Syrie: la Révolution comme défi

Par Yassin Al Haj Saleh

Défiant les dangers de la détention, de la torture et de la mort, des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes changent leurs vies et se renouvellent à travers la participation au mouvement de protestation. Ils sortent de l’affrontement avec ses dangers, plus forts, plus courageux et plus entreprenants. Ils s’estiment davantage. Celui qui ne participe pas à la protestation n’a pas accès à cette expérience. En fait, environ deux générations n’ont pas eu cette possibilité, avec cette ampleur. Par l’implication dans ce «risque» collectif et coûteux, ces nouveaux Syriens développent un esprit d’altruisme et de solidarité, sans pareil dans l’histoire de deux générations. Par leur sacrifice pour un objectif collectif, ils se libèrent à la fois de la peur et de l’égoïsme. Le trait extrême, dangereux de ces expériences et dramatique pour beaucoup d’entre elles est susceptible de les ancrer dans la mémoire nationale pour des générations.

On doit, donc, parler effectivement d’une révolution, puisque beaucoup de Syriens changent eux-mêmes, en luttant pour transformer leur pays et libérer leur peuple. Pour cette raison, il est, sans doute, difficile de les réprimer et les faire taire définitivement. Il n’est pas possible, pour un régime appauvri moralement, politiquement et intellectuellement, un régime pétri de corruption et d’orgueil, de vaincre, par la force, cette âme hardie et forte.

Pendant quarante ans, le régime en place a imposé aux Syriens une vie, étroite, sans courage, sans renouvellement et sans joie. Une vie matérielle, appauvrie de toute dimension morale, spirituelle ou esthétique. Dans ce désert de vie, la religion a été un des seuls éléments spirituels, le refuge unique contre le pourrissement d’une vie résolument axée autour du pouvoir.

Aujourd’hui, la révolution procure de nouvelles expériences aux Syriens. Elle est démocratique dans ce sens où les participants s’y engagent volontairement. Une chose qui n’a jamais existé sous le régime du Baas.

Révolution comme mémoire

Grâce aux progrès technologiques, la distance s’est réduite entre les activités du terrain et leur couverture médiatique. On a vu apparaître de nouvelles formes d’organisation et de gestion, plus démocratiques, plus proches du mouvement du terrain et basées essentiellement sur les nouveaux moyens de communication: le téléphone portable, les séquences vidéo diffusées sur Internet et les réseaux sociaux. En se substituant aux journalistes, interdits de couvrir les événements en Syrie, les jeunes révoltés ont assuré une couverture intensive des événements.

Chaque activiste est doublement créateur d’une nouvelle réalité: il le fait une fois en sortant dans la rue pour défier et changer le pouvoir tyrannique qui représente dorénavant le passé, et une deuxième fois en documentant cette nouvelle réalité. Ce faisant, il transforme, d’un côté sa réalité en une réalité commune qui atteint les différents créneaux médiatiques et d’un autre, il apporte une relative caution à ce mouvement protestataire. Il s’adresse à l’opinion publique du pays, mais aussi du monde; il attire plus de sympathie, aussi bien syrienne qu’arabe et mondiale. Faute de ce système nerveux (les jeunes qui couvrent les différents points du mouvement), la révolution aurait été isolée et par conséquent facile à étouffer par le régime.

Ainsi, au moyen du téléphone portable comme arme, cette activité est en train de constituer une mémoire objective à la révolution et de construire une archive visuelle colossale qui est en soi une immunité naturelle contre l’oubli, puisque la mémoire verbale, bien qu’essentielle dans la mémoire collective, est toujours plus fragile que la mémoire visuelle.

Le téléphone portable, ainsi que les pages personnelles sur Facebook ont eu un rôle unique en contribuant à la genèse des individualités et des subjectivités indépendantes. Un rôle démocratique qui a pu élargir la possibilité de participer à la production des informations et à concevoir un espace public différent, «virtuel» et inaccessible à la colonisation du régime. Un rôle communicatif qui permet de nouveaux rassemblements dont le dispersement est laborieux.

