«Les réfugié·e·s palestiniens se sentent trahis car le monde n’agit pas face à l’une des pires catastrophes humanitaires de notre époque à Gaza»

Par Philippe Lazzarini*

«Mesdames et Messieurs,

Je suis arrivé à Genève hier soir. En provenance directe de Gaza. C’est la troisième fois que je viens depuis le début de cette guerre dévastatrice.

Je dois dire que c’est un véritable enfer.

La majeure partie de la population de Gaza a été déplacée de force, principalement dans la partie sud de la bande, à Rafah. Rafah accueille aujourd’hui plus d’un million de personnes. Elle abritait auparavant 280 000 personnes. Elle ne dispose pas des infrastructures et des ressources nécessaires pour accueillir une telle population [1].

A l’intérieur de nos propres hangars, les familles vivent dans de minuscules espaces séparés par des toiles suspendues à de minces structures en bois. En plein air, des abris précaires sont apparus un peu partout. Rafah est devenue une véritable ville de tentes. Les alentours des bâtiments de l’UNRWA sont encombrés d’abris et de personnes désespérées et affamées.

L’aide ne peut plus atteindre ceux et celles qui n’ont pas pu se déplacer vers le sud. Il n’y a plus de nourriture à acheter, même pour ceux qui peuvent payer. Dans les magasins, les rayons sont vides. La vue d’un camion transportant de l’aide humanitaire provoque désormais le chaos. Les gens ont faim. Ils arrêtent le camion, demandent de la nourriture et la consomment dans la rue. J’en ai été le témoin direct lorsque je suis entré dans Gaza lundi soir.

Qualifier de telles scènes d’inhumaines est un euphémisme. L’ordre public est en train de s’effondrer. Les habitants de Gaza sont désormais entassés sur moins d’un tiers du territoire initial, près de la frontière égyptienne.

Il est irréaliste de penser que les gens resteront résilients face à des conditions invivables d’une telle ampleur. Surtout lorsque la frontière est si proche [2].

La semaine dernière, j’ai écrit au Président de l’Assemblée générale de l’ONU pour l’avertir que la capacité de l’UNRWA à remplir son mandat à Gaza est gravement limitée. L’ensemble de la réponse humanitaire dépend fortement de la capacité de l’UNRWA. Elle est aujourd’hui au bord de l’effondrement.

L’UNRWA gère encore 8 centres de santé sur 22. Nous hébergeons plus d’un million de personnes dans nos écoles et autres installations. Nos collaborateurs et collaboratrices spécialisés soutiennent du mieux qu’ils peuvent les personnes traumatisées. Nous continuons à distribuer la nourriture que nous parvenons à faire entrer, mais il ne s’agit souvent que d’une bouteille d’eau et d’une boîte de thon par jour et par famille, qui compte souvent 6 ou 7 personnes.

Cette réalité opérationnelle n’est pas viable. Ni pour la population, ni pour l’Office (UNRWA). Plus de 130 membres du personnel de l’UNRWA ont été tués. Beaucoup de nos employé·e·s, qui sont eux-mêmes déplacés, emmènent leurs enfants au travail avec eux pour s’assurer qu’ils sont en sécurité ensemble ou qu’ils meurent ensemble.

J’ai demandé à un collègue comment il parvenait à rester calme et à offrir son aide dans un abri. Il m’a répondu qu’il cherchait un coin dans le bâtiment pour pleurer dix fois par jour.

Il n’y a aucun endroit où l’on puisse se sentir en sécurité à Gaza. Les infrastructures civiles et les installations des Nations unies n’ont pas été épargnées par les bombardements. J’ai été horrifié par les images d’hier (le 12 décembre) montrant une école de l’UNRWA dynamitée dans le nord de la bande de Gaza.

Les habitants de Gaza sont à la recherche de solutions et de moyens, alors qu’ils sont confrontés aux bombardements, aux privations et aux maladies dans un espace de plus en plus restreint. Ils s’affrontent au chapitre le plus sombre de leur histoire depuis 1948. Et cette histoire a été douloureuse. Les événements qui se déroulent à Gaza ont pour toile de fond 75 ans de déplacements. 75 ans d’échec dans la recherche d’une solution juste et durable au sort des réfugié·e·s palestiniens.

Pendant tout ce temps, ils ont été privés de leurs droits fondamentaux et de leur droit à l’autodétermination. Dans toute la région, beaucoup continuent de vivre dans des camps de réfugiés surpeuplés, dans des conditions de vie déplorables, génération après génération.

Au cours des 75 dernières années, le monde a demandé à l’UNRWA de défendre les droits des réfugié·e·s palestiniens. Et nous l’avons fait avec succès, en contribuant autant que possible à leur développement et à leur sentiment de stabilité. Plus de 2 millions d’élèves, dont la moitié sont des filles, ont obtenu leur diplôme dans nos écoles.

Les indicateurs de santé de cette communauté de réfugié·e·s dépassent les normes de l’OMS. Mais aujourd’hui, et malgré nos succès, l’UNRWA souffre d’un sous-financement chronique qui affecte la qualité de nos services [3].

