015 et 2020. Elle en a une vingtaine d’autres en préparation, dans le pipeline, comme on dit. Elle a été fondée en 1987 par un jeune médecin, Michael Riordan, pour produire un antiviral contre la fièvre de Dengue, avec 2 millions de dollars avancés par une société de capital-risque.
Dès 1988, un de ses directeurs, et de 1997 à 2000 son président, fut nul autre que Donald Rumsfeld, alors ancien pilote de la Navy, ancien étudiant de Milton Friedman à l’Université de Chicago, et qui avait été le plus jeune secrétaire à la Défense de 1975 à 1977, après avoir été secrétaire général de la Maison Blanche du président Gerald Ford. Auparavant, Donald Rumsfeld avait dirigé de 1977 à 1987 la pharma Searle, que Pfizer, l’actuel numéro 1 mondial absorbait en 2003.
Gilead recrutait des personnalités dans sa direction: George P.Schulz, ancien professeur d’économie à l’Université de Chicago, lui aussi disciple de Milton Friedman, et secrétaire d’Etat du président Reagan de 1982 à 1989; Etienne Davignon, le vicomte Davignon, président de l’Agence internationale de l’énergie puis vice-président de la Commission européenne; le biochimiste Paul Berg, prix Nobel de chimie 1980 pour ses travaux sur l’ADN recombinant, avec Walter Gilbert et Frederick Sanger récompensés pour le séquençage de l’ADN.
Une des premières substances vedettes de Gilead fut le fameux Tamiflu/Oseltamivir contre le virus de la grippe, dont Gilead licencia la commercialisation à Roche, la pharma en troisième position au palmarès mondial en 2013. L’efficacité du Tamiflu est très contestée. Lors de l’épidémie de grippe aviaire H5N1 en 2005, quand le président George W.Bush réclama du Congrès un milliard de dollars pour acheter et stocker du Tamiflu, Donald Rumsfeld se récusa de toute décision à propos du médicament-vedette de l’entreprise. Il avait déclaré en assumant en 2001 la charge de Secrétaire à la défense posséder plusieurs millions (entre 5 et 25 selon les estimations) en actions de Gilead.
Un quart de siècle plus tard, après avoir absorbé quelques autres start-up, Gilead Sciences est aujourd’hui en bonne place dans le classement mondial des pharmas, numéro 21 en 2013, avec un chiffre d’affaires mondial de 10 milliards de dollars.
Gilead Sciences a acquis le sofosbuvir (PSI-7977) et son brevet non pas par sa recherche mais en achetant en 2011 la compagnie Pharmasset Inc. de Princeton, pour 11 milliards de dollars, un achat très critiqué par les financiers mais que Gilead a justifié par le nombre de malades de l’hépatite C dans le monde et par sa volonté de devenir le leader mondial dans son traitement [28]. C’est Bank of America Merrill Lynch et Barclays Capital qui ont prêté l’argent à Gilead.
De son côté, Bristol-Myers-Squibb, numéro 14 mondial en 2013, achetait pour 2,5 milliards de dollars Inhibitex, de Alpharetta, dans l’état de Géorgie, pour concurrencer Gilead avec le INX-189 développé par le professeur Chris McGuigan, de l’Ecole de Pharmacie de l’Université de Cardiff [29]. Mais les essais cliniques firent un mort et Bristol-Myers-Squibb a dû freiner le développement de cette molécule. Mais en août 2014, Bristol-Myers-Squibb faisait approuver en Europe le Daclatasvir (BMS-790052) et Johnson & Johnson, no.7 du palmarès mondial en 2013, le simeprevir (TMC435) qui sont, eux, des inhibiteurs compétitifs d’une des dix protéines du virus HCV, la NS5A, respectivement la NS3/4A.
Le Daclatasvir est désormais le principal concurrent du sofosbuvir. Son prix est tout aussi élevé. On en reparlera.
Le 1er février 2015, l’action Gilead chutait de 8,2% à la bourse de New York parce que les rabais que la firme doit consentir sur le prix du sofosbuvir laissent prévoir un chiffre d’affaires 2015 de 26,5 milliards de dollars au lieu des 28,5 milliards attendus par les analystes financiers. Ces rabais qui avaient été de 22% en 2014 vont atteindre 46% en 2015. En particulier, Gilead a annoncé que les rabais concédés à Medicaid, le programme de santé fédéral US pour les pauvres, et au Département des Vétérans de guerre du Pentagone, allaient dépasser 50% en 2015 [30].
C’est la force des gros acheteurs. Une bonne revendication pour la Plateforme des Affectés par l’hépatite C serait donc d’exiger au moins des achats groupés par l’Union européenne directement.