Outre l’archive visuelle, il existe des témoignages qui se multiplient, écrits par un grand nombre de participants directs au mouvement. En protégeant la mémoire collective contre la confiscation et l’oubli forcés, la documentation photographique a assuré une victoire définitive dans la bataille médiatique. Le régime syrien ne dispose pas de la moindre crédibilité ou dynamisme qui caractérisent la couverture médiatique non coûteuse de la révolution, si on la compare à la facture humaine, probablement très élevée. En soi, cela a fondé sa supériorité morale; ceux qui sacrifient leurs vies ne sont pas comparables ni avec ceux surnommés par les Egyptiens «le parti du canapé», qui suivent la révolution, assis en face de leurs écrans, ni avec ceux qui vénèrent le régime et lui cherchent des justifications, les Shabihas (milices du régime Assad) des médias et les idéologues. Inutile donc de les comparer avec les grands ou les petits tueurs.

Le courage et les sacrifices des révolutionnaires constituent une expérience nationale fondatrice; une expérience qui formera le pays à nouveau. Un régime qui mène une guerre contre la révolution de ses gouvernés ne pourra jamais mener une guerre contre leur mémoire.

Même s’il pouvait réprimer momentanément par la force, cela ne serait qu’une séquence d’une longue lutte dans laquelle les Syriens sont équipés d’exceptionnelles expériences, de vrais piliers pour leur libération.

Révolution et Régime

Aujourd’hui, en Syrie, il existe deux forces: le régime et la révolution. La première possède les armes, l’argent et la peur, mais est dépourvue de tout sens. La deuxième possède le défi de la peur et le goût de la liberté. La révolution est l’incarnation de l’altruisme extrême: le sacrifice. Le régime est l’incarnation de l’égoïsme extrême qui pourrait mener à la destruction du pays pour faire survivre une junte gouvernante pauvre sur tous les niveaux: intellectuel, politique et éthique.

La révolution est une révolte morale et politique, elle produit la plus grande différence dans l’histoire contemporaine de la Syrie, depuis l’indépendance. En revanche, le régime est une révolte contre la société syrienne; il ne tiendra pas, à moins que la société ne reste malade, divisée et méfiante. La révolution est une force de vie, le régime est une force de mort.

La révolution nomme, le régime anéantit les noms. Ce dernier impose à tout le pays un seul et unique nom : el-Assad. La rue est à son nom, les places, le plus grand lac du pays, l’hôpital, la bibliothèque nationale et la Syrie même est à son nom.

La révolution nomme ou plutôt ressuscite les lieux: Deraa (Jasem, Nawa, Dael, Inkhel); Damas (Kanaker, Douma, Harasta, Midan, Barzeh, Rukin Eldin, Mouadamyeh, Attal, Alkusweh, Qatana, Jdaydet-Artouz); Homs  (Bab Elsibaa, Bab Dreb, Al Waer, Al Rastan, Talbisa, Qusair); Hama (Al Hader, Al Souq, la place AL Assi, Al Salamieh); Idleb (Muarat Elnu’man, Jisr Elshougour, Binnech, Khurbet Aljoz, Jabal Alzawieh) ; Alep (L’université, Sayf Aldawleh, Saladin, Al Sakhour, Ein Arab, Tal Rifaat, Manbej, Al Bab) ; Al-Hasakeh (Al Qamishli, Ras Alein, Al Dirbasieh) ; Lattaquié (Al Slaybeh, le camp palestinien Arramel,  Elskantouri, Jableh); Tartous (Banyas, Albeda); Arraqa (Attabaqa). Der Ezzor (Mayadin, Al Boukamal, Alquryeh)…

La révolution nomme les jours, notamment les vendredis, «Vendredi Saint» par allusion au vendredi qui a précédé Pâques, Vendredi «d’Azadi» (liberté en kurde), Vendredi de Saleh Al-Ali (un résistant Alaouite connu lors du mandat français en Syrie), Vendredi de «Dégage!».

On libère le nom du pays, dorénavant la Syrie n’est plus celle d’Al-Assad ou du Baas. En nommant et en ressuscitant les noms, la révolution se fait créatrice de subjectivités, de l’initiative et de l’action libre, tandis que le régime a tout fait pour réduire la Syrie et les Syriens à des objets pour une et unique subjectivité libre: «la subjectivité Al-Assadienne».

La révolution dévoile la richesse réprimée de la Syrie, sa richesse sociale, culturelle et politique. Elle découvre la richesse des enfants de la Syrie, dont les traits ont été effacés. Elle leur donne la parole publiquement: ils crient, ils protestent, ils se moquent, ils chantent et ils reprennent l’espace public ou plutôt ils le libèrent d’une occupation presque totalitaire.

