Syrie. Pourquoi les réfugié·e·s syriens vivent un enfer?

_89550446_35af38a2-5b7f-4ae6-922c-4a43d0f02514Entretien avec Leila al-Shami

La violence et la répression en Syrie ont provoqué le déplacement interne ou l’exil de la moitié de la population de ce pays (environ 11 millions de personnes). Cet exode désespéré s’aggrave désormais suite à l’assaut mené par le régime syrien, soutenu par les avions de guerre russes, et des milices iraniennes et du Hezbollah. Alep est la principale cible de cette offensive.

La cause principale à l’origine des conditions extrêmes dans lesquelles sont plongés les réfugié·e·s – qu’ils restent en Syrie ou qu’ils aient franchi la frontière pour gagner des pays voisins ou encore traversé la Méditerranée en direction de l’Europe – est la guerre conduite par le gouvernement du dictateur Bachar el-Assad contre le soulèvement en faveur de la démocratie qui a débuté lors du printemps arabe en 2011. Soutenu par ses alliés de Russie, d’Iran et du Hezbollah libanais, Assad a tenté, au moyen de bombardements massifs, de briser la révolution démocratique syrienne.

Pendant ce temps, le gouvernement américain jouait sa propre partition en Syrie. Elle consiste à mener une guerre – avec des alliés tels que la France, la Grande-Bretagne, etc. – contre l’Etat islamique (Daech). Il en découle un renforcement des positions du régime Assad. Les conditions dans lesquelles est plongé le peuple syrien sont toujours plus désespérées.

Leila al-Shami a écrit avec Robin Yassin-Kassab un ouvrage récemment paru sous le titre Burning Country: Syrians in Revolution and War, elle a aussi collaboré à la publication d’un ouvrage collectif intitulé Daesh, the Left and the Unmaking of the Syrian Revolution. Elle participe activement aux luttes en faveur des droits humains et pour la justice sociale en Syrie et ailleurs. Elle s’est entretenue avec Ashley Smith sur les dimensions du cauchemar des réfugiés après avoir fourni une analyse sur la situation actuelle en Syrie.

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Au cours des dernières semaines, le régime syrien a lancé un siège sauvage ainsi qu’une vaste campagne de bombardements sur Alep. Pourquoi le régime Assad est-il si déterminé à écraser Alep et son peuple?

Leila al-Shami: Alep est une ville stratégique et symbolique importante pour le régime et ses alliés, c’est-à-dire la Russie, l’Iran et le Hezbollah.

Avant tout, Alep est le principal centre commercial en Syrie et une plaque tournante du commerce avec la Turquie. La ville est donc économiquement très importante pour tout le pays. Après le début de la révolution, elle est devenue une place clé dans la ligne d’acheminement d’armes pour les révolutionnaires syriens depuis la Turquie. Elle est par conséquent d’une grande signification politique.

La ville a été au cœur de la révolution depuis ses débuts. L’est de l’agglomération, qui concentre les quartiers populaires, est libéré depuis l’été 2012. Les révolutionnaires y sont implantés depuis lors, repoussant non seulement les forces du régime, mais aussi d’autres formes d’autoritarisme, y compris le fondamentalisme réactionnaire. En janvier 2014, par exemple, les rebelles ont expulsé l’EIIL (Daech) hors d’Alep.

Le prix que le régime a fait payer pour la libération d’Alep est très lourd. Il a ciblé les zones libérées par des attaques aériennes. L’armée russe a fait de même.

Alep est également importante pour sa dimension symbolique. Elle offre une vision de ce qu’une Syrie libérée pourrait être. C’est désormais une ville complètement auto-organisée – dans un contexte d’écrasement de toutes les infrastructures et services – au moyen de ses conseils locaux élus. Ils sont devenus les responsables de la fourniture des services à la population civile. C’est aussi là que se trouve la concentration la plus élevée de groupes de la société civile de tout le pays.

03bfb96c40d94c47908472d6a285070d_18Tout cela est nouveau, certes dans une urgence extrême. De telles organisations n’existaient pas avant la révolution. Des structures telles que la force de défense civile [les «casques blancs»] qui porte secours aux civils blessés et emprisonnés dans les débris suite aux attaques aériennes. Y ont été créées des associations indépendantes comme celles des infirmières et des ambulanciers, ainsi que celle des enseignants qui compte 5000 membres et qui est dirigée par une femme.

