Par Benjamin Barthe
Leur photo passera peut-être à la postérité sous le titre des « amoureux d’Alep-Est ». Lui en jean et blouson, un bonnet sur la tête, la kalachnikov en bandoulière, et le bras passé dans le dos de sa promise ; elle en manteau bleu pétrole, le visage entouré d’un châle noir, incliné sur l’épaule de son protecteur. Le jeune couple, photographié de dos, fait face à un mur en ruine sur lequel un célèbre refrain de la diva libanaise Fayrouz a été tagué : « Nous reviendrons, ô amour. » Avec en guise de signature, cette date, au goût aigre de la défaite : 15.12.2016.
Ce jeudi-là, un mois jour pour jour après le lancement de l’offensive loyaliste visant à les bouter hors d’Alep-Est, les insurgés, qui avaient imaginé faire de ces quartiers la tête de pont d’une offensive vers Damas destinée à renverser Bachar Al-Assad, ont enterré leurs rêves. Par milliers, le regard dans le vide, parfois embué, ils sont montés dans la file indienne de bus verts et d’ambulances garés dans le sud d’Alep, en lisière de la nasse de deux ou trois kilomètres carrés, où les bombardements des troupes pro-Assad les ont peu à peu acculés. Une évacuation sans billet retour, à destination de la campagne à l’ouest d’Alep, une zone hors du contrôle gouvernemental.
Une détresse couchée sur les murs
C’est l’épilogue de quatre ans et demi de combats, d’espoirs et de désillusions et puis d’une lente agonie, sous les bombes et les privations. La perte d’Alep sonne le glas, de facto, des espoirs de l’opposition syrienne. Privée de son dernier bastion urbain, refoulée dans des zones rurales et des villes moyennes, l’insurrection menace de s’étioler, lentement mais sûrement. Conscients qu’une page de leur histoire se tourne, les insurgés, avant de monter dans les bus verts, ont chacun à leur manière fait leur adieu à Alep et peut-être aussi au soulèvement de 2011.
A l’image du cliché des amoureux, au romantisme révolutionnaire appuyé, beaucoup de militants ont choisi de coucher leur détresse sur les murs et les devantures des quartiers de Soukari et de Mashhad, l’ultime poche rebelle. «Au revoir mère», a écrit l’un d’eux, avec un spray à peinture, usant d’une formule typiquement alépine. «Aime-moi loin du pays de l’oppression, loin de cette ville qui s’est rassasiée de la mort», a tracé une autre âme fiévreuse.
Les adeptes de la vidéo ont posté sur les réseaux sociaux de courts films, pour exprimer les sentiments mêlés qui les habitent, le soulagement de sortir vivant d’un mois de pilonnage, qui a fait des centaines de morts, et la douleur du déracinement. «Nous nous sommes battus pour transformer la Syrie d’Assad en une Syrie libre, clame Salah Al-Ashkar, l’un des journalistes citoyens d’Alep, face à l’objectif de sa caméra. Personne ne nous a aidés. Et, comme vous le voyez maintenant, moi le fils d’Alep, je dois quitter ma ville malgré moi», ajoute-t-il, la gorge nouée.
Les militants pro-démocratie se précipitent d’autant plus pour laisser leur empreinte sur les murs martyrisés d’Alep ou sur les réseaux sociaux que la révolution a été cruelle avec eux. La montée en puissance des groupes armés, et leur radicalisation progressive, en écho à la répression du régime, ont peu à peu étouffé leur voix, et marginalisé leur rôle, dans la conduite du soulèvement.
Tirs contre une ambulance
Après avoir entassé leurs effets personnels dans un sac aussi gros que possible, beaucoup d’insurgés ont choisi de mettre le feu à ce qu’ils ne pouvaient pas emporter ou à ce qui pourrait leur causer du tort, en cas de fouille de leurs bagages à un barrage des forces pro-Assad. Des piles de documents, des habits, des meubles, et même des voitures sont partis en fumée, projetant au-dessus de la ville des colonnes de fumée noire qui, pour une fois, n’étaient pas synonymes de bombardements.