A travers l’acte de nommer, les Syriens regagnent la maîtrise de leurs propres vies et leurs environnements; ils relatent leurs histoires et restaurent leur langue en l’ouvrant sur des émotions vives et extrêmes

Révolution, idéologie et modernisation

Pendant des décennies, les élites politiques du monde arabe, notamment en Syrie, ont renoncé à la morale pour l’idéologie. Trop d’idéologie pour couvrir peu de morale. Par conséquent, on est arrivé à un moment où nous sommes gouvernés, dans nos pays, par des gens peu scrupuleux. Ces derniers tuent, volent et mentent effrontément tandis qu’ils s’érigent en exemple du patriotisme, de la sagesse, voire de la morale.

Aujourd’hui, les révolutions arabes dont la révolution syrienne sont une révolte contre ces élites immorales et une libération du joug infaillible des idéologies. Leur aspiration à la liberté et à la dignité est revêtue de morale qui ne trouve d’appui que sur la vocation innée pour la justice et la culture religieuse.

Le caractère moral de la révolution syrienne et des révolutions arabes, d’un côté, et le manque de morale dans nos systèmes de valeurs dites «modernes» (en raison de la partialité d’une grande partie de nos élites politiques et culturelles pour des structures de modernisation dépourvues de toute morale), de l’autre, ont fait en sorte que la grande base populaire de la révolution en Syrie soit plus proche des structures sociales «traditionnelles» que des plus modernes.

Ce dernier point est d’autant plus sensible en Syrie qu’il existe une double superposition entre «la modernité» et «la tradition». La modernité porte en son sein des considérations de classe. Il y a donc,  d’un côté, des formations religieuses, confessionnelles héritées et, d’un autre côté, des «distinctions» entre les classes sociales qui sont devenues, ces dernières années, plus tangibles et plus ancrées.

La politique de Bachar El-Assad, celle de la «modernisation et du développement», se base essentiellement sur le renouvellement des outils et des appareils (nouvelles voitures, centres commerciaux, hôtels et restaurant luxueux, banques, écoles et universités privées pour l’élite du pays), mais sans contenu humain ou politique.

Rien au niveau de la reconnaissance des droits politiques, des libertés publiques, de la solidarité sociale et de la culture. Bien au contraire, la solidarité sociale et nationale entre les Syriens s’est gravement délitée. Les dimensions émancipatrices de la culture se sont effacées en faveur des idéologies sectaires et fanatiques, consacrées de surcroît par des intellectuels réputés.

Cette composition entre un régime politique dépassé et inhumain, d’un côté, et une vitrine matérielle brillante, d’un autre, est la marque de fabrique du système en place. Ceci fait de lui plus qu’un régime politique autoritaire. Il s’agit d’un système social, politique et intellectuel basé sur la discrimination presque raciale pratiquée sur la population à partir du monopole du pouvoir et de la richesse nationale.

Ce monopole est une des sources de la protestation populaire et justifie, en partie, la raison pour laquelle cette dernière a eu comme point de départ les régions périphériques et rurales du pays et les banlieues des villes. La libéralisation économique qui a eu lieu en Syrie, il y a quelques années, a généré un modèle de développement favorable aux villes au détriment de la province, favorable aux centres des villes au détriment des quartiers «périphériques» et, enfin, profitable à de nouvelles banlieues riches au détriment des banlieues traditionnelles vers lesquelles on a expulsé la population déclassée du modèle de développement libéral autoritaire.

Ces zones-là ont été marginalisées, le chômage y est élevé à cause des nouvelles compétences requises (maîtrise des langues étrangères et des nouvelles technologies). Tout cela va de pair avec le recul du rôle social de l’Etat et la transformation des représentants du pouvoir en riches hautains. Tout se passe comme s’ils étaient des détachés étrangers gouvernant des indigènes pour lesquels ils n’ont aucun respect et n’expriment aucune solidarité. Atef Najib, le cousin du président, a détenu les enfants de Deraa, les a torturés et a cyniquement suggéré à leurs pères de «féconder» leurs épouses pour remplacer les enfants détenus au cas où les pères n’en seraient pas capables. Cette personne est l’exemple type de l’homme de pouvoir, brute, inhumain et cautionné par le système.