Dans ce climat de guerre s’expriment des formes de survie et de vie aux multiples aspects. De plus, il faut saisir un fait élémentaire: les habitant·e·s mettent en œuvre des formes de solidarité et d’organisation qui sont à l’opposé de l’autoritarisme imposé depuis des décennies par le régime Assad.

Bachar est déterminé à écraser aussi bien la résistance de la ville que ce modèle qui pourrait être une certaine référence pour une Syrie nouvelle. C’est la raison pour laquelle le régime et la Russie attaquent ce bastion révolutionnaire.

Ils justifient cet assaut en affirmant qu’ils attaquent l’EIIL. C’est un mensonge. L’EIIL n’a pas de présence à Alep. En réalité, la majorité des bombes russes ont ciblé des milices révolutionnaires ainsi que des quartiers auto-organisés démocratiquement. Le siège et la blitzkrieg combinés du régime et de la Russie constituent une tentative d’écraser la révolution.

Les reportages font état d’une situation terrifiante. Quelle est l’issue probable?

Franchement, il s’agit d’une situation catastrophique. Environ 300’000 personnes sont piégées dans la ville, dans les pires conditions qu’il est possible d’imaginer. Nous avons déjà pu voir ce qui arrive ailleurs en Syrie à des zones assiégées [18 villes sont assiégées en Syrie, dont 16 par le régime]. A Madaya, le régime a affamé les gens jusqu’à la mort. Il a fait de même à Daraya.

Face au désastre humanitaire causé par le régime, la communauté internationale a promis d’acheminer de l’aide. Mais les premières livraisons prévues n’étaient pas de nourriture, ce dont la population avait le plus besoin, mais des médicaments. Les gens ont répondu en manifestant. Sur la banderole de tête on pouvait lire: «désolé, mais je ne peux prendre de médicaments sur un estomac vide, ce n’est pas bon pour ma santé».

Le régime a bloqué même cette livraison de médicaments. Par-dessus tout, le régime a bombardé les civils qui attendaient de recevoir de l’aide. La situation dans les zones assiégées, en particulier à Alep, est désespérée.

La contre-révolution d’Assad – du type «c’est moi ou des ruines» – a provoqué des déplacements énormes de population à l’intérieur de la Syrie ainsi qu’un exode massif de réfugiés hors du pays. Quelles sont l’étendue et la nature de cette crise?

Les bombardements incessants du régime sur les zones libérées ont obligé plus de la moitié de la population d’avant guerre (qui était de 22 millions d’habitants) à quitter leurs domiciles. C’est-à-dire le chiffre à couper le souffle de 11 millions de personnes. La grande majorité de ces personnes ne peuvent se permettre de quitter le pays, ils sont donc condamnés à tenter de survivre dans des conditions terribles.

Certaines personnes vivent dans des camps de fortune, bénéficiant de services minimums, à l’intérieur de la Syrie, comme, par exemple, le camp Samada à Idlib. Le régime et la Russie ont récemment bombardé ce camp, laissant 28 victimes civiles. Beaucoup sont donc effrayés à l’idée d’entrer dans ce camp. Ils vivent donc dans les buissons ou dans des caves.

C’est un exemple de ce que cela veut dire vivre comme réfugié dans le pays. Plus de 5 millions de personnes ont fui la Syrie. La vaste majorité de ces dernières vivent dans les pays d’accueil de la région (en Turquie, au Liban et en Jordanie). Observez le Liban, par exemple. Une personne sur cinq qui vit au Liban actuellement est une personne réfugiée.

Dans un camp de réfugiés au Liban, fin 2015
Dans un camp de réfugiés au Liban, fin 2015

Le flux de réfugié·e·s met les pays d’accueil à rude épreuve car ils doivent fournir des ressources et des services. Les réfugié·e·s font donc face à des situations très mauvaises. Et cela empire. Les gouvernements de la région ont désormais fermé toutes leurs frontières avec la Syrie, ils n’acceptent de nouvelles entrées que dans des situations exceptionnelles.

