Récemment paru dans la collection «Repères» (Ed. La Découverte, 2008), l’ouvrage d’Alain Bihr et de Roland Pfefferkorn [1], Le système des inégalités, constitue une excellente synthèse sur la question des inégalités. A une époque où l’accroissement des inégalités sociales est de plus en plus reconnu comme une évidence – conclusion réitérée par les auteurs qui vont jusqu’à parler de «l’interruption, voire le retournement de la tendance pluridécennale antérieure de réduction des inégalités entre catégories sociales» (p. 3) –, les approches permettant d’avancer dans la compréhension des inégalités demeurent rares.
En effet, comme l’exposent les auteurs, si les études sur les inégalités sont nombreuses en France – notamment du fait de la richesse d’un appareil statistique sans commune mesure avec ce que nous connaissons en Suisse – elles pèchent la plupart du temps par une extrême spécialisation qui conduit finalement à obscurcir la compréhension des phénomènes étudiés. De plus, ces études sur les inégalités se contentent d’enregistrer des mouvements de surface qui correspondent finalement aux résultats produits par les structures sociales, sans s’intéresser à ces dernières. La perspective développée par les auteurs va à l’encontre de ces tendances à l’éclatement et à la superficialité en pensant les inégalités en terme de système: «…l’intelligence des inégalités suppose que l’on soit en mesure de comprendre les rapports qui existent entre elles: la manière dont elles se combinent, se déterminent réciproquement, se renforcent en cumulant leurs effets, en tendant ainsi à se reproduire au cours d’une même existence ou d’une génération à une autre» (p. 6).
Suivant cette voie, Bihr et Pfefferkorn s’intéressent en premier lieu à la question des interactions entre inégalités. Ainsi, ils commencent en prenant l’exemple des inégalités face à la santé comme illustration des interactions et déterminations réciproques entre plusieurs types d’inégalités. Les inégalités face à la santé sont en effet conditionnées par d’autres inégalités: inégalités de mortalité et de morbidité entre catégories sociales, inégalités en matière de conditions de travail, inégalités des modes de vie – eux-mêmes socialement déterminés –, inégalités face au système de soins, etc. Elargissant leur propos, les auteurs en viennent ainsi à construire un tableau des interactions entre inégalités leur permettant, dans un second temps, d’établir une hiérarchie des inégalités, puisqu’elles ne sont pas toutes également déterminantes. Il s’agit ici de réfléchir à l’articulation des inégalités afin d’aller plus loin que leur simple énumération superficielle et de mettre en avant les structures sociales les produisant. La hiérarchisation dégagée par Bihr et Pfefferkorn permet ainsi de localiser la «matrice des inégalités au sein de notre société» (p. 52) dans les inégalités de positions au sein des rapports de production – définies par l’opposition entre propriétaires et non-propriétaires des moyens de production et par celle entre fonctions de commandement et d’exécution. En second lieu, les inégalités de revenu disponible permettent selon les auteurs la diffusion des inégalités dans l’ensemble des pratiques sociales, diversifiant ainsi le champ des inégalités (en matière de logement, de consommation, de conditions de vie, de santé, d’usage social du temps, de rapport à l’espace public, etc.) [2].
Cette diffusion des inégalités sociales à partir de la matrice de l’inégalité de position dans les rapports de production conduit logiquement à un cumul des inégalités aux deux extrêmes de l’espace social. Cette tendance à la polarisation entre «la pauvreté» et «la richesse», loin d’être un vestige du passé, s’aggrave depuis un quart de siècle. Bihr et Pfefferkorn mettent en évidence le cumul des handicaps caractérisant la pauvreté, celle-ci étant dès lors saisie non pas comme une essence touchant des individus isolés mais comme un processus social. Il s’agit d’une accumulation de handicaps – défauts d’avoir, de pouvoir, de savoir – qui conduit au final à l’éviction des conditions de vie considérées comme normales dans les sociétés occidentales. A l’autre extrémité de la structure sociale, la richesse se caractérise symétriquement par une accumulation des avantages en termes de richesse monétaire, de titres de propriété, de prestige social, ou encore de capital scolaire. La plupart des rares études sur la bourgeoisie tendent d’ailleurs à souligner la volonté de ce groupe de rester «entre soi», de constituer un milieu séparé du reste de la société afin, entre autres, de garantir la transmission de ces privilèges aux générations futures et de constituer ainsi une dynastie.