Les autres déplacés se sont répartis entre les écoles d’Atareb, aménagées à la hâte pour les accueillir, et le domicile de particuliers, disposés à les héberger. «J’étais heureux qu’ils soient sortis vivants de cet enfer, raconte Abeer Hussein, une habitante d’Atareb, jointe par WhatsApp, qui a observé l’arrivée des Alépins depuis le toit de sa maisonnette. Mais eux avaient l’air si triste. Ils ressemblent aux Palestiniens de 1948 [date de la création d’Israël, qui a poussé à l’exode des centaines de milliers de Palestiniens]. Ils ne parlent que d’une chose, retourner sur leur terre, alors que leur exil commence à peine et qu’il promet d’être long et douloureux.»
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, trois convois ont pu partir ce jeudi, contenant 3 000 personnes, des civils en grande majorité, et plus de 40 blessés. Les opérations d’évacuation des 50’000 autres candidats au départ, dont plusieurs milliers de combattants promettent de durer encore plusieurs jours. (Article publié dans Le Monde, daté du 17 décembre 2017, page 2)
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Russie et Turquie organisent l’évacuation
Par Benjamin Barthe
Opération hautement délicate, l’évacuation des insurgés d’Alep-Est consacre la montée en puissance, sur le dossier syrien, d’un nouveau duo diplomatique : la Russie et la Turquie. Ce sont ces deux pays qui ont élaboré le mécanisme d’exfiltration des opposants et qui le mettent en œuvre.
Cette cogestion, dont sont exclus plusieurs acteurs majeurs de la crise, comme les Etats-Unis et l’Iran, découle du rapprochement en cours entre Ankara et Moscou, initié, après plusieurs années de brouille, par la rencontre entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg, au mois d’août.
Le processus d’évacuation a été négocié à Ankara, entre les services de renseignement turcs, l’armée russe et des représentants de la rébellion. L’administration Obama, en fin de mandat, n’a pas été consultée, pas plus que les services de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial des Nations unies.
Les termes de l’accord, conclu mardi 13 décembre, ont suscité la grogne de l’Iran et de ses relais sur le terrain, les milices chiites pro-gouvernementales. Cette mauvaise humeur s’est exprimée mercredi soir, sous la forme d’un communiqué du Hezbollah, le mouvement chiite libanais. Peu enclin d’habitude à exposer au grand jour ses divergences avec Moscou, le «Parti de Dieu» fit alors savoir que de «grosses complications» entravaient l’arrangement russo-turc.
Panique
Quelques heures plus tôt, des tirs attribués par l’opposition à des milices chiites avaient fait capoter une première tentative d’évacuation. En coulisses, Téhéran a fait pression pour qu’en parallèle de la sortie des rebelles d’Alep, le siège imposé à deux villages chiites de la province d’Idlib, Foua et Kefraya, soit allégé.
Jeudi, pour éviter un nouvel accroc, les convois ont été escortés par des soldats russes, en plus des équipes du Comité international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge syrien. Des drones russes survolaient également les convois. A l’entrée de la zone rebelle, à l’ouest d’Alep, en milieu d’après midi, un avion syrien a bombardé un site proche des bus, semant un début de panique parmi les passagers. «Mes amis du Croissant-Rouge syrien m’ont dit que l’officier russe présent à cet en droit a aussitôt décroché son téléphone et passé un savon à son homologue syrien», assure Amer Al-Faj, un responsable de l’accueil des évacués, à Atareb.
Le binôme russo-turc aura l’occasion d’officialiser son rôle le 27 décembre prochain, date d’une réunion prévue à Moscou, entre représentants des deux pays, en présence également de l’Iran. (Publié dans Le Monde daté du 17 décembre 2016, page 2)
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