Les réfugié·e·s, qui bien souvent ne possèdent pas de documents légaux valides, craignent de se déplacer dans les pays dans lesquels ils vivent. Ils ont peur d’être frappés aux checkpoints, où ils pourraient être détenus et déportés. C’est une crainte réelle car un grand nombre de réfugié·e·s ont été renvoyés en Syrie.

Ils vivent donc dans une situation très précaire. Ils ne peuvent souvent travailler légalement, ils sont donc saisis dans la spirale des emplois informels, où règnent les abus et la surexploitation. J’ai parlé à de nombreux réfugié·e·s qui ont travaillé pour des employeurs locaux et ils n’étaient pas même payé à la fin du mois. Comme ils travaillent illégalement, ils ne peuvent porter plainte.

Un grand nombre de ces réfugié·e·s vivent dans des zones appauvries. Ils concurrencent donc les pauvres locaux pour l’accès aux emplois et cette concurrence est l’une des raisons principales à l’origine de tensions dans les pays d’accueil entre les communautés locales et les populations réfugiées. C’est une chose qui est donc préoccupante pour l’avenir de la région.

Les conditions dans lesquelles se trouvent les femmes, les jeunes filles et tous les enfants sont particulièrement mauvaises. En raison de leur pauvreté, les familles de réfugiés engagent leurs enfants dans des mariages car ils ne peuvent subvenir aux besoins des filles qui restent à la maison. Il y a aussi des femmes qui se prostituent car elles n’ont pas d’autres possibilités de se nourrir ainsi que leurs enfants. De nombreux enfants ne peuvent aller à l’école.

Un grand nombre de réfugiés ont perdu espoir. Ils n’ont pas la sensation d’avoir un avenir dans la région. S’ils ne peuvent travailler, subvenir à leurs besoins et éduquer leurs enfants, ils n’ont pas d’autre choix que de partir. C’est ce qui amène des gens à entamer un voyage qu’ils savent très risqué afin d’atteindre l’Europe – car ils veulent se bâtir un avenir.

Quelle a été leur expérience en Europe?

Je n’ai pas travaillé avec des réfugié·e·s en Europe, mais j’ai eu connaissance de nombreux récits de familles et d’amis qui ont fait ce voyage. C’est incroyablement risqué, à chaque étape les gens dépensent de larges sommes d’argent afin de payer des passeurs. Ils ont marché des heures pendant les mois d’hiver. Ils risquent la mort sur des bateaux en Méditerranée. Un nombre inconnu de personnes se sont noyées.

Ceux qui sont parvenus en Europe ont rencontré, dans de très nombreux pays, très peu d’aide pour satisfaire leurs besoins. Ils sont désormais les boucs émissaires dans un climat de xénophobie croissant et d’hostilité envers les réfugiés. La situation est très difficile.

Je pense qu’une majorité préférerait rester dans la région s’ils avaient l’impression qu’ils pouvaient le faire, car la culture leur est plus familière, la langue est identique et ils se sentent plus à l’aise. Un grand nombre de personnes ont de la famille en Jordanie, au Liban ou en Turquie, la région leur serait donc plus aisée s’il y avait des disponibilités. Ce qui n’est pas le cas. Ils sont donc contraints, par désespoir, à tout risquer en espérant que les choses pourraient être mieux pour eux et leurs enfants en Europe.

L’administration Obama a-t-elle fait quelque chose pour faire face à la crise des réfugiés?

Le gouvernement des Etats-Unis a admis très peu de personnes sur son territoire. Il est certain que les Etats-Unis sont très éloignés du Moyen-Orient et il faut mobiliser beaucoup d’argent pour atteindre les Etats-Unis. Peu nombreux sont ceux qui ont tenté de le faire. De plus, Obama n’a exprimé son accord que pour l’entrée de 10’000 réfugié·e·s syriens pour les deux prochaines années. C’est vraiment misérable.

Malgré cela, la droite semble avoir fait de ce pâle chiffre un élément central de la campagne électorale. Ben Carson a baptisé les réfugiés syriens du nom de «chiens enragés». Donald Trump a établi une équation entre tous les réfugiés et les terroristes, il a également promis d’interdire l’entrée de tous les musulmans sur territoire américain. C’est du fanatisme religieux pur associé à une indifférence crasse devant la souffrance humaine.