Cette dimension de transmission intergénérationnelle nous amène à un autre aspect traité par Bihr et Pfefferkorn: celui de la reproduction des inégalités dans le temps. Les auteurs discutent cette thématique en partant d’une analyse historique de la mobilité sociale. Au terme d’un examen minutieux destiné à distinguer entre la mobilité sociale structurelle – la chute brutale du nombre d’agriculteurs par exemple – dite «mobilité brute» et la «mobilité nette» correspondant à une véritable mobilité de circulation entre catégories sociales. Les conclusions tirées de cet examen sont sans appel: «les possibilités de promotion et de déclassement sont, elles aussi, très inégalement réparties entre les catégories: elles sont bien plus étendues pour les catégories moyennes que pour les catégories populaires. Ensuite, et plus généralement, la mobilité sociale apparaît dans l’ensemble beaucoup plus limitée que ne semblent l’indiquer les chiffres bruts.» (p. 91). Si les opportunités de promotion ne sont pas niées, il s’agit, dans la plupart des cas, de trajets courts au sein des «échelons intermédiaires», alors que l’hérédité sociale prédomine largement aux deux extrêmes qui sont séparées par un véritable fossé. La transmission du capital économique surtout, mais aussi celle du capital scolaire et culturel, la taille des familles ou l’homogamie, tous ces facteurs contribuent à déterminer la reproduction des inégalités sociales entre générations.
Au final, et c’est certainement là le plus grand intérêt de ce petit livre, l’analyse systémique rigoureuse plaide avec succès pour une approche en termes de classes sociales. Le regard sur nos sociétés du point de vue des inégalités sociales qui les traversent nous les fait ainsi apparaître comme des sociétés segmentées, hiérarchisées et conflictuelles, démentant par la même occasion tous les discours sur les introuvables classes moyennes. Au-delà de la multidimensionnalité apparemment éclatée des inégalités sociales, l’analyse de leur cumul par catégories socioprofessionnelles a en effet permis aux auteurs de dégager une structure sociale marquée par une forte polarisation entre le salariat d’exécution, qui regroupe 60% de la population active, et les autres catégories socioprofessionnelles. Ce rapport de classe structuré autour de la position dans les rapports de production, matrice des inégalités selon les auteurs, est le plus souvent occulté dans les analyses contemporaines des inégalités et dans le discours sociologique d’une manière général.Contre ces approches, Bihr et Pfefferkorn ne manquent pas de relever le lien entre le degré de mobilisation des salarié-e-s et l’évolution des inégalités. Ils mettent également en évidence le contraste entre l’abandon de toute référence aux classes sociales dans le contexte actuel d’accroissement des inégalités et les années 1960-70 marquées par des luttes organisées des salariés ayant pour résultat une réduction des inégalités alors même que le paradigme de la lutte des classes était à l’honneur dans le discours des sciences sociales.
Ce livre peut donc être vu comme une contribution à une relance des réflexions sur les rapports de classe structurant nos sociétés et, partant, les inégalités et divisions qui la traversent. Ces conflits en effet «opposent non pas des individus en tant que tels mais bien des groupements d’individus partageant précisément une commune position (à la fois objective et subjective) dans la société. Cette position commande leurs possibilités (inégales) de s’approprier, ou pas, avoir, pouvoir et savoir, conduisant à une accumulation d’avantages à un pôle et une accumulation de handicaps à l’autre pôle, processus sur la base desquels ces différents groupes entrent en lutte les uns contre les autres en s’organisant (plus ou moins) à cette fin» (p. 108).
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1. Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté à Besançon et auteur de nombreux livres, dont La Novlangue néolibérale paru aux Editions Page 2 en 2007. Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l’Université Marc-Bloch de Strasbourg et auteur de Inégalités et rapports sociaux, paru l’année dernière aux Editions La Dispute.
2. Le problème du lien entre les inégalités sociales et l’inégalité entre homme et femme, i. e. celui de leur entrelacement réciproque, bien qu’évoqué, reste ici à l’arrière-plan. Roland Pfefferkorn a développé cette question dans Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes.
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