Entretien avec Manon-Nour Tannous conduit par Hala Kodmani et Christian Losson
Que change la sanglante reconquête d’Alep dans la guerre en Syrie?
C’est un tournant majeur dans la révolution, qui marque soit sa fin, soit une reconfiguration profonde. La Russie, qui n’a eu de cesse, en ciblant les rebelles, de simplifier le terrain pour le faire correspondre à un choix entre Al-Assad et Daech, a réussi à faire oublier que le soulèvement syrien de 2011 a bien été une dynamique populaire avant d’être encadrée par l’Armée syrienne libre puis soutenue par certains pays.
Cela peut-il permettre une forme de stabilisation pour le régime de Damas?
Pour l’opposition modérée, la chute d’Alep est très symbolique. C’est dans cette ville, où a eu lieu une élection municipale, que s’est nouée la construction d’une alternative au régime. Pour ce dernier, en revanche, il faut modérer le gain de cette reconquête. Parce que, aidé par 66 milices extérieures, sa survie est dépendante de puissances étrangères. Qui plus est sur un modèle sectaire incarné par l’Iran et appelé à durer.
La reconquête d’Alep lui permet-elle de voir se dessiner les contours d’une «Syrie utile», avec ses trois grandes villes et ses principaux axes de communication ?
Oui, mais elle est très loin des frontières officielles du pays, tout en lui permettant d’asseoir temporairement son pouvoir. Les réfugiés ne rentreront pas: Al-Assad ne reconquiert que des régions qui sont ensuite vidées de leur population, comme à Homs en 2014. La reconquête plus large ne pourra se faire qu’avec de nouveaux massacres. La réconciliation, comme la reconstruction, semblent bien hypothétiques.
Comment la reprise d’Alep peut-elle s’inscrire, selon Damas, dans la lutte «contre le terrorisme»?
On peut en douter tant l’Etat islamique bénéficie de l’offensive à Alep, dont il avait été chassé par les rebelles en janvier 2014. Daech voit de surcroît son discours renforcé avec le massacre de populations sunnites qui s’y déroule, ce qui va conduire à une accélération de la radicalisation. D’autant que parallèlement, l’Etat islamique a repris Palmyre aux forces d’Al-Assad [alors que l’aviation russe survolait la région]. Damas s’attaquera peut-être à l’avenir à l’EI, mais modérément, et si un futur marché entre Poutine et Trump le pousse à le faire. Le régime n’a jamais été un partenaire fiable de la lutte contre le terrorisme: il n’a donné que des gages, faisant de lui un interlocuteur.
Quel va être le rôle des puissances régionales et de la Russie ?
La Turquie a fait le bilan, après le coup d’Etat manqué, de sa politique syrienne. Le régime d’Erdogan reconnaît que son activisme sur la crise syrienne lui a peu apporté et n’est pas populaire dans l’opinion turque. En outre, il voit que sur ses deux thématiques prioritaires – le dossier kurde et les réfugiés –, il n’y a pas de convergence avec l’Europe ou les Etats-Unis. Face à cet isolement, l’option d’un rapprochement avec la Russie est sur la table. Il faudra voir toutefois comment peut s’équilibrer la politique de Trump, entre sa volonté de rapprochement avec la Russie mais, en même temps, une grande méfiance envers l’Iran, allié de Moscou et Damas.
Al-Assad est-il un moindre mal par rapport à l’EI?
Non, mais il est présenté ainsi parce que quelque chose a manqué dans la narration de la révolution syrienne: les images du calvaire des Syriens, de la torture dans les prisons jusqu’aux horreurs à Alep, ont été accueillies avec une relative indifférence par l’opinion. C’est un conflit qui semble lointain, compliqué, et sur lequel s’agrège désormais du terrorisme.
Nos dirigeants ont été incapables de rendre le conflit intelligible, de faire écho à notre propre histoire durant la Seconde Guerre mondiale. Il est significatif de voir que les derniers messages des habitants d’Alep-Est nous appellent simplement à témoigner de leur calvaire.
La bataille de l’information aurait aussi joué un rôle?
Le débat sur la véracité des faits a été d’une rare violence. Les marchands de doute ont multiplié leurs attaques, notamment sur les réseaux sociaux, alimentées par la propagande russe. Ces doutes ont préempté le débat de fond.
Quelles leçons pour l’après-Alep?
Le seuil de violence atteint, sans réelle réaction, influera sur les prochaines crises régionales. Ajoutons l’impuissance totale de l’ONU et du système post-1945 créé pour prévenir les guerres et maintenir la paix. La France milite, signe de son impuissance, pour que le droit de veto soit interdit en cas de crime de guerre ou contre l’humanité. Mais comment les déterminer? Par quelles instances? On se retrouve dans une faille béante de notre système mondial de régulation des conflits. (Entretien publié dans Libération, mis à jour 14 décembre 2016)
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Manon-Nour Tannous est chercheuse associée au Centre Thucydide (Paris-II), et au Collège de France en histoire contemporaine du monde arabe.
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