L’évolution de la situation en Syrie jusqu’à ce point d’aliénation et de mépris explique la rage des Syriens. Rien n’est nouveau, mais la séparation sociale et culturelle a débouché sur du racisme. Et là, je dois mentionner le rôle des intellectuels réputés à consacrer l’atmosphère agressive avec plus ou moins d’intelligence, par l’attaque sans retenue contre ce fantôme nommé «l’islam». Ils le font sans faire la part des choses entre l’islam en tant que religion et héritage culturel de nos sociétés et «l’islam politique».

Ce type de «laïcité» aveugle est le dogme des forces de sécurité syriennes. Le dogme fonctionnel de l’appareillage protecteur du régime «développement et modernisation». Certains intellectuels syriens connus ont accepté une sorte de pacte avec les généraux de la sécurité tout en avançant des justifications personnelles ou publiques. Certains ont développé toute une théorie sur «l’Etat» et sa modernité et sur la «société» formée d’individus. Ils sont allés même jusqu’à exprimer volontairement leur agressivité contre tout opposant à cet Etat. Ainsi ils se sont placés en tant qu’intellectuels organiques dans ce régime.

Si je m’étends sur ce débat, ce n’est pas pour des raisons idéologiques, mais parce que cette notion aristocratique et mensongère de la laïcité a fourni une justification à des méthodes très brutales du pouvoir politique. Elle a baissé le seuil intellectuel et moral garant des vies des petites gens et finalement s’est imprégnée d’une atmosphère culturelle et politique raciste (le racisme étant une idéologie de classe et non pas d’identité, comme le démontre Benedict Anderson, auteur de  Imagined Communities. Reflections on the Origine and Spread of Nationalism, Verso, 2006). Ceci a constitué une caution qui va dans le sens de la légitimation du pouvoir et sa monopolisation entre les mains des gouvernants en Syrie. Atef Najib (le responsable de la «sécurité» à Deraa) n’est pas issu de la pensée d’Adonis (pseudonyme du poète Ali Ahmed Saïd Esber, d’origine syro-libanaise, un pseudonyme qui renvoie au symbole du renouveau cyclique), de Georges Trabichi (auteur de l’ouvrage Critique de la Critique de la raison arabe, traducteur réputé, né en 1939) ou d’Aziz Azmeh (professeur ayant enseigné dans de nombreuses universités occidentales et auteur d’un nombre considérable d’ouvrages, entre autres Arabic Thought and Islamic Societies, Colm Helm, 1986).

En revanche, cette pensée-là diminue largement les contraintes symboliques et morales de la répression dans la rue.

Pour résumer, la révolution syrienne a eu lieu contre la modernisation définie comme une libéralisation favorable aux riches, comme une idéologie moderniste, dépourvue de tout contenu moral; comme une modernité d’outils et de choses, allant des banques aux universités privées et aux voitures. Il s’agit d’une révolution contre le régime qui a fait du «développement et modernisation» un dogme voilant une relation illégitime de privilège entre le pouvoir et la fortune.

C’est une révolution contre les riches du régime qui ont volé des millions pendant l’ère «socialiste» baassiste et sont devenus les maîtres de l’économie de l’époque libérale. Finalement c’est une révolte contre les idéologues du régime qui ont fait de la «modernité» une religion, une politique et une culture. «Le développement» et la «modernisation» en sont l’exemple tangible.

Révolution et milieux traditionnels

Le fait que la base de la révolution réside dans les milieux sociaux «traditionnels» évoque une question de nature politique à propos de la relation entre cette base et la démocratie. Ces structures sociales souffrent d’une persécution politique et d’une aliénation culturelle et exploitation économique. Par conséquent, elles regagnent une partie de leur dignité à travers la participation brave et large dans la révolution. Elles essayent de se libérer politiquement en affrontant un régime tyrannique «modernisant», mais extrêmement rétrograde.

Leur présence politique en ce moment pourrait équilibrer les forces socio-économiques en leur faveur.

Est-ce le fondement d’une démocratie stable et apte à se développer? Pas dans l’immédiat. La dégradation effroyable au niveau de l’éducation et de l’enseignement, le dérèglement de la structure nationale de la société (fissures verticales profondes), la dépendance de l’Etat au régime et le niveau modeste des élites politiques découragent les anticipations optimistes.