Les Etats-Unis sont intervenus négativement dans la région depuis longtemps. Ils ont donc un devoir d’aider les personnes qui fuient le conflit en Syrie tout comme d’autres pays où les Etats-Unis ont joué un rôle central de déstabilisation avec des guerres et des occupations. Il y a de nombreux réfugiés qui fuient l’Irak et l’Afghanistan, pour mentionner deux exemples. Les Etats-Unis doivent ouvrir leurs portes à ces personnes.

Une autre question immédiate est celle de la fermeture du passage des réfugiés vers l’Europe à travers la Grèce suite à l’accord entre l’Union européenne et le gouvernement turc. Un accord qui stipule que les réfugiés qui atteignent la Grèce doivent être renvoyés en Turquie en échange d’une aide financière négociée avec l’Etat turc. Comment évalues-tu cet accord?

En essence, l’UE a tourné le dos devant ceux qui fuient les conflits et sont à la recherche de sécurité. L’Allemagne et la Suède ont tout d’abord laissé entrer la plupart des réfugiés qui ont atteint l’Europe, avant de réagir une fois que le nombre de personnes ait fortement crû. Ensuite, en particulier après les attentats de Paris [de novembre 2015], les gouvernements de l’Union européenne sont passés d’une sympathie à des mesures fermes contre des personnes désespérées.

L’accord entre l’UE et la Turquie affirme en substance que si la Turquie stoppe le flux de migrants, l’UE donnerait de l’argent ainsi qu’un droit de passage au sein de l’UE pour les citoyens turcs. Actuellement l’UE a commencé à renvoyer vers la Turquie un grand nombre de réfugiés qui avaient atteint ses pays membres. La Turquie est devenue le garde frontière de la Forteresse Europe.

Pire encore, la Turquie a fermé ses frontières avec la Syrie. Elle arrête et déporte des réfugiés. De nombreux rapports font état de gardes-frontières qui tirent et frappent des réfugiés syriens qui tentent d’entrer en Turquie. Les réfugiés sont donc piégés le long de la frontière dans des camps qui n’ont pas un accès direct à l’eau potable et au système sanitaire.

Tous ces Etats violent les obligations inscrites dans le droit légal en matière d’assistance envers ceux qui fuient les conflits et les persécutions. Leurs actions indiquent la brutalité et l’inhumanité des régimes frontaliers en général.

Ces déportations sont très préoccupantes, car le renvoi de personnes vers la Syrie peut signifier une sentence de mort. Ces Etats ont le devoir de procurer un asile aux Syriens et ils doivent garantir que ces derniers aient le moyen de reconstruire leurs vies: trouver un emploi, accéder aux soins ainsi qu’à l’éducation.

L’UE a habillé son accord avec la Turquie d’une prétention humanitaire, selon laquelle elle empêchait les passeurs de tirer avantage des gens. Que penses-tu de ces affirmations?

C’est un argument obscène qui a pour objectif de masquer le fait qu’ils ferment les frontières. Les gens fuient la Syrie en raison des atrocités de masse. Le régime a soumis la population syrienne à un bombardement incessant. Il a engagé une campagne de viols de masse, d’arrestations massives ainsi que des tortures à l’échelle massive [outre les 11’000 morts sous la torture documentés par «César», dans une seule prison de Damas, certaines estimations s’élèvent à 60’000 morts sous la torture]. Fermer les frontières signifie que l’on piège les gens dans les conditions terrifiantes qu’ils tentent précisément de fuir.

Les réfugiés n’ignorent pas les risques d’un voyage dangereux vers l’Europe. Ils sont tout à fait conscients de ceux qui sont morts en mer. Ils sont conscients des situations difficiles auxquelles font face les réfugié·e·s lorsqu’ils se trouvent dans un pays étrange et éloigné. Ils parlent régulièrement à leur famille et à des amis qui ont fait le trajet.

Ils considèrent simplement que la probabilité de mourir en mer ou d’être persécuté dans un pays de l’UE est un meilleur risque à prendre qu’une mort certaine et la destruction en Syrie. Les gens continueront donc à entreprendre ce voyage, car ils veulent une vie meilleure.