Le respect des droits des réfugié·e·s ne relève pas uniquement de la responsabilité des acteurs de l’aide humanitaire et du développement. C’est une responsabilité partagée avec les donateurs et les pays d’accueil.

Je voudrais ici remercier les pays qui ont accueilli, au cours des sept dernières décennies, des millions de réfugiés palestiniens.

Je remercie également nos partenaires et nos donateurs pour leur soutien et leur confiance.

Mais les réfugiés palestiniens ont besoin d’une solution juste, pas seulement d’aide. Aujourd’hui, ils se sentent abandonnés par la communauté internationale. Ils se sentent trahis car le monde n’agit pas face à l’une des pires catastrophes humanitaires de notre époque à Gaza. Ils pensent désormais que les vies humaines ne sont pas égales et que les droits de l’homme ne sont pas universels. C’est un message dangereux, qui aura de graves répercussions.

Le Forum mondial sur les réfugiés représente la volonté politique de la communauté internationale d’affirmer les droits de l’homme de toutes les personnes qui fuient la guerre et d’autres crises.

Qu’il s’agisse de Syriens, de Somaliens, d’Afghans ou de Palestiniens, la prise en compte du sort des réfugié·e·s et le respect de leurs droits requièrent la volonté politique de s’attaquer aux causes profondes de leur déplacement. Les réfugié·e·s restent souvent trop longtemps dans ce statut. Cette situation n’est pas propre aux réfugiés palestiniens.

Tous les réfugiés restent des réfugiés jusqu’à ce qu’ils changent de statut, acquièrent la citoyenneté ou retournent dans leur pays d’origine.

Le HCR et l’UNRWA sont l’expression de la responsabilité collective des Etats membres des Nations unies à l’égard des réfugié·e·s.

La population de Gaza, comme le reste de la population, aspire à la sécurité, à la stabilité et à l’épanouissement. C’est également dans ce forum que je dois tirer la sonnette d’alarme sur la déshumanisation qui sévit pendant cette guerre. La guerre à Gaza repose en grande partie sur une guerre médiatique. Les propos déshumanisants et désobligeants ne doivent pas être normalisés.

Le manque d’empathie ne fait qu’alimenter les divisions, la polarisation et la haine. Je suis horrifié par les campagnes de diffamation qui visent les Palestiniens et tous ceux et celles qui leur apportent assistance et protection.

Nos partenaires ici présents doivent nous aider à repousser la haine et à démystifier les accusations vulgaires répétées. Il est décourageant de constater que certains partenaires de longue date choisissent de se laisser convaincre par le flot de fausses informations visant à discréditer l’UNRWA. J’invite nos partenaires à rester vigilants et à ne pas agir sur la base de faits déformés.

J’ai trois appels à lancer aujourd’hui.

  • Premièrement, nous avons besoin d’un cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza et de la fin du siège pour permettre l’acheminement d’une aide suffisante. Je salue ici le soutien massif de 153 Etats membres de l’ONU à l’Assemblée générale, qui appellent à un cessez-le-feu humanitaire immédiat.
  • Deuxièmement, nous devons être en mesure de déployer une aide humanitaire digne de ce nom. Elle doit être substantielle.

Les lendemains de la guerre à Gaza seront marqués par la façon dont nous répondrons à la crise actuelle. Que peuvent offrir une centaine de camions par jour à 2,2 millions de personnes?

Les discussions «au sommet» sur le nombre de camions par jour ont pris tellement de temps et d’énergie que je restais sans réponse face à un père de cinq enfants à Rafah qui m’a demandé comment lui et ses enfants pouvaient survivre avec une seule boîte de haricots pendant trois jours.

Nous sommes donc très loin d’une réponse humanitaire adéquate.

  • Troisièmement, collectivement, nous devons veiller à ce que le droit international humanitaire reste le cadre réglementaire du conflit. Il ne peut être sélectif ou réinterprété.

En conclusion, le conflit israélo-palestinien a été négligé pendant bien trop longtemps. Le processus politique doit être relancé de toute urgence.

Il n’y a absolument aucune alternative à un véritable processus politique pour mettre fin «au cycle de la violence».

Les Israéliens et les Palestiniens doivent tous deux bénéficier d’un Etat, de la paix et de la stabilité. Cela nécessitera des efforts soutenus pour aider les deux sociétés à guérir et à vivre côte à côte. Je vous remercie de votre attention.»

(Intervention publiée le 13 décembre sur le site de l’UNRWA -United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East; traduction rédaction A l’Encontre)

* Philippe Lazzarini, Commissaire général de l’UNRWA. Intervention faite lors du Forum mondial sur les réfugié·e·s, le 13 décembre 2023, à Genève. L’UNRWA opère en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, dans la bande de Gaza, en Jordanie, au Liban et en Syrie… L’UNRWA est financé presque entièrement par des contributions volontaires.