Cependant, les contraintes probables n’ont rien à voir avec une incompatibilité intrinsèque quelconque entre la démocratie et les milieux «traditionnels». Ces milieux sont le résultat à la fois de l’exclusion de la vie publique, du niveau très bas des revenus, d’une éducation très faible et d’une vocation naturelle pour l’indépendance. Ces milieux sociaux étaient sur le point de disparaître dans les années soixante-dix du siècle passé, sauf qu’ils ont été instrumentalisés par le règne El-Assad. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus faibles et moins cohérents que ne laisse entendre la première impression.

Dans le cas d’une ouverture politique, ces structures sociales pourraient flotter à la surface, surtout au début. Mais elles ne pourraient pas à long terme résister aux nouveaux mécanismes relatifs à l’économie et l’éducation nationales. La coupure volontaire et hautaine avec ces structures était un pilier de la tyrannie politique avant que cette même tyrannie ne réalise que préserver ces structures sociales valait mieux, pour elle, que de les démonter.

Par ailleurs, une plus grande indépendance au niveau local et un plus grand degré de décentralisation auraient une meilleure chance d’être accueillis positivement au niveau du développement, administratif et politique. Le centralisme était un obstacle, un appauvrissement  social et culturel et appui à la dictature. Nous devons, par contre, penser cela comme un processus historique plus long et qui va au-delà de la délivrance du tyran pour réformer l’éducation et la loi et pour reconstruire l’Etat national et moderne.

Révolution et créativité

Une autre question est aussi importante que la précédente: comment peut-on comprendre le fait que la révolution soit une expérience de créativité accessible à des centaines de milliers de Syriens et en même temps le fait que la base sociale de cette révolution soit de nature «traditionnelle»? Est-ce que ces milieux sociaux sont compatibles avec la créativité et la réinvention de soi? La tradition ne signifie-t-elle pas que le modèle idéal du soi est déjà existant et qu’il suffit juste de s’y identifier? Ceci paraîtrait contradictoire si l’on partait d’une notion idéologique de la tradition, en opposition à une modernité, définie elle aussi idéologiquement. Le fait est qu’on copie le modèle de la classe moyenne européenne moderne et on l’oppose à la tradition tout en chargeant cette dernière de toutes les connotations négatives telles que l’irrationalité et la stagnation. On la considère comme un défaut qui ne trouve sa réparation et sa complétude qu’en simulant le modèle européen, ou plutôt en imitant ceux qui l’imitent.

S’il est vrai que la révolution syrienne se compose, d’un côté, de milieux locaux et traditionnels (se révoltant contre diverses privations et l’invasion permanente de l’appareil de répression dans tous les aspects de la vie ou de la solidarité) et, d’un autre côté, d’éduqués, instruits et intellectuels modernes, hommes et femme poussés par leurs aspirations à la liberté, à l’individualité et l’indépendance (une classe moyenne instruite émancipée de ses références traditionnelles), c’est qu’il existe donc un trait saillant unifiant qui est la valeur du travail pour les deux formations de populations.

Ce qui les unit est leur dépendance au travail comme source exclusive de vie, de morale et de représentation du monde. Ces deux types de populations représentent le grand public syrien en opposition avec «la classe privée» qui se définit en termes de pouvoir, de fortune et certains privilèges culturels présumés.

La liberté pour laquelle crient et se sacrifient des jeunes croyants, pratiquants et non croyants, des jeunes de la classe moyenne instruite et des jeunes des classes moins instruites, signifie la reconstruction du système politique et le système des valeurs autour du travail. Le travail ici s’oppose du point de vue social, politique et du point de vue des valeurs avec le pouvoir et les privilèges sur lesquels se fonde une alliance sociale qui n’éprouve aucun scrupule à tuer et torturer les Syriens.

Mais pourquoi la liberté et non pas la justice, alors même que la valeur travail est centrale chez tous les insurgés syriens et la justice centrale en islam?

Ceci est probablement dû à une profonde assimilation du lien entre le centralisme absolu au sein du pouvoir et le système de privilèges sociaux existants qui a causé l’écroulement du Travail comme valeur matérielle et morale. La priorité de la Liberté dans la révolution syrienne indique que la justice est conditionnée par l’affranchissement de la tyrannie. Cela est une condition nécessaire bien qu’insuffisante. Il s’agit d’un pas vers le chemin de la restauration des valeurs suprêmes. Dans ce sens, la liberté sera la première valeur sur laquelle on pourra fonder la justice.