C’est la raison pour laquelle si les frontières se referment sur eux, ils trouveront des parcours alternatifs pour s’enfuir, même si les routes deviennent toujours plus dangereuses. Aujourd’hui que la frontière turque est fermée, les personnes fuient par la Libye où ils prennent des bateaux pour traverser la Méditerranée pour se rendre en Italie. Des gens sont même passés par la Russie près du cercle arctique pour entrer en UE par la Finlande et la Norvège.

Des personnes désespérées vont faire tout ce qui est en leur pouvoir pour offrir un avenir à leurs familles et à leurs enfants. Je suis convaincue que tous les parents peuvent comprendre les risques énormes qui sont pris pour assurer une vie meilleure à leurs enfants. En ce moment, il n’y a pas d’avenir pour eux en Syrie et il n’y a pas d’avenir dans la région.

Quelles doivent être les revendications des activistes de la solidarité?

La première revendication doit porter sur la protection des civils en Syrie. Il faut mettre un terme immédiat aux bombardements, une pression plus forte doit être exercée sur les pays qui soutiennent et arment le régime.

En attendant, les Syriens doivent avoir accès à des armes qui leur permettent de se défendre contre les bombardements aériens massifs. Ils ne disposent pas des armes lourdes antiaériennes dont ils ont besoin pour se défendre des barils de bombes larguées par les hélicoptères du régime ou contre les frappes aériennes russes. Tant que les civils ne seront pas protégés, les gens continueront de fuir.

Une autre revendication centrale est celle de l’ouverture des frontières ainsi que de garantir un refuge sûr à ceux qui fuient ces conditions terribles.

Les Nations unies et les Etats du centre doivent fournir en outre une assistance humanitaire bien plus soutenue pour les réfugié·e·s qui vivent dans ces camps épouvantables ou dans les centres urbains à travers la région. Ils doivent aussi fournir un soutien pour les pays d’accueil qui reçoivent le plus grand nombre de réfugiés de telle sorte que la fourniture en services et les infrastructures puissent être développées (pas seulement pour les réfugiés, mais aussi pour leurs populations dont les vies sont affectées par le nombre énorme de réfugiés qui vivent dans leurs pays).

Les gens eux-mêmes peuvent et agissent. Ils s’organisent pour œuvrer de concert avec les réfugiés afin de leur procurer des logements, leur enseigner les langues ainsi que leur permettre de s’intégrer dans leurs communautés.

C’est toutefois une rue à deux directions. Les réfugié·e·s ont aussi beaucoup à enseigner. Ils ont vécu une expérience révolutionnaire. Un grand nombre d’entre eux ont des compétences énormes en matière d’organisation et d’action pour défendre leurs droits. S’engager aux côtés des réfugiés peut donc être une expérience mutuelle bénéfique, autant pour les réfugiés que pour les activistes de la solidarité.

Quel type d’auto-organisation, de solidarité, d’aide mutuelle rencontre-t-on parmi les réfugiés?

La façon dont les Syriens ont emporté en exil leur expérience révolutionnaire est, pour moi, très intéressante. Ils ont fait l’expérience de la construction de nouvelles structures démocratiques de bas en haut. Je les ai vus s’appuyer sur cela dans les camps et les centres urbains de Jordanie, du Liban et dans les régions kurdes d’Irak.

J’ai rencontré là-bas des personnes impliquées dans des campagnes très différentes: sur l’hygiène du milieu, contre les mariages précoces, dans la collecte de médicaments et leur distribution aux couches les plus vulnérables des populations réfugiées. Dans ces circonstances désespérées, des jeunes ont même mis en place de groupes musicaux, de théâtre et d’art pour aider aux enfants à faire face aux traumas. Je considère que ces initiatives sont formidables.

Ils ont aussi fait preuve d’une audace rarement vue parmi des réfugiés. Auparavant, les réfugiés se glissaient dans la nuit pour traverser les frontières. Actuellement, on voit un grand nombre de réfugiés marcher à travers l’Europe, exigeant leurs droits.

J’ai discuté avec une personne qui travaille dans le camp de Calais, en France, connu sous le nom de «la jungle». Les conditions dans lesquelles les gens vivent là-bas sont honteuses. Il m’a dit que des Syriens, des Erythréens et des Soudanais y sont piégés.

