Palestine. «Des vies effacées à Gaza: Israël fait exprès d’éliminer des familles palestiniennes entières»

Par Amira Hass

Suite à l’«accord de cessez-le-feu» intervenu «entre Israël et le Hamas» – accord appliqué dès 2 heures du matin le vendredi 21 mai 2021 – il est plus que probable que soit mise entre parenthèses la réalité de la guerre menée contre la population de Gaza. Raison pour laquelle il est plus que nécessaire, aujourd’hui, de publier cet article d’Amira Hass (datant du 19 mai) et, dans sa suite, la contribution de Gideon Levy, datant du 20 mai. (Réd. A l’Encontre)

Quinze familles nucléaires et élargies palestiniennes ont perdu au moins trois, et en général plus, de leurs membres dans les bombardements israéliens de la bande de Gaza au cours de la semaine du 10 mai au lundi après-midi [17 mai]. Parents et enfants, bébés, grands-parents, frères et sœurs, neveux et nièces sont morts ensemble lorsqu’Israël a bombardé leurs maisons, qui se sont effondrées sur eux. Pour autant que l’on sache, aucun avertissement préalable n’a été donné pour qu’ils puissent évacuer les maisons visées.

Samedi 15 mai, un représentant du ministère palestinien de la Santé a apporté la liste des noms de 12 familles qui ont été tuées, chacune à son domicile, chacune lors d’un seul bombardement. Depuis, lors d’un raid aérien avant l’aube du dimanche 16 mai, qui a duré 70 minutes et a été dirigé sur trois maisons de la rue Al Wehda dans le quartier de Rimal à Gaza, trois familles comptant 38 personnes au total ont été tuées. Certains des corps ont été retrouvés dimanche matin. Les forces de secours palestiniennes n’ont réussi, que dimanche soir, à trouver le reste des corps et à les sortir des décombres.

L’anéantissement de familles entières dans les bombardements israéliens a été l’une des caractéristiques de la guerre en 2014. Au cours des quelque 50 jours de guerre d’alors, les chiffres de l’ONU indiquent que 142 familles palestiniennes ont été «éliminées» (742 personnes au total). Les nombreux incidents d’alors et d’aujourd’hui attestent qu’il ne s’agissait pas d’erreurs: le bombardement d’une maison alors que tous ses résidents s’y trouvent fait suite à une décision prise en haut lieu, appuyée par l’examen et l’approbation de juristes militaires.

Une enquête menée par le groupe de défense [israélien] des droits de l’homme B’Tselem, qui s’est penchée sur quelque 70 familles «supprimée» en 2014, a fourni trois explications pour les nombreuses familles nucléaires et élargies qui ont été tuées, toutes en même temps, lors d’un bombardement israélien sur la maison de chacune de ces familles. L’une des explications est que l’armée israélienne n’a pas prévenu les propriétaires ou leurs locataires, ou que l’avertissement n’est pas parvenu, du tout ou à temps, à la bonne adresse.

Quoi qu’il en soit, ce qui ressort, c’est la différence entre le sort réservé aux immeubles qui ont été bombardés avec leurs habitants à l’intérieur, et les «tours» – les immeubles de grande hauteur qui ont été bombardés à partir du deuxième jour de ce dernier conflit, pendant la journée ou en début de soirée.

Selon les informations recueillies, les propriétaires ou les concierges des tours étaient prévenus une heure au plus à l’avance qu’ils devaient évacuer, généralement par un appel téléphonique de l’armée ou du service de sécurité Shin Bet, puis par des «missiles d’avertissement» tirés par des drones. Ces propriétaires et/ou concierges étaient censés prévenir les autres résidents dans le court laps de temps restant.

Les gratte-ciel ne sont pas les seuls à être concernés. Jeudi soir, la maison d’Omar Shurabji, à l’ouest de Khan Yunis, a été bombardée. Sur la route un cratère a été formé et une pièce du bâtiment de deux étages a été détruite. Deux familles, comptant sept personnes au total, vivent dans ce bâtiment.

Environ 20 minutes avant l’explosion, l’armée a appelé Khaled Shurabji et lui a dit de dire à son oncle Omar de quitter la maison, selon un rapport du Centre palestinien des droits de l’homme. On ne sait pas si Omar était présent, mais les habitants de la maison se sont tous empressés de sortir, si bien qu’il n’y a pas eu de victimes.

Le fait même que l’armée israélienne et le Shin Bet aient eu du mal à appeler et à ordonner l’évacuation des maisons montre que les autorités israéliennes disposent des numéros de téléphone actuels des personnes se trouvant dans chaque structure destinée à être détruite. Elles ont les numéros de téléphone des proches des personnes suspectées ou connues pour être des militants du Hamas ou du Jihad islamique. Le registre de la population palestinienne, y compris celui de Gaza, est entre les mains du ministère israélien de l’Intérieur. Il comprend des détails tels que les noms, les âges, les parents et les adresses.