Pour résumer, on peut dire que ce qui diverge entre les deux composantes de l’alliance insurgée en termes de goûts et de mode de vie est beaucoup plus minime que ce qui les sépare des nouveaux féodaux qui possèdent et gouvernent, mais ne travaillent pas.

Révolution et islamisme

Est-il possible que l’évolution politique en Syrie d’après El-Assad dérive vers une «tyrannie de la majorité»? Est-ce qu’on s’attend à une tyrannie islamique hostile aux minorités religieuses (principalement les chrétiens), ou à une tyrannie sunnite contre les alaouites, les druzes, les ismaélites et les chiites? La question n’est pas importante, sauf que des «modernistes syriens» dont trois noms sont cités plus haut ont lancé des mises en garde.

Ils l’ont fait bien avant que la révolution n’effleure leur esprit, pendant que la société syrienne subissait la tyrannie de la junte oligarchique…

En réalité, cette crainte n’a pas de fondement dans l’Histoire contemporaine de la Syrie. Avant l’ère baassiste, la situation sociopolitique tendait vers une réduction des disparités matérielles et politiques entre les différentes composantes de la population et non pas vers leur aggravation.

Le Baas lui-même, y compris les deux volets du régime assadien, n’aurait pas été possible sans cette évolution. Avant qu’ils ne soient exclus par le système du parti unique totalitaire, les partis politiques actifs assuraient une accessibilité à l’espace public pour les individus issus des milieux religieux, confessionnels et ethniques divers.

Les deux partis – nationaliste et communiste – présentaient des alternatives à la société pour dépasser ses divisions verticales. Il est connu que le parti Baas comprenait des chrétiens, des musulmans, des sunnites, des alaouites et bien d’autres. Le Parti communiste a rassemblé en plus des Arabes, des Kurdes, des Arméniens et des Juifs. Quand toutes ces structures ont été détruites, y compris le parti Baas, les gens n’avaient plus que leurs références traditionnelles comme recours.

Ajoutons que la destruction pratiquée lors du règne de Hafez El-Assad s’est accompagnée de l’assujettissement de l’armée dont le caractère indépendant et national a été aboli, l’assujettissement des universités et des syndicats, incapables d’endosser un quelconque rôle public depuis. Ceci s’est accompagné également de la tyrannie d’un individu, menant le pays vers une autorité familiale. Voilà contre quoi les Syriens se révoltent aujourd’hui…

Ceux qui connaissent la société syrienne savent très bien qu’on ne peut pas définir les musulmans sunnites uniquement par défaut. Rien ne les réunit à part leur distinction des autres, à savoir le fait qu’ils ne soient ni chrétiens, ni alaouites, ni druzes, ni ismaélites.

Ceci nuit, avant tout, aux islamistes qui cherchent à se faire les représentants naturels des Syriens sunnites et nuit également à d’autres fanatiques confessionnels qui ne se distinguent en rien des islamistes. Le fait qu’il n’existe pas une seule essence sunnite unificatrice a des explications psychologiques et historiques sur lesquelles nous n’allons pas nous attarder ici. Cependant il est surprenant que cette analyse échappe aux penseurs qui alertent contre «la tyrannie de la majorité».

La seule question pertinente  dans ce cas de figure est la suivante: qu’est-ce qui justifie la mise en garde contre la «tyrannie de la majorité» avant même de dénoncer une tyrannie effective et qui dure depuis des décennies? Il se peut que cela soit lié au dogme du modernisme qui lie intrinsèquement le modernisme à l’Occident. Ce dogme ne voit pas que ce lien est un fait historique. Par conséquent ces penseurs expriment une hostilité «occidentale» classique vis-à-vis de l’islam.

Or, on serait dans une meilleure posture pour contester toute islamisation possible de nos révolutions actuelles et toute islamisation de nos sociétés postrévolutionnaires si on dissociait cette objection de toute hostilité fondamentale vis-à-vis de l’islam. Il n’y a aucun contenu démocratique ou libérateur dans cette hostilité. Plus encore, c’est un contenu rétrograde, tyrannique et raciste. Un  véritable laïque démocratique ne peut logiquement pas être partisan de ce courant essentialiste.

