Syrie: révolution ou guerre civile?

La vieille mosquée omeyyade ravagée par les combats
La vieille mosquée omeyyade ravagée par les combats

Par Mohammad Al Attar et Odai Al-Zoubi

Nous devons comprendre ce que les Syriens souhaitent, craignent, croient et pourquoi ils agissent de la manière dont ils le font. Ce n’est pas une tâche aisée. C’est toutefois la seule possible si nous soutenons vraiment que l’avenir de la Syrie doit être aux mains du peuple syrien et non dans les mains de puissances extérieures.

Les appréciations au sujet de la crise syrienne sont divisées entre ceux que la voient comme une révolution et ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une guerre civile. Nous sommes convaincus qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre conflit civil et révolution. La révolution porte en elle inévitablement des éléments de conflit civil; il y a, en outre, une dimension de conflit civil qui ne doit pas être négligé dans toutes les révolutions.

Un fait tragique au sujet de la situation syrienne est indéniable: il y a des Syriens qui combattent et qui tuent d’autres Syriens sur le sol de ce pays. Nier ou ignorer ce fait concret portera manifestement atteinte à la révolution. Il est plutôt nécessaire de poser les questions suivantes: quelle est la nature du conflit civil (guerre civile) en Syrie? Quel est le rapport entre la révolution et le conflit civil? Ce conflit éclipse-t-il la révolution?

Sur la nature de la guerre civile en Syrie

Le conflit civil qui est en cours en Syrie n’est pas un conflit strictement confessionnel. La communauté internationale et les médias (en particulier les médias occidentaux) exagèrent l’ampleur avec laquelle le conflit peut être ainsi décrit. Un ensemble arrogant de conceptions orientalistes refuse de comprendre les Syriens, ou les Arabes de manière générale, autrement qu’en termes d’identités confessionnelles. Selon cette lecture, une guerre confessionnelle constitue la destinée inévitable des Syriens. De plus, selon ces conceptions, les identités confessionnelles sont fixées une fois pour toutes, elles sont «essentialisées», placées en dehors de l’histoire et tout à fait indépendantes de tout contexte social et économique. Nous rejetons cette lecture.

Tous les conflits civils ne sont pas nécessairement confessionnels ou religieux. La guerre civile espagnole fut un affrontement entre les partisans de la République et les partisans fascistes de Franco. La guerre civile russe a surgi dans le contexte d’une révolution contre le tsar. Jusqu’à un certain degré, ce que nous venons de mentionner s’applique tout aussi bien aux révolutions libyenne et yéménite.

La situation en Syrie est plus proche des exemples précédents que d’une guerre civile confessionnelle à part entière. Le Moyen-Orient, ce qui contredit la conception orientaliste, ne détient pas une prédisposition spéciale qui le rend perméable à un affrontement purement confessionnel. L’une des raisons les plus significatives qui sous-tend l’affrontement civil en Syrie tient dans le soulèvement de Syriens contre la nouvelle «classe féodale» qui les a complètement mis en esclavage. La majorité des rebelles sunnites, par exemple, sont animés par une inclination pour la justice sociale et par une volonté d’obtenir réparation de ces «féodaux» plutôt qu’uniquement par le sens d’appartenir à la confession sunnite. La classe dominante «monarchique», d’un autre côté, comprend différentes confessions; la famille régnante et son escorte, qui sont des Alaouites, détiennent la plus grande part de la richesse et du pouvoir. Ce chevauchement entre, d’un côté, la dimension socio-économique et, de l’autre, la dimension confessionnelle exige d’être analysé en profondeur.

Les Syriens combattent en Syrie pour différents projets politiques et non pour des projets confessionnels qui seraient déguisés sous une dimension politique. Il y a, certes, des partis qui ont des projets politiques à dimension religieuse et d’autres qui en soutiennent des confessionnels. Il y a également un «discours» confessionnel dans les deux parties qui s’affrontent. Le conflit civil ne doit toutefois pas être réduit à un conflit confessionnel. Ces affrontements contiennent de multiples dimensions telles que des affrontements sectaires internes à la Syrie, des conflits religieux, ethniques, territoriaux, et aussi liés à des tensions propres à des contradictions entre classes, etc. Il faut ajouter à celles-ci les facteurs externes tels que les exigences de forces politiques régionales et internationales.

Les tensions confessionnelles doivent cependant être reconnues, en particulier les hostilités entre sunnites et alaouites. Ils sont également des indicateurs d’un conflit civil de longue durée.

Entre la révolution et «l’absurde» guerre civile?

Le terme de «guerre civile» a été adopté par les médias occidentaux afin de faire référence à la situation en Syrie. Il est également fréquemment utilisé par les Nations Unies, le Conseil de sécurité ainsi que par des organisations internationales tout comme dans les déclarations, destinées à mettre un terme aux violences, de M. Lakhdar Brahimi, «médiateur international de l’ONU dans le cadre du conflit civil syrien». Ce terme est aussi utilisé par certains Arabes et des Syriens.