Comme l’exigent les accords d’Oslo, le ministère palestinien de l’Intérieur, par l’intermédiaire du ministère des Affaires civiles, transfère régulièrement des informations courantes à la partie israélienne, notamment en ce qui concerne les naissances et les nouveau-nés: les données du registre doivent recevoir l’approbation d’Israël car, sans cela, les Palestiniens ne peuvent pas recevoir de carte d’identité le moment venu, ou dans le cas des mineurs – ils ne peuvent pas voyager seuls ou avec leurs parents par les passages frontaliers contrôlés par Israël.

Il est donc clair que l’armée connaît le nombre et les noms des enfants, des femmes et des personnes âgées qui vivent dans chaque immeuble résidentiel qu’elle bombarde pour quelque raison que ce soit.

La deuxième explication de B’Tselem pour expliquer pourquoi des familles entières ont été «éliminées» en 2014 est que la définition par l’armée d’une «cible militaire» attaquable était très large, et qu’elle incluait les maisons des personnes du Hamas et du Jihad islamique. Ces maisons étaient décrites comme une infrastructure opérationnelle, ou une infrastructure de commandement et de contrôle de l’organisation ou une infrastructure terroriste – même si elle ne possédait qu’un téléphone, ou n’accueillait qu’une réunion.

La troisième explication dans l’analyse de B’Tselem de 2014 était que l’interprétation de l’armée des «dommages collatéraux» est très flexible et large. L’armée prétend et affirme qu’elle agit selon le principe de «proportionnalité» entre les dommages causés aux civils non impliqués et la réalisation de «l’objectif militaire légitime», autrement dit, que dans chaque cas, les «dommages collatéraux» causés aux Palestiniens sont mesurés et pris en compte.

Mais une fois que l’«importance» d’un membre du Hamas est considérée comme élevée et que sa résidence est définie comme une cible légitime de bombardement, dès lors les «dommages collatéraux admissibles» – en d’autres termes le nombre de personnes non impliquées tuées, y compris les enfants et les bébés – sont très larges.

Dans le bombardement intensif de trois immeubles résidentiels de la rue Al Wehda à Gaza, avant l’aube de dimanche, les familles Abu al Ouf, Al Qolaq et Ashkontana ont été tuées. En temps réel, lorsque le nombre de morts d’une même famille est si élevé, il est difficile de trouver et d’encourager un survivant à parler de chaque membre de la famille et de ses derniers jours. Il faut donc se contenter de leurs noms et de leurs âges, tels qu’ils figurent dans les rapports quotidiens des organisations de défense des droits de l’homme qui recueillent les informations et notent même, lorsqu’elles le savent, si un membre de la famille appartenait à une organisation militaire. Jusqu’à présent, on ne sait pas si et qui, parmi les résidents des immeubles d’Al Wehda, était considéré comme une cible si importante, qui a «permis» l’anéantissement de familles entières.

Les membres de la famille Abu al Ouf qui ont été tués sont: le père Ayman, médecin en médecine interne à l’hôpital Shifa, et ses deux enfants : Tawfiq, 17 ans, et Tala, 13 ans. Deux autres femmes de la famille ont également été tuées: Reem, 41 ans, et Rawan, 19 ans. Ces cinq corps ont été retrouvés peu après le bombardement. Les corps de huit autres membres de la famille Abu al Ouf n’ont été retirés des ruines que dans la soirée: Subhiya, 73 ans, Amin, 90 ans, Tawfiq, 80 ans, et sa femme Majdiya, 82 ans, ainsi que leur parente Raja (mariée à un homme de la famille Afranji) et ses trois enfants: Mira, 12 ans, Yazen, 13 ans, et Mir, 9 ans.

Lors du raid aérien sur ces bâtiments, Abir Ashkontana, 30 ans, et ses trois enfants ont également été tués: Yahya, 5 ans, Dana, 9 ans et Zin, 2 ans : Yahya, 5 ans, Dana, 9 ans, et Zin, 2 ans. Dans la soirée, les corps de deux autres filles ont été retrouvés: Rula, 6 ans, et Lana, 10 ans. Le rapport du Centre palestinien ne mentionne pas si ces deux enfants sont les filles d’Abir.

Dans les deux bâtiments voisins, 19 membres de la famille Al-Qolaq ont été tués: Fuaz, 63 ans et ses quatre enfants: Abd al Hamid, 23 ans, Riham, 33 ans, Bahaa, 49 ans et Sameh, 28 ans, et sa femme Iyat, 19 ans. Leur bébé Qusay, âgé de six mois, a également été tué. Une autre femme membre de la famille élargie, Amal Al-Qolaq, 42 ans, a également été tuée, ainsi que trois de ses enfants: Taher, 23 ans, Ahmad, 16 ans, et Hana’a, 15 ans. Les frères Mohammed Al-Qolaq, 42 ans, et Izzat, 44 ans, ont également été tués, ainsi que les enfants d’Izzat: Ziad, 8 ans, et Adam, 3 ans. Les femmes Doa’a Al-Qolaq, 39 ans, et Sa’adia Al-Qolaq, 83 ans, ont également été tuées. Dans la soirée, les corps de Hala Al-Qolaq, 13 ans, et de sa sœur Yara, 10 ans, ont été sauvés, extraites des décombres. Le rapport du Centre palestinien ne mentionne pas qui étaient leurs parents et s’ils ont également été tués dans le bombardement. (Article publié dans le quotidien Haaretz le 19 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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Un Israël choyé exerce la violence, parce qu’il le peut

