Palestine-Israël. «Le colonialisme israélien devient numérique»

Par Anwar Mhajne

La surveillance a toujours fait partie intégrante de la stratégie d’Israël pour maintenir son oppression sur les Palestiniens, qu’ils soient citoyens d’Israël, sujets occupés ou en exil. Les médias sociaux, cependant, ont sans aucun doute facilité la tâche de l’Etat pour supprimer et surveiller les voix et les récits palestiniens à l’échelle mondiale.

Nous avons vu cela se produire, presque en temps réel, lors des événements survenus dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem le mois dernier: des dizaines d’utilisateurs d’Instagram, par exemple, ont critiqué cette application de médias sociaux pour avoir suspendu des comptes et supprimé des messages et des témoignages concernant l’expulsion forcée imminente de familles du quartier. Bien qu’Instagram ait ensuite présenté ses excuses et affirmé que les suppressions étaient une erreur technique, la récurrence de ce phénomène sur les plateformes en ligne montre que ces réponses ne sont pas le fruit du hasard.

Ce n’est pas la première fois que les entreprises de médias sociaux sont accusées de censurer les voix dissidentes palestiniennes. En fait, la surveillance et le contrôle numériques des Palestiniens sont devenus une stratégie fondamentale pour le gouvernement israélien à l’ère de l’information. De nouvelles institutions et politiques ont vu le jour pour atteindre ces objectifs.

Les accords d’Oslo, qui ont été ostensiblement conçus dans les années 1990 pour offrir une certaine forme d’autonomie locale dans les territoires occupés, sont censés accorder aux Palestiniens «le droit de construire comme d’exploiter des systèmes et des infrastructures de communication séparés et indépendants, y compris des réseaux de télécommunication, un réseau de télévision et un réseau de radio». Pourtant, les restrictions imposées par Israël ont systématiquement entravé le développement de toute infrastructure palestinienne indépendante dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC).

Par exemple, le trafic internet palestinien repose sur une infrastructure fragmentée qui dépend entièrement des réseaux israéliens. Selon un rapport de la Banque mondiale de 2016, en plus de conserver le contrôle total du réseau central, Israël bloque fréquemment l’importation d’équipements TIC dans les zones de Cisjordanie sous contrôle palestinien. Le contrôle qu’Israël exerce sur le cyberespace dans les territoires occupés entrave encore davantage la prestation de services par des moyens qui reflètent essentiellement les barrages routiers, les points de contrôle et le système de permis kafkaïen d’Israël dans le monde physique.

L’armée israélienne a également régulièrement brouillé et piraté les signaux téléphoniques, internet et de radiodiffusion au sein de la population palestinienne. Elle a même détruit les infrastructures de réseau palestiniennes en l’absence de violence; en 2012, par exemple, l’armée a délibérément et continuellement coupé la seule connexion terrestre entre les régions sud et nord de la bande de Gaza, sans lien avec une quelconque escalade armée.

Collaboration entre l’Etat et les entreprises

Malgré ces limitations, l’accès à l’internet a donné aux Palestiniens un moyen de transcender leur fragmentation territoriale et a favorisé l’unification des voix palestiniennes. La société civile palestinienne a tiré parti de l’utilisation des médias sociaux pour contourner les grands médias ainsi que les médias traditionnels et partager avec le monde entier ses histoires d’occupation, de déplacement et de violence israélienne.

Mais si l’activisme numérique peut offrir un niveau de mobilité virtuelle, il fait aussi des Palestiniens une cible facile pour le contrôle de l’Etat. Israël a particulièrement intensifié sa répression des utilisateurs palestiniens du numérique à la suite du soulèvement d’octobre 2015 qui fut déclenché après que des membres de la Knesset israélienne et des colons juifs ont pris d’assaut le complexe de la mosquée d’Al-Aqsa sous une forte protection de l’armée et de la police. Une situation qui s’est caractérisée par des dizaines d’attaques palestiniennes solitaires au couteau et des punitions collectives infligées par les forces israéliennes.

Depuis lors, Israël a arrêté des centaines de militants, d’étudiants, d’artistes et de journalistes palestiniens sous le prétexte d’«incitation» sur les plateformes de médias sociaux. Le pouvoir a saisi des communications privées de Palestiniens pour faire pression sur eux afin qu’ils mettent fin à leur activisme ou pour les faire chanter afin qu’ils collaborent avec le service de sécurité de l’Etat.

Cette surveillance se fait désormais par le biais d’une collaboration entre les unités de sécurité israéliennes et les plateformes de médias sociaux. En conséquence, les voix palestiniennes sont constamment et de manière disproportionnée ciblées par des entreprises telles que Facebook, WhatsApp, Twitter, YouTube et même Zoom.