Si nous nous penchons sur la description du conflit syrien comme étant une «guerre civile», une image particulière des événements se fait jour: l’affrontement en Syrie est dépeint comme une bataille égale entre deux côtés dont chacun tente d’obtenir (ou de conserver) le pouvoir en ayant recours à la violence. Ces deux côtés sont représentés comme recevant chacun des soutiens de la part de puissances régionales et internationales qui ont, pour leur part, des intérêts propres différents. Il s’agit donc d’une guerre par procuration menée sur le territoire syrien dans laquelle la population est utilisée comme un pion dans une guerre froide entre ces puissances et où des gens innocents en payent le prix.

Les factions syriennes sont, d’autre part, engagées dans une guerre confessionnelle, les radicaux sunnites opposés aux autres confessions. Il est régulièrement admis que le régime au pouvoir, qui représente les Alaouites et d’autres confessions (qui comprennent, selon certains comptes rendus, certaines minorités ethniques), est horrible et barbare. Il est cependant tout autant barbare que les opposants d’Assad qui représentent le radicalisme sunnite et les groupes djihadistes plus ou moins liés à d’Al-Qaida. La communauté internationale (y compris les puissances qui soutiennent et s’opposent au régime) craint que les sunnites radicaux oppriment, si ce n’est éradiquent, les autres confessions s’ils parviennent à renverser le régime Assad.

C’est là la «guerre civile» avec toute sa brutalité. L’Etat syrien, selon cette conception, sera entièrement détruit à moins que les parties au conflit ne parviennent à un accord. Il n’y a pas d’autre vainqueur que la dévastation dans cette guerre civile et donc l’unique solution en Syrie réside dans les négociations.

Nous appellerons ce portrait: «la guerre civile absurde». En opposition à ce récit, nous sommes convaincus que ce qui est réellement en train de se dérouler en Syrie est une révolution populaire contre un régime tyrannique. Nous nous opposons par conséquent à la description que nous venons de brosser pour les raisons suivantes.

Elle implique, tout d’abord, qu’il y aurait égalité entre le bourreau et la victime, ce qui aboutit à évacuer toute signification éthique à cette lutte. Elle ignore, en outre, la genèse historique de l’affrontement et ces différentes phases, de «l’incident» avec les enfants de Deraa (mars 2011) aux manifestations pacifiques qui se sont répandues progressivement et qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes dans les villes de Hama et de Deir ez-Zor, aux sit-in à la mosquée Omari de Douma et de la place de l’Horloge de Homs. Il faut y ajouter les milliers de personnes torturées à mort lors de détentions arbitraires ainsi que les centaines d’événements qui ont prouvé l’absence de volonté, ou l’incapacité, du régime de modifier sa façon d’agir. De plus, ce récit néglige généralement l’histoire récente de la Syrie depuis le coup du 8 mars 1963 appelé «mouvement correctif» [coup d’Etat installant le Conseil national de commandement révolutionnaire au pouvoir], la transmission de pouvoir à Bachar el-Assad [Hafez el-Assad, ministre de la Défense, père de Bachar, fait un coup d’Etat en novembre 1970, Bachar lui succède en juillet 2000] et le rejet, par le parti Baas et la famille régnante, de tout partenariat politique avec la société civile syrienne.

En plus de cela, nous sommes convaincus que la révolution syrienne ne peut pas être considérée en dehors des autres révolutions du Printemps arabe. La révolution syrienne participe d’un mouvement socio-politique qui s’est répandu à travers la région, cherchant à se libérer de la tyrannie et des régimes corrompus. Ce récit implique donc que nous ne tenions aucun compte de tout cela et que nous nous concentrions seulement sur les batailles en cours entre l’armée régulière et l’Armée syrienne libre (ASL) de telle sorte qu’il soit uniquement possible de caractériser la situation en Syrie comme une «guerre civile».

Ensuite, pour ce qui a trait à ces batailles et à la nature de l’affrontement, il est important de se souvenir que, jusqu’à aujourd’hui au moins, il n’y a pas de guerre en Syrie dans le sens traditionnel avec lequel nous comprenons le mot «guerre». Il y a des groupes armés qui combattent une armée régulière d’Etat qui est équipée d’avions de guerre, de chars d’assaut, de véhicules blindés, de missiles balistiques ainsi que d’armes chimiques. Le régime utilise la plupart de ces armes en ciblant autant des civils désarmés que des rebelles armés et sans que, quoi qu’il en soit, des distinctions soient établies. L’affrontement en Syrie n’est même pas proche d’une bataille entre deux forces militaires équivalentes. En ayant cela à l’esprit, nous avons déclaré de manière répétée qu’il est inexact de dénommer les rebelles armés comme une «Armée syrienne libre». Le terme «Résistance populaire armée» serait plus approprié dans le cas syrien.