Par Gideon Levy

Cela a été prouvé une fois de plus: Israël est trop fort. Son armée est trop forte. Les Etats-Unis l’ont engraissée pendant des années avec de grandes quantités d’armes sophistiquées – au-delà de ses besoins – et avec un soutien international généralisé, automatique et aveugle. Israël a suralimenté son armée avec des budgets énormes et illimités, au détriment de besoins bien plus importants bien sûr. Et le résultat est maintenant devant vous: comme une oie malheureuse qui a été constamment gavée, Israël n’est plus capable de se restreindre. Le foie farci est devenu malade.

On dit qu’il n’y a pas de pays trop fort, mais Israël prouve que c’est le cas. Une grande partie de ses activités violentes, dans la guerre et dans le maintien de l’occupation, il les mène simplement parce qu’il le peut. Parce qu’il a le pouvoir de les mener à bien, même si elles ne sont pas nécessaires ou utiles.

Lorsqu’une femme âgée et mentalement instable s’est approchée des soldats en Cisjordanie en tenant un petit couteau de cuisine dans sa main faible, et qu’elle était à peine capable de se tenir debout – les soldats ont tiré des rafales sur elle. Un adolescent non armé aurait pu arrêter cette femme, mais les soldats ont vidé leurs chargeurs sur elle. Pourquoi? Pourquoi pas? Ils en étaient capables, alors ils l’ont fait.

Israël traite Gaza exactement comme la vieille femme au poste de contrôle. Israël déploie tout l’arsenal de sa force aérienne sophistiquée, sans vergogne, presque sans inhibitions, sur ce quartier emprisonné, gémissant, appauvri, et y vide toutes ses munitions, la gloire de son industrie de l’armement et celle des États-Unis.

Ce qui a été conçu pour bombarder un réacteur nucléaire en Iran est également bon pour bombarder une planche de surf sur la mer côtière de Gaza. Ce n’est pas nécessaire, – seuls des dommages terribles sont causés aux deux parties – et pourtant il y a 150 avions dans les airs au-dessus de Gaza. Pourquoi? Parce qu’Israël le peut – alors pourquoi pas?

Israël sème la destruction à une échelle terrifiante. Parfois, il avertit les habitants et leur donne une heure pour sauver tout leur monde, parfois il ne le fait pas. Parce qu’il le peut. Israël fait s’écouler des tours d’habitation et de bureaux comme des châteaux de cartes dans des spectacles effrayants destinés aux yeux et aux oreilles des habitants de Gaza en proie à la panique, mais aussi aux yeux des habitants d’Israël en liesse. Nous avons le pouvoir. Nous l’avons. Regardez comme nous sommes forts. Une démonstration de l’armée de l’air et ce n’est même pas le jour de l’indépendance. Regardez comme Gaza tremble. Regarde comment les tours s’effondrent sur elles-mêmes.

Le fan-club des pilotes dans les médias et dans le public regarde avec stupéfaction, les images de la destruction sont diffusées en boucle sur la télévision israélienne – qui ne montre rien de Gaza à part ses tours qui tombent. Tout cela alors qu’Israël aurait pu se contenter d’un bombardement précis des maisons utilisées ou non par le Hamas, sans détruire 15 étages et 150 destins. Mais pourquoi se donner la peine? Israël peut, les «Forces de défense israéliennes» peuvent, l’Armée de l’air israélienne peut certainement, face au ciel nu et sans défense de Gaza – alors pourquoi pas?

Si Israël avait été un peu moins fort et moins bien armé, il aurait été plus prudent dans ses actions. Ce surplus de puissance donne lieu à un comportement arrogant, belliqueux et barbare, et la force n’est pas seulement la puissance militaire, mais aussi la puissance politique: le monde permet à Israël de faire ce que très peu de pays sont autorisés à faire. C’est aussi un pouvoir destructeur. Cela fait pourrir Israël. Personne ne l’arrêtera, personne ne le punira pour ses actions. Alors pourquoi pas? Il peut faire ce qu’il veut.

Celui qui permet tout cela est un ami d’Israël, exactement de la même manière que le gaveur d’oies est un ami des oies. Lorsque le président américain Joe Biden déclare sans réserve qu’Israël «a le droit de se défendre» – la carte blanche pour détruire est de retour. Bombardez autant que vous le pouvez, chers amis, après tout vous ne faites que vous défendre, et pour cela tout vous est permis. Puis le président prétendument hostile signe un autre chèque pour la fourniture d’armes supplémentaires, qu’Israël utilisera au prochain tour. Merci, amis d’Israël, de le renforcer autant. Il est déjà tellement gonflé. (Article publié dans le quotidien Haaretz le 20 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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