Syrie-Liban. Quand les enfants réfugiés «se racontent» sur les murs

Invisible Children (Wahida 11 ans, Beyrouth 2014)
Invisible Children (Wahida 11 ans, Beyrouth 2014)

Entretien avec Rania Matar

Le site internet Your Middle East a eu la possibilité de s’entretenir avec Rania Matar sur la nécessité – pour reprendre les mots du journaliste Anthony Shadid, vainqueur du Prix Pulitzer – de reconnaître la «vie courante dans une époque qui a la malédiction d’être tout, sauf ordinaire».

Rania Matar est une photographe née au Liban qui vit actuellement à Boston. Son activité est centrée sur le Moyen-Orient, en particulier sur les femmes et les enfants. A travers son travail (par exemple Invisible Children et Ordinary Lives), elle a observé comment nous voyons les réfugié·e·s et saisissons la réalité d’après-conflits. Elle affirme avoir «évité les images manifestes de douleur et de calamité, préférant se concentrer sur la capacité indomptable de l’esprit humain de continuer dans les menus détails de l’existence, du joyeux au banal, y compris dans les circonstances les plus difficiles». 

Your Middle East: Par votre travail Invisible Children, vous tentez de problématiser le fait que les réfugié·e·s syriens en tant que groupe définissent parfois ses membres plus que leur humanité individuelle. Qu’est-ce qui est, selon vous, l’aspect le plus dangereux de cet anonymat?

Rania Matar: Lorsque l’on entend parler des millions de réfugié·e·s syriens, les nombres sont si importants qu’ils deviennent abstraits, une chose que l’esprit ne parvient pas à appréhender. Cela est très dangereux car il est aisé de déshumaniser les gens lorsque vous n’arrivez pas à mettre un visage sur eux. L’identité individuelle de ces personnes est quelque peu perdue, il est donc aisé d’oublier les gens, de les réduire à un chiffre sur une feuille de calcul. Je suis convaincue qu’il est important de donner à ces personnes une voix et un visage afin qu’elles puissent retrouver leur humanité et de faire cela à une échelle que nous puissions concevoir.

 

Invisible Children (Malek 11 ans, Beyrouth 2015)
Invisible Children (Malek 11 ans, Beyrouth 2015)

 

Lorsque j’étais à Beyrouth et que je parlais à ces enfants, cela m’a véritablement chamboulée. Je réalisais qu’ils auraient pu être mes propres enfants. L’un des enfants avec qui je parlais avait le même âge que mon fils et lui ressemblait. C’était très émouvant de m’en être rendue compte. Je crois que le fait que je vive entre deux pays fait de moi une insider autant qu’une outsider. Ainsi lorsque je me rends là-bas, je peux voir des choses avec le regard frais de l’outsider, mais je comprends les gens et je peux m’adresser à eux personnellement car je suis aussi une insider. Je pense qu’au Liban les gens sont habitués à voir ces enfants dans les rues, qu’ils cessent d’une certaine manière d’y prêter attention et il y a là quelque chose de profondément et humainement triste. Il faut certes rendre justice au fait que le Liban fait face à ses propres problèmes et que le problème syrien est devenu plus vaste que le Liban.

De quelle manière pensez-vous que la caméra peut être un outil puissant pour rétablir l’humanité des gens?

Lorsque je photographie quelqu’un, je tente de faire en sorte que le sujet de la photographie pose aussi naturellement que possible devant la caméra. A travers la caméra, je peux donner à cette personne de l’importance et une individualité ainsi qu’une identité qui peuvent être communiquées au monde entier. Dans la série de photos Invisible Children, j’ai souvent rencontré les enfants devant un mur portant des graffitis ou des affiches. C’était pour moi une part importante de l’histoire. Tous ces murs ont une riche histoire et continuent à évoluer à travers le temps lorsque les gens y ajoutent de nouvelles couches, des couches de peinture, de graffitis, des autocollants et des affiches. Pour moi, ces enfants devenaient la couche la plus récente de l’histoire fixée sur le mur, d’une certaine façon ils faisaient partie de l’histoire du mur. C’est la raison pour laquelle je les appelle des enfants invisibles, parce qu’ils sont presque devenus invisibles aux yeux du public. Dans mon autre travail, j’ai photographié des filles et des femmes dans leur environnement personnel. Les murs sont devenus l’environnement de ces enfants. C’est cette représentation statique que la caméra peut surmonter en donnant à ces enfants un visage et une identité qui aillent au-delà de ce contexte spécifique.

L’honnêteté est un thème fort dans les histoires que vous racontez. Quelle est la force du lien entre l’honnêteté et un photographe selon vous?

Bien sûr que l’honnêteté est très importante. Mais c’est, d’une certaine façon, mon honnêteté. En même temps que je suis très honnêteté dans mes photographies, il y a toujours une part de la photographie qui est plus subjective qu’objective en raison de la manière dont nous interprétons des situations différemment. D’une manière ou d’une autre, chaque photographe raconte une histoire qui provient de sa propre manière subjective de voir les choses. En ce sens, je ne fais pas de la photographie documentaire pure. Je vois la photographie comme la projection de mon propre art, ou mon propre vocabulaire visuel afin de raconter l’histoire. C’est ainsi que je perçois l’honnêteté. Je raconte l’histoire de mon choix et mon point de vue se reflète dans mon travail, en ce sens je suis honnête en tentant de représenter les personnes que je photographie de la façon la plus honnête possible. Il est toutefois inévitable qu’à la fin les photographies sont vues indépendamment du photographe, du lieu et de l’époque. J’espère que la réaction des gens au message humain et universel que je tente de porter indique que quelque part j’ai été honnête.