Révolution et post-baassisme 

Est-il possible que le dernier mot en Syrie de l’après Baas soit celui des islamistes politiques? En Tunisie, ils ont la présence la plus forte depuis l’indépendance, il y a 60 ans. En Egypte, ils sont les candidats les plus favorables pour gouverner et occuper des positions sensibles au pays. Rien ne laisse supposer qu’ils ne le seront pas dans la nouvelle Syrie.

Mais cela en soi ne pose pas de grave problème. Disons plutôt que le problème n’est pas nouveau d’un côté, et d’un autre côté, il n’est pas plus grave que les dictatures familiales et individuelles.

Il n’est sans doute pas évident d’intégrer les islamistes à l’intérieur de nos nouveaux systèmes politiques, cependant, leur exclusion a déjà été expérimentée et ses résultats sont connus. En outre, dans tous les pays arabes où les islamistes ont été persécutés (l’Egypte, la Tunisie, la Syrie et la Libye), bien d’autres l’ont été également. Cette double répression a fondé la tyrannie. Le fait est que la tyrannie ne se limite pas exclusivement à celle des juntes oligarchiques, mais elle caractérise aussi certains islamistes, fanatiques du point de vue religieux et violents politiquement qui sont apparus et se disputent le pouvoir avec ces mêmes juntes.

De plus, ils mènent des conflits avec les gouvernés, religieusement, moralement et culturellement, ce qui n’est guère une évolution souhaitée. L’apparition légitime des islamistes sur la scène sociale et politique dans nos sociétés changeantes pourrait placer les conflits de politique et de pensée à l’avant-scène. Elle pousserait les opposants à la supposée tyrannie des islamistes à articuler de nouveau la démocratie et la laïcité. La dissociation de ces deux valeurs durant la dernière génération avait affaibli la démocratie, corrompu la laïcité et servi les juntes au pouvoir.

Révolution et attentes

Qu’est-ce qu’on attend de la révolution Syrienne ? La réponse à cette question est très importante afin d’éviter les surestimations et par la suite les déceptions. Anticiper une démocratie stable dès les premières années qui suivent le changement politique serait d’un optimisme exagéré.

L’opération révolutionnaire doit avant tout assurer la transition de la Syrie vers des conditions politiques qui accepteraient la réforme et répondraient avec souplesse aux aspirations des Syriens. La Syrie de l’après Baas doit relever des défis colossaux: la reconstruction de l’Etat et de la société, réconcilier les Syriens entre eux en se basant sur la citoyenneté, après ce que le régime a détruit, après ce qu’il a propagé comme atmosphère de guerre froide permanente entre les citoyens. Il a même essayé de transformer cette guerre froide en guerre déclarée pendant la révolution. La Syrie sera viable si elle parvient à protéger sa cohésion, si elle arrive à inventer des mécanismes et des processus d’auto-changement. Alors, de nouvelles élites naîtront, vivront pour la politique et non pas de la politique (selon la distinction de Max Weber) comme c’est le cas de l’élite gouvernante actuelle.

Dans l’immédiat, après la révolution, il sera urgent de réformer l’éducation, le secteur juridique et administratif, sans oublier la reconstruction du système politique en se basant sur de nouveaux fondements. On devra restructurer la fonction sécuritaire sur de nouvelles bases, puisque les structures sécuritaires existantes comportent intrinsèquement l’hostilité vis-à-vis du peuple. Il sera impératif de repenser entièrement les médias. Les médias actuels se basent sur le mensonge et la vénération du régime.

Enfin, il y a la reconstruction de l’armée après que la notion d’«armée doctrinale» eut détruit l’armée et en eut dénaturé son caractère national. Du déblayage des ruines laissées par le Baas jusqu’à la construction du pays sur de meilleures bases, une charge gigantesque pèse sur les épaules de la génération des jeunes Syriens. Cette génération qui avance à grands pas et paye le prix exorbitant de sa réappropriation du politique… et de la vie.

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Yassin Al Haj Saleh a passé 16 ans en prison pour appartenance au Parti communiste syrien (Bureau politique). Il a pris certaines distances avec la branche historique. Il vit depuis mars 2011 dans la clandestinité; il est en relation avec le CNS (Conseil national syrien). Ce texte, traduit, a été initialement publié dans la Revue d’Etudes Palestiniennes, publiée actuellement à Beyrouth, numéro de l’automne 2011.

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