La Terre promise du profit
On est aux Etats-Unis et le capital le plus agressif s’enveloppe de justifications bibliques:
Dans la Bible, Gilead, en arabe Gal’ad, désigne la région à l’Est du Jourdain, soit le Nord de l’actuelle Jordanie. C’est un prénom juif masculin, Gil = joie et ad = pour toujours. Le prophète Jérémie se lamente : « La désolation m’a saisi. N’y a-t-il plus de baume en Galaad? N’y trouve-t-on plus de médecin? Pourquoi donc la plaie de la fille de mon peuple ne se guérit-elle pas?» (Jérémie, 8/22) Le baume de Gilead, c’est la résine de l’arbre Commiphora gileadensis Linné, aux vertus médicinales, une substance précieuse, appelée aussi baume de la Mecque. There is a balm in Gilead est un negro-spiritual très populaire aux Etats-Unis et Gilead est un thème biblique récurrent de la culture anglo-saxonne. Le logo de la pharma Gilead Sciences est donc une petite feuille de l’arbre saint!
[1] El Pais, 28 décembre 2014
[2] Par une lettre adressée au Ministère de la Défense, l’amiral Muñoz-Delgado, le chef d’Etat-major de la marine, proteste contre les réductions dans les soins médicaux aux personnels de la défense et particulièrement à ses retraités provoquées par les coupes budgétaires. El Pais, 17 février 2015
[3] El Pais, 6 janvier 2015
[4] El Pais, 24 décembre 2014
[5] El Pais, 30 décembre 2014
[6] El Pais, 5 janvier 2015
[7] El Pais, 14 février 2015
[8] El Pais, 17 janvier 2015
[9] 24 Heures, 8 août 2014, Le Temps, 2 février 2015
[10] En 2009, Shering Plough a été absorbée dans Merck & Co, no.4 mondial des pharmas en 2013.
[11] El Pais, 24 décembre 2014
[12] El Pais, 26 janvier 2015
[13] El Pais, 6 janvier 2015
[14] Joseph Stiglitz, Un autre monde, Contre le fanatisme du marché, Fayard, Paris, 2006
[15] Le Temps, 2 février 2015 et 11 février 2015
[16] El Pais, 20 janvier 2015
[17] « Los laboratorios reclaman precios de medicamentos acordes con la esperada salida de la crisis », Suplemento de Asociacíon España Salud, El Pais, 27 décembre 2014
[18] Leigh Phillips, « The Political Economy of Ebola », Jacobin Magazine, New-York, 21 octobre 2014, https://www.jacobinmag.com/2014/08/the-political-economy-of-ebola
Leigh Phillips, « Socialize Big Pharma », Jacobin Magazine, New-York, 29 juin 2013, https://www.jacobinmag.com/2013/06/socialize-big-pharma
[19] Le Temps, 11 février 2015
[20] Quentin Ravelli, La stratégie de la bactérie, Une enquête au cœur de l’industrie pharmaceutique, Seuil, Paris, 2015.
[21] « …nous désignerons par biographie de la marchandise, l’ensemble des activités de travail concrètes qui mènent progressivement la marchandise de sa conception à sa commercialisation, en passant par la production industrielle. » p.17
[22] Ravelli, op.cit. page 21.
[23] Ravelli, op.cit. page 235.
[24] http://www.medecinsdumonde.org/content/download/17277/198905/file/M%C3%A9moire-dopposition-MdM-en.pd
[25] Daniel J. Kevles, « The Genes You Can’t Patent », New York Review of Books, 26 septembre 2013.
[26] – Plinio Perrone, Design, Synthesis and Biological Evaluation of Novel Nucleotide Prodrugs as Potential Anti-Hepatitis C Virus Agents, thèse de doctorat, 2007
– Plinio Perrone1, Giovanna M.Luoni, Mary Rose Kelleher, Felice Daverio, Annette Angell, Sinead Mulready, Costantino Congiatu, Sonal Rajyaguru, Joseph A. Martin, Vincent Levêque, Sophie Le Pogam, Isabel Najera, Klaus Klumpp, David B.Smith, Christopher McGuigan, « Application of the phosphoramidate ProTide approach to 4′-azidouridine confers sub-micromolar potency versus hepatitis C virus on an inactive nucleoside », Journal of Medicinal Chemistry, 50(8):1840-9.17 mars 2007.
1 Welsh School of Pharmacy, Cardiff University, King Edward VII Avenue, Cardiff CF10 3XF, UK.
– Klaus Klumpp, Vincent Lévêque, Sophie Le Pogam, Han Ma, Wen-Rong Jiang, Hyunsoon Kang, Caroline Granycome, Margaret Singer, Carl Laxton, Julie Qi Hang, Keshab Sarma, David B. Smith, Dieter Heindl, Chris J. Hobbs, John H. Merrett, Julian Symons, Nick Cammack, Joseph A. Martin, René Devos and Isabel Nájera, « The Novel Nucleoside Analog R1479 (4’-Azidocytidine) is a Potent Inhibitor of NS5B-dependent RNA Synthesis and Hepatitis C Virus Replication in Cell Culture », Journal. Biol. Chem. 2006, 281 : 3793-3799 ;
Roche Palo Alto, LLC, Cal., Roche Diagnostics Gmbh, Penzberg, D.
[27] Depuis que Roche a acquis la compagnie Genentech en 2009, elle a fermé son site de Palo Alto et concentré ses activités aux Etats-Unis chez Genentech à San Francisco et au New Jersey.
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