 

Invisible Children (Tamer 6, 2015 Beirut)
Invisible Children (Tamer 6 ans, 2015 Beyrouth)

 

Une autre question importante à considérer en termes d’honnêteté est celle de l’éthique du détachement. Par exemple, je photographie ces enfants et ensuite, quoi? Comment est-ce que je fais face avec le fait qu’ensuite je serai assisse dans un bureau à Boston, regardant les images sur mon ordinateur décidant quelle est la meilleure image? Il est par conséquent important de se souvenir pourquoi on fait ce genre de travail et de penser comment on peut aider d’une manière tangible. Je ne suis pas payée par un magazine pour réaliser mon travail, c’est entièrement personnel. Je dois faire des expositions et vendre mon travail, et continuer de faire ce que je fais, mais je pense que cet aperçu m’aide à rester honnête: j’essaie d’aider en portant une prise de conscience tandis que je navigue entre mes deux mondes, oui. Mais j’essaie aussi de contribuer d’une manière plus tangible. Une galerie et moi sommes en train de vendre l’édition entière de photographies et tout le produit sera consacré à l’aide aux réfugié·e·s au Liban. Dans le passé, j’ai aussi enseigné dans des ateliers de photographie à des filles palestiniennes dans des camps de réfugiés. Il est important de redonner quelque chose lorsqu’on peut le faire. Vous restez ainsi honnête.

Quelle est l’importance du concept d’identité dans votre travail?

L’identité définit tout mon travail, en tant que femme, que mère ainsi que produit de deux cultures. Je suis Libanaise, je suis d’un côté Palestinienne, je suis Américaine. Je pense que cette combinaison m’a incitée à devenir photographe. Mais c’est en réalité après le 11 septembre 2001 que j’ai fait face à l’entier de la signification de l’identité, de manière profonde. Avant cela je travaillais comme architecte, mais subitement les nouvelles portant sur le «eux» et «nous», créant des divisions entre les gens que je trouvais très perturbantes. J’étais autant «eux» que «nous».

En 2002, j’ai visité un camp de réfugiés palestiniens à Beyrouth et je me suis rendu compte qu’il n’était qu’à cinq minutes de marche de la maison dans laquelle j’ai grandi, mais dans des conditions complètement différentes. J’étais au début intimidée par ce fait et je ne pouvais surmonter à quel point je me sentais mal pour les réfugié·e·s qui vivaient dans cette situation particulière. Afin de surmonter ce sentiment initial, j’ai dû passer à travers un exercice intérieur avec moi-même et me centrer sur notre humanité commune pour les voir comme les gens beaux qu’ils sont et ne pas me limiter à être désolés pour eux. Parce que c’est leurs vies, et peut-être que ma vie est différente mais que nous pouvons nous lier les uns aux autres en tant qu’êtres humains, en tant que femmes et en tant que mères. L’identité est un impératif pour définir l’égalité sous-jacente que partagent tous les humains. Il est donc devenu important pour moi de me centrer sur l’essence de ce qui fait de nous des humais ainsi que sur le caractère universel de notre humanité. La vie n’est pas juste, mais si nous traitons les gens avec respect et que nous les voyons pour ce qu’ils sont, nous devenons en un certain sens l’un d’entre eux.

Le journaliste et écrivain polonais Ryszard Kapu?ci?ski a écrit un jour que «les situations de crise apparaissent plus graves et dangereuses à distance qu’elles ne le sont lorsqu’on les observe de près. Nos imaginations absorbent avidement chaque tranche infime de nouvelles sensationnelles…, et gonflent instantanément ces signes en des proportions monstrueuses, paralysantes.» Comment élaborez-vous le détachement d’un ousider vis-à-vis des vies ordinaires et des réalités quotidiennes des personnes qui vivent dans des zones sujettes aux conflits comme le Liban et après des guerres civiles?

J’ai été bloqué lors de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah avec mes enfants. Je ne suis pas une photojournaliste ou une photographe de guerre, j’ai donc dû quitter le pays afin de mettre mes enfants en sécurité. Nous nous sommes finalement échappés à travers la Syrie et nous sommes sortis. Aussitôt que je suis revenue aux Etats-Unis et que mes enfants sont retournés à l’école, j’ai réalisé que lorsque les conflits s’embrassent, comme celui-ci au Liban, les médias couvrent fortement cette histoire en raison de sa dimension sensationnelle, et ensuite? Je me suis sentie obligée de revenir au Liban et de photographier la réalité après la guerre après que les médias aient tout oublié du Liban. Parce que c’est la réalité nouvelle, les gens reprennent leurs vies. C’est alors que l’on voit à quel point les gens ont été touchés par la guerre, comment ils ont pleuré leurs morts, reconstruits leurs maisons et fait face à toutes les destructions. Les suites d’une guerre ne frayent pas le chemin des nouvelles médiatiques. Les gens veulent les dimensions sensationnelles des informations, mais lorsque la guerre est terminée, on tend à oublier les personnes qui ont souffert et qui reconstruisent leurs vies. Ainsi, un grand nombre de photographies de la série Ordinary Lives ont été prises après la guerre.

 

Invisible Children (Imane 10 ans, Beyrouth 2014)
Invisible Children (Imane 10 ans, Beyrouth 2014)

 

Je pense qu’un grand nombre de personnes représentent le Moyen-Orient de manière sensationnaliste et orientaliste. D’une certaine façon, l’Occident attend toujours de voir la guerre et l’oppression. Dans mon travail, j’ai choisi de me centrer sur la beauté, la pugnacité et la dignité des gens, sur notre caractère universel et ce qui fait de nous des semblables. Je le fais principalement à travers les vies de jeunes filles et de femmes (article publié le 24 avril 2016 sur le site yourmiddleeast.com, traduction A L’Encontre). Le travail de Rania Matar est visible sur www.raniamatar.com

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