Facebook, en particulier, est devenu une arène importante de l’affrontement politique. Actuellement, Facebook évalue si le mot «sioniste» doit être considéré comme un qualificatif raciste simple substitut de «juif» ou «israélien». En vertu de cette politique, les tentatives raisonnables de critiquer et de tenir Israël pour responsable par le biais d’un discours politique protégé par la Constitution pourraient être qualifiées de «discours de haine» et retirées de la plate-forme. La semaine dernière, des représentants de Facebook et de TikTok ont même rencontré le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, pour discuter du retrait de leurs sites respectifs des contenus qui inciteraient à la violence ou diffuseraient de la désinformation.

Selon une étude du groupe palestinien de défense des droits numériques 7amleh, en 2019, deux tiers des Palestiniens ont déclaré que la peur de la censure les avait rendus inquiets à l’idée d’exprimer leurs opinions politiques sur les médias sociaux. Sada Social, une autre organisation palestinienne de défense des droits numériques, a documenté environ 1000 violations visant des utilisateurs palestiniens des médias sociaux en 2019, sous la forme de suppression de pages publiques, de comptes, de messages, de publications et de restrictions d’accès. 7amleh a également rapporté qu’en 2020, les entreprises de médias sociaux ont accepté 81% des demandes d’Israël de supprimer des contenus palestiniens en ligne.

En revanche, les entreprises de médias sociaux semblent mettre beaucoup plus de temps à traiter les contenus incitatifs publiés par des Israéliens à propos des Palestiniens. La semaine dernière, 7amleh a signalé que des groupes israéliens d’extrême droite utilisaient Telegram pour inciter à la violence et organiser des attaques contre les Palestiniens. Malgré les rapports faisant état de l’utilisation par des extrémistes de droite israéliens de groupes WhatsApp pour coordonner la violence contre les Palestiniens en Israël, WhatsApp n’a proposé aucune solution systématique. Elle a simplement supprimé certains comptes de personnes ayant participé à divers de ces groupes, uniquement lorsque ces comptes ont été signalés.

Persécution et répression

Cette collaboration pour supprimer et effacer les voix palestiniennes en ligne étend effectivement les pratiques coloniales d’Israël du domaine physique au domaine numérique, créant ce qui est de plus en plus décrit comme une forme de colonialisme numérique.

Comme le colonialisme classique, le colonialisme numérique est ancré dans la conception de l’industrie technologique en tant que système de profit et d’exploitation. Avec la coopération de gouvernements oppressifs, les grandes entreprises technologiques utilisent la technologie pour espionner les utilisateurs, traiter leurs données et prendre des décisions quant à leur utilisation. Ces données s’appliquent à la modération des discours, à la modération des contenus et à la liberté d’association. Ainsi, les entreprises de réseaux sociaux peuvent facilement censurer des contenus, façonner ce que les gens voient dans leur fil d’actualité et déterminer quel type de groupes militants peuvent être créés sur leurs plateformes.

Pour les Palestiniens, les restrictions physiques et la fragmentation géographique font que l’accès aux médias sociaux est l’un des rares outils à leur disposition pour amplifier leur voix et contrer la désinformation ayant trait à leur peuple et leur cause. Les réduire au silence en supprimant leurs posts et en partageant leurs données avec le gouvernement israélien n’a pas seulement conduit à l’arrestation de «dissidents» politiques; cela a transformé les médias sociaux d’un outil de renforcement de la liberté d’expression et de promotion des droits humains en un outil utilisé pour la persécution et la répression.

Les gouvernements et les autres parties prenantes ont la responsabilité de respecter leurs obligations en matière de protection des droits humains en vertu du droit international, y compris dans la sphère numérique. Cela peut commencer par permettre aux Palestiniens de développer leur propre infrastructure TIC, tout en tenant les entreprises de médias sociaux responsables de la surveillance des militants palestiniens et en exigeant qu’elles soient plus transparentes sur leur conduite. Les Palestiniens étant pris pour cible dans la rue et sur leur téléphone, les droits numériques constituent un front essentiel pour parvenir à la justice en veillant à ce que les voix et les témoignages des Palestiniens continuent d’être entendues, documentées et mises en valeur. (Article publié sur le site israélien +972, le 25 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

La Dr Anwar Mhajne est une citoyenne palestinienne d’Israël. Elle est originaire d’Umm Al Fahem, mais a déménagé aux Etats-Unis en 2011 afin de poursuivre ses études. Anwar Mhajne est actuellement professeure adjointe au département des sciences politiques du Stonehill College, Massachusetts.

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