Notes

[1] Une majorité du Conseil national (chambre basse du parlement helvétique) a voté le 12 décembre, sur une proposition de l’UDC d’Argovie David Zuberbühler, de couper la contribution annuelle de 20 millions de la Confédération à l’UNRWA. Cette opération a été faite sous l’impulsion de l’Intergroupe parlementaire Suisse-Israël, dans lequel dominent des élu·e·s de l’Union démocratique du centre (UDC), du Parti libéral-radical (PLR) et du Centre.

Une des structures «d’information» en faveur du gouvernement d’Israël – IMPACT-se basée en Grande-Bretagne et Israël – s’est directement réjouie de ce vote comme l’a indiqué l’officieux Times of Israël du 13 décembre. Ce quotidien rapportait fidèlement le propos tout en nuances du patron d’IMPACT-se, Marcus Sheff: «Les Israéliens sont déçus de se voir abandonnés par la ribambelle d’organisations internationales qui ont élu domicile en Suisse, à commencer par l’UNRWA, qui, jour après jour, a inculqué la haine aux terroristes du 7 octobre (sic!). Aujourd’hui, le Parlement suisse s’est fait entendre. Nous espérons que les diplomates prêteront attention à ce message de leurs hôtes.»

Toutefois, ce 14 décembre, le Conseil des Etats (chambre haute), par 23 voix contre 21, s’est opposé à la suppression de la contribution, ce qui démontre toutefois l’influence de l’Intergroupe parlementaire Suisse-Israël. Le débat qui reprendra au Conseil national lundi 18 décembre sera révélateur de la capacité d’élu·e·s de résister à ce que Philippe Lazzarini qualifie à juste titre, dans Le Temps du 14 décembre, de campagne de diffamation «des organisations humanitaires dans le but d’affaiblir l’aide et la protection des civils et des infrastructures civiles».

Il faut rappeler que ces opérations anti-UNRWA s’inscrivent dans la continuité de la campagne honteuse menée par le Conseiller fédéral Ignazio Cassis contre Pierre Krähenbühl, commissaire général de l’UNRWA, qui démissionna de son poste sous la violence des attaques. Comme le rappelait swissinfo.ch, le 7 novembre 2019, Ignazio Cassis «s’était interrogé à voix haute sur l’utilité de l’agence onusienne, estimant qu’elle faisait partie du problème plutôt que de sa solution». La suspension de la contribution à l’UNRWA était déjà discutée et Ignazio Cassis se démenait pour cela. (Réd.)

[2] Dans une tribune publiée le 14 décembre dans le quotidien suisse Le Temps Philippe Lazzarini explicite cette formulation: «…L’évolution de la situation à laquelle nous assistons indique clairement une intention de pousser les Palestiniens hors de Gaza vers l’Egypte, sans se soucier du fait qu’ils y restent ou qu’ils soient réinstallés ailleurs. A en juger par les discussions politiques et humanitaires en cours, il est difficile de croire que les Palestiniens de Gaza qui sont déplacés aujourd’hui seront prochainement autorisés, voire enclins, à retourner dans leurs maisons détruites.» (Réd.)

[3] Ce «sous-financement» prend tout son sens lorsqu’il est comparé aux flux de financement divers effectués par des entités financières à des entreprises israéliennes impliquées, de facto, dans la politique de colonisation d’Israël. Une politique qui est considérée comme illégale au regard du droit international, tel que le soulignait la résolution 2334 – décembre 2016 – du Conseil de sécurité de l’ONU.

Le quotidien belge Le Soir, en date du 12 décembre 2012, a diffusé une étude effectuée par un ensemble d’ONG – basées en Belgique, France, Irlande, Pays-Bas, Norvège, Palestine, Espagne et Grande-Bretagne et rassemblées sous la dénomination D’ont Buy into Occupation – ayant pour titre: «European Financial Institutions’Continued Complicity in the Illegal Israeli Settlement Enterprise».

L’étude, détaillée, indique: qu’«entre janvier 2020 et août 2023, 776 institutions financières européennes, y compris des banques, des gestionnaires de banques, des gestionnaires d’actifs, des compagnies d’assurances et des fonds de pension, ont entretenu des relations financières avec 51 entreprises activement impliquées dans la colonisation israélienne […]. Toutes les données financières mentionnées dans le rapport se réfèrent aux investissements totaux (actions, obligations, prêts et/ou souscription) dans des entreprises ayant des activités dans les colonies illégales au sein des Territoires occupés. Ces entreprises mènent également d’autres activités en dehors des colonies. Par conséquent, la coalition d’ONG ne prétend pas que la totalité de ce capital – quelque 145 milliards de dollars sur la période mentionnée – va exclusivement à l’entreprise de colonisation. Cependant, les investissements dans une entreprise soutiennent généralement l’entreprise dans son ensemble, ce qui relie l’investisseur aux activités globales de l’entreprise et, par conséquent, la rattache ainsi à tous les impacts négatifs associés à ces activités.» (Réd.)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*