Grâce à leur passé révolutionnaire, les réfugiés syriens sont ceux qui organisent toutes les campagnes en vue d’une amélioration des conditions dans le camp ainsi que dans le combat pour choisir le pays d’Europe dans lequel ils veulent se rendre. C’est un témoignage du fait que l’esprit révolutionnaire reste vivant parmi les réfugiés.

Quelles organisations faut-il soutenir si l’on souhaite faire quelque chose contre la crise humanitaire?

9780745336220Il existe un grand nombre d’organisations, souvent mises en place par des Syriens expatriés. Il en existe également un grand nombre en Syrie. Ces organisations sont fortement liées aux communautés locales. Ils se rendent régulièrement en Syrie, y font entrer des fournitures humanitaires et font fonctionner des écoles pour les personnes déplacées et les réfugiés.

Elles sont souvent bien plus proches des populations locales que les ONG internationales et elles sont animées par des activistes très engagés. Certains sont payés car ils travaillent à plein temps. Si vous leur faites des donations, une proportion bien plus importante d’argent sera toutefois consacrée pour aider directement les Syriens.

Aux Etats-Unis, des organisations comme la Karam Foundation ont réalisé un travail fantastique en matière d’éducation des réfugiés syriens. On peut aussi mentionner Syrian American Medical Society, qui continue de fournir des soins à Alep. Ces gens prennent des risques énormes afin d’assurer qu’un secours humanitaire soit apporté à la population. Ils ont besoin d’un soutien bien plus ample.

De bien des façons, la situation semble être désespérante car les forces de la contre-révolution sont très fortes. Où se trouve le processus révolutionnaire démocratique actuel en Syrie?

C’est une question très difficile car tant d’Etats sont intervenus et ont faussé le processus révolutionnaire. Une grande partie de ce qui se passe en ce moment est hors de portée du peuple syrien.

Pour être franche, je suis assez pessimiste. Je crains que l’on force le peuple syrien à un accord qui ne correspondra pas à ce pourquoi la révolution s’est déroulée au cours des cinq dernières années. Cet accord inclura probablement un redécoupage impérialiste du pays, une sorte de Sykes-Picot 2 [référence aux accords conclus entre la France et la Grande-Bretagne en 1916 qui visait au redécoupage en zones d’influence pour ces deux pays au Moyen-Orient alors sous contrôle ottoman; cet accord et les promesses diverses et souvent contradictoires à divers «acteurs» – autant aux Hachémites qu’aux sionistes – façonneront les frontières de la région ainsi que les paramètres des intérêts impérialistes]. Un accord peut comporter le maintien du régime au nom de la «stabilité».

Je suis en même temps optimiste. Je suis convaincue que des changements fondamentaux se sont produits parmi un grand nombre de personnes, pas seulement en Syrie mais aussi dans la région depuis le Printemps arabe. Les gens ont vécu une expérience révolutionnaire et ont accès à de nouvelles idées ainsi qu’à de nombreux débats.

En Syrie les gens ont vécu la liberté. Ils ont vécu des expériences d’auto-organisation et d’administration de leurs communautés sans l’Etat dictatorial, il y a eu également une vaste explosion culturelle et artistique qui a germé de la révolution.

La population est à majorité jeune, une génération entière est passée à travers la révolution. Les espérances et les rêves de cette révolution ne vont pas disparaître. Je ne pense pas que les autocrates de la région pourront réimposer les anciens Etats policiers dans tout le Moyen-Orient. Je ne crois pas que les gens accepteront le retour de l’ordre ancien.

Mais il y a aussi une génération qui a grandi dans la guerre, qui est passée à travers les horreurs de la torture, qui ont vu les membres de leurs familles et les personnes aimées tuées, leurs maisons détruites et l’effondrement du système éducatif. Ces expériences peuvent ôter tout espoir chez les gens et avoir des répercussions physiques et psychiques très douloureuses, et même durables.

Je pense donc que les aspects positifs et négatifs de l’expérience révolutionnaire et de la contre-révolution seront en compétition encore longtemps. Mais j’ai grand espoir que les gens continueront à lutter pour les valeurs pour lesquelles ils ont combattu pendant plus de cinq ans. Il sera difficile d’écraser l’esprit de révolte dans la région. (Entretien publié le 23 mai 2016 sur le site SocialistWorker.org, traduction A l’Encontre)

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