Entretien avec Jean-Pierre Filiu conduit par Baudouin Loos
Selon Le Soir Express, ce 14 décembre 2016, à 12h: «De violents bombardements secouaient mercredi la ville syrienne, avec notamment des frappes d’artillerie du régime contre la dernière poche rebelle. Un journaliste de l’AFP qui se trouve en secteur rebelle a vu un tank du régime tirer violemment en direction de la poignée de quartiers encore tenus par les insurgés à Alep, où un accord d’évacuation de civils et de combattants anti-régime a été suspendu.» (Réd. A l’Encontre)
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Ces deux derniers jours, l’ONU signale des atrocités commises par les troupes du régime contre des civils à Alep, c’était prévisible?
On risque de voir des milliers de morts, le bain de sang ne fait que commencer. Les égorgeurs lâchés par le régime ont carte blanche. Il s’agit à la fois d’éliminer des combattants potentiels, d’enrôler de la chair à canon qu’on dirigera vers d’autres fronts et surtout de démontrer, en tuant femmes et enfants, que les résistants n’ont pu protéger leur population.
Sur votre blog sur le site du «Monde», vous estimez que Daesh sort vainqueur des événements. Des djihadistes que le régime a peu frappés, pour les garder comme repoussoirs?
En effet, plus le fait que Bachar el-Assad et Vladimir Poutine ont joué aux apprentis sorciers, réveillant des monstres qui leur échappent. Le seul endroit de Syrie que le régime avait repris à Daesh, la ville de Palmyre, fut un succès fragile puisqu’elle a été reprise par les djihadistes ces derniers jours. Il faut qu’on intègre en Europe que non seulement Assad et Poutine ne peuvent rien contre Daesh mais, qu’au contraire, ce dernier se nourrit de leurs interventions. Et les djihadistes, on le sait, ne se contentent pas du théâtre proche-oriental.
On lit souvent qu’Assad et Poutine voulaient en finir à Alep avant l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche le 20 janvier, car ce dernier est trop imprévisible…
C’est bien plus grave: Poutine ne veut pas traiter, il veut prendre. Barack Obama avait décidé de reculer et le Russe y a pris goût. L’idée même qu’il devrait négocier sur la Syrie, chose qu’il n’a jamais sérieusement faite, il ne l’envisage même plus. Il n’attend pas Trump: il veut lui imposer un rapport de force. Et, de fait, la marge de manœuvre de l’Américain dans cette région sera extrêmement limitée.
Alep, c’est aussi, dites-vous, la faillite des Nations unies…
Oui, c’est la pire chose qui soit dans toutes les catastrophes que ce conflit charrie. C’est à l’image d’Obama en août 2013, quand il renonça à agir après l’attaque chimique du régime dans la région de Damas, une claire violation du droit international qui a donné un coup de fouet à Daesh et enfoncé le pays dans la guerre, préparant l’escalade dans l’horreur qui a suivi. L’ambassadeur français à New York, François Delattre, qui est aux premières loges, vient de cosigner un texte intitulé «Alep, tombeau de l’ONU?». Et c’est vrai puisque tous les principes de base du vivre-ensemble sont violés. L’ONU n’a pas fait semblant d’accompagner la crise humanitaire, comme en ex-Yougoslavie, pas même le service minimum. Ce scénario définit, hélas!, les règles du monde de demain.
L’Union européenne paraît aussi bien absente…
Il faut tout de même signaler les déclarations fermes et justes de Federica Mogherini (à la tête de la diplomatie européenne), mais sans suites. Les Etats membres sont divisés. La politique d’apaisement envers la Russie dispose de pas mal de partisans en Europe. Voilà ce qui explique son absence criante dans ce dossier. En outre, en laissant filer ses relations avec la Turquie, l’UE s’est privée d’un relais important sur place.
Le peut-être futur président de la France, François Fillon, est lui-même partisan d’une entente avec la Russie sur la Syrie…
Ce qui le démarque de l’héritage gaulliste dont il se réclame! La question est de savoir comment quelqu’un qui prétend aux plus hautes fonctions de la République peut rester silencieux. Cela pose un sérieux problème de crédibilité. Il y a des choses qu’on ne fait pas. Cela risque de peser dans sa campagne électorale.
La Turquie d’Erdogan, qui avait longtemps aidé les rebelles, y compris à Alep, a changé de politique, se concentrant sur ses soucis kurdes, en Syrie également…
D’une part, la Turquie est le garde-frontière de l’Europe contre Daesh et, pour des raisons propres, a décidé sans coordination avec l’UE de fermer le corridor que les djihadistes utilisaient entre l’Europe et la Syrie. D’autre part, le président Erdogan s’est senti abandonné par l’Occident à partir du coup d’Etat raté de la mi-juillet. Paradoxalement, il a trouvé à Moscou une oreille attentive, cela aux dépens des révolutionnaires d’Alep. En effet son silence sur le martyre de la ville est assourdissant. A-t-il un accord avec Poutine qui est seulement tactique ou cela va-t-il aller plus loin ? On peut imaginer une répartition des tâches, la Russie laissant la Turquie s’occuper librement de ce qui se passe au nord de l’Euphrate en Syrie [la région kurde, notamment].
Sur quelle Syrie Assad va-t-il régner en cas de succès complet? Sur un champ de ruines qu’aucun de ses alliés ne compte reconstruire?
Le régime ne se pose pas la question. C’est sa force. Chaque jour est un jour de gagné. En même temps, ses parrains russes et iraniens ne peuvent se permettre un échec en Syrie, c’est pourquoi ils s’engagent à fond et y risquent de lourdes pertes. C’est tout bénéfice pour Assad. Mais il est vrai que la Syrie a été ramenée plusieurs générations en arrière. Le régime devrait commencer la reconstruction, mais ce n’est le cas nulle part. Il est exsangue. On risque même de voir un processus de colonisation de la région d’Alep par les Iraniens et d’autres, qui voudront une récompense matérielle. (Entretien publié dans le quotidien belge Le Soir en date du 14 décembre 2016)
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