Enfin, malgré la récente prépondérance des aspects militaires dans la révolution syrienne, le portrait exclusif de la situation en Syrie comme une guerre civile signifie également que l’on ignore les dimensions civiques et non-violentes du mouvement qui restent présentes en tant que parties fondamentales de la mobilisation populaire contre le régime. Outre les manifestations qui se déroulent toujours nationalement lorsque cela est possible, il existe des formes variées d’activités civiles dans le domaine des secours sanitaires, alimentaires, etc., des médias et de l’organisation politique. Ces activités se mènent clandestinement dans les zones encore contrôlées par le régime alors qu’elles sont mieux organisées et se déroulent publiquement dans les zones administrées par les rebelles. Des centaines de réseaux et de groupes de jeunes sont actifs dans le domaine des secours et de la documentation [de la révolution]. Certains d’entre eux sont également actifs dans les domaines juridiques et politiques, ce à quoi il faut ajouter les contributions à des dizaines de journaux et de publications qui sont publiés et distribués en Syrie. La plupart de ces Syriens ne se considèrent pas comme étant impliqués dans une guerre absurde mais plutôt comme des partisans d’un projet politique démocratique.

Ce qui se déroule en Syrie était et continue à être une révolution populaire contre un régime oppresseur totalitaire. S’il s’agit d’une révolution, la solution réside donc dans la fin de cette dictature. S’il s’agit d’une pure guerre civile, la solution résiderait donc dans les négociations entre deux côtés égaux et se dirigerait peut-être vers un système de quotas politico-confessionnels!

Dans la plupart des révolutions il y a certaines personnes, pour différentes raisons, qui prennent position en raison de la répression [du côté des oppresseurs] ou qui veulent être neutres. Il n’existe pas de pure révolution au sein de laquelle tout le peuple s’unifie complètement, subitement et sans luttes, afin de se débarrasser du régime dominant. Certaines révolutions sont plus simples que d’autres, et cela pour de nombreuses raisons. Il n’y a toutefois aucune révolution qui se déroule sans certaines formes de conflit civil, sans perdants, sans opportunistes, sans personnes qui restent passives et sans martyrs.

Les rebelles ne doivent, sous aucun prétexte, nier les signes de conflit civil et les conséquences dramatiques créés par les alignements confessionnels. Cela ne fera que rendre les choses pires encore. Personne ne devrait ressentir le besoin de donner une image plus brillante de ce qui se passe, parce que ce qui se déroule en Syrie n’est pas une guerre civile «absurde» mais plutôt une longue révolution dans ses différentes phases de lutte. Il s’agit de la voie la plus longue et la plus difficile vers le rétablissement de la liberté.

«Guerre par procuration»  

Pour ce qui est appelé «guerre par procuration», le terme est trompeur et encourage les analystes à se concentrer sur les intérêts des puissances extérieures en Syrie et à évaluer ce qui se passe sur la base de la complexité de ces intérêts. Nous recommandons, de notre côté, que la discussion doit commencer par une approche portant sur les dynamiques internes. Les éléments extérieurs sont par principe secondaires dans le sens où si vous vous préoccupez de l’avenir de la Syrie, vous devez commencer par ce que les Syriens désirent.

Nous devons comprendre ce que les Syriens souhaitent, craignent, croient et pourquoi ils agissent de la manière dont ils le font. Ce n’est pas une tâche aisée. C’est toutefois la seule possible si nous soutenons vraiment que l’avenir de la Syrie doit être aux mains du peuple syrien et non pas reposer dans les mains de puissances extérieures. Même si nous ne pouvons pas modifier les pratiques des puissances extérieures (Russie, Etats-Unis, Iran, Arabie saoudite, etc.), nous devons être clairs sur le fait que l’enjeu, d’un point de vue moral, réside dans les aspirations des Syriens.

Nous ne prétendons pas présenter dans cet article une analyse géopolitique de la prétendue «guerre par procuration» en Syrie. Cette analyse ne peut pas être traitée dans le cadre restreint de cet article. Nous affirmons toutefois que si vous observez ce qui se passe à l’intérieur de la Syrie, alors vous trouverez que l’utilisation du terme de «guerre civile» est problématique. Nous voulons affirmer que cette approche qui se concentre sur ce qui se passe à l’intérieur du pays démontre que le terme de «guerre absurde par procuration» est aussi problématique. Cela nécessite toutefois une plus ample discussion parce qu’il y a plus de suppositions qui sont impliquées dans l’utilisation de ce terme que ceux que nous avons traités ici. (Traduction A l’Encontre)

____

Article publié le 21 avril 2013 sur le site OpenDemocracy. Une version en arabe a été publiée le 24 février 2013 sur le site therepublicgs.net

Mohammad Al Attar est un écrivain de théâtre diplômé en 2002 de l’Université de Damas. Sa pièce «Withdrawal» a été adaptée pour être montée à Londres, New York, New Dehli, Berlin, en Tunisie et à Beyrouth.

Odai Al-Zoubi, né à Damas en 1981, a étudié la philosophie en Grande-Bretagne et au Liban ainsi que l’ingénierie électrique à Damas.

Les lecteurs et lectrices peuvent se référer à l’article publié par un membre du Cercle La brèche et qui porte sur la production cinématographique au cours de la mobilisation anti-dictatoriale en Syrie: http://cerclelabreche.wordpress.com/2013/04/25/syrie-cinema-et-revolution/

 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*