Par Amira Hass
Le corridor d’aide maritime a fait l’objet de beaucoup d’attention, mais les organisations de Gaza affirment que les approvisionnements par voie terrestre sont essentiels pour répondre aux besoins humanitaires urgents. Les Nations unies ont recensé 16 cas de tirs sur des convois d’aide, et les organisations pensent que les troupes israéliennes sont à l’origine de la plupart d’entre eux
Le premier navire d’aide à destination de Gaza a quitté le port chypriote de Larnaca mardi 12 mars et a navigué pendant plus de trois jours avant d’accoster vendredi à environ un kilomètre de la côte de Gaza. Sa cargaison a été ramenée à terre et chargée dans des camions. Jose Andres, fondateur de l’organisation caritative World Central Kitchen, qui a organisé la cargaison, a déclaré qu’il ne s’agissait que d’un essai et que l’organisation caritative pourrait acheminer des milliers de tonnes d’aide chaque semaine.
Les gros titres générés par la livraison de la semaine dernière ont éclipsé les rapports des Nations unies sur la propagation de la famine et de la malnutrition à Gaza, en particulier dans le nord et chez les enfants [et invisibilise le rôle nécessaire de l’UNRWA qui est visée par une campagne massive de dénigrement qui commence toutefois à prendre l’eau]. Vendredi, le jour même de l’arrivée du navire d’aide, le Fonds international d’urgence pour l’enfance des Nations unies a déclaré qu’environ un tiers des enfants de moins de deux ans dans le nord de la bande de Gaza souffraient de malnutrition grave en raison de la guerre, du siège israélien, de l’épuisement des réserves alimentaires et de la destruction généralisée des cultures et des usines.
Ce chiffre représente une forte augmentation par rapport au taux de janvier, qui était de 15,6%. Une enquête menée en février auprès d’un échantillon d’enfants dans des abris et des cliniques du nord de Gaza a révélé que 4,5% d’entre eux souffraient d’émaciation [réduction du poids] grave, alors que les traitements destinés à prévenir les complications n’étaient pas disponibles. A Khan Yunès, 28% des enfants de moins de deux ans souffraient de malnutrition, dont 10% d’émaciation sévère.
A Rafah, où la nourriture arrive en plus grande quantité que dans le nord de la bande de Gaza, la proportion d’enfants souffrant de malnutrition est passée de 5 à 10% à la fin du mois de février, tandis que celle des enfants souffrant d’émaciation sévère est passée de 1 à 4%. L’organisation a déclaré vendredi dernier qu’au moins 23 enfants étaient morts de malnutrition et de déshydratation au cours des dernières semaines.
Les organisations humanitaires qui ont l’habitude de travailler à Gaza affirment que même si la promesse de José Andres est tenue et que les Etats-Unis achèvent la construction d’un quai flottant au large de la côte de Gaza dans les deux mois, le corridor maritime ne peut pas remplacer une route terrestre et ne peut pas répondre aux besoins urgents de 2 millions de personnes en nourriture et en eau, en plus des articles essentiels comme les matelas, les vêtements, les produits d’hygiène, les produits de nettoyage et les pièces détachées pour les infrastructures d’eau détruites, en particulier dans le nord de la bande de Gaza. Le moyen le plus rapide d’acheminer l’aide reste les camions sur le terrain.
Les organisations d’aide internationale, en particulier les agences des Nations unies qui ont une grande expérience [l’UNRWA], insistent sur le fait que Gaza doit être inondée de fournitures sans délai. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible, disent-elles, de lutter contre le pillage organisé des convois de ravitaillement par des bandes armées (dont certaines au moins sont liées à des familles criminelles bien connues) et la vente de produits sur le marché noir à des prix astronomiques – des phénomènes qui se développent partout où il y a une pénurie aiguë et persistante de denrées alimentaires.
Dans le sud de Gaza, le problème des gangs qui tendent des embuscades aux camions a été relativement maîtrisé. Les autorités locales et les organisations humanitaires ont conclu divers accords avec les familles vivant près de la frontière entre Gaza, Israël et l’Egypte, qui assurent désormais la sécurité sur la route entre le poste frontière le plus au sud, Kerem Shalom, et Rafah, à quelques kilomètres au nord. Les «comités populaires» locaux coopèrent avec les fonctionnaires du ministère de l’Economie de Gaza pour identifier les marchands qui pratiquent des prix abusifs et confisquer leur stock.
Dans le nord de la bande de Gaza, les représentants des clans familiaux puissants travaillent avec le personnel de sécurité (on ne sait pas s’ils portent des armes à feu) pour empêcher les gangs de voler l’aide. En effet, samedi et dimanche, avec l’aide de ces groupes, au moins 27 camions de l’ONU transportant des denrées alimentaires ont réussi à atteindre le nord de Gaza, dont 15 auraient atteint Jabalya pour la première fois en quatre mois.
Les organisations humanitaires affirment que pour «inonder» la zone d’aide, il faut rouvrir tous les points de passage de Gaza. Les responsables des organisations humanitaires internationales affirment qu’il a été demandé à Israël d’autoriser l’entrée de l’aide non seulement par les points de passage de Rafah et de Kerem Shalom, au sud, mais aussi par les entrées nord de Gaza (Erez, Nahal Oz et Karni).
Il a également été proposé d’accélérer les livraisons en achetant et en livrant les fournitures à partir de la Cisjordanie plutôt que de l’Egypte et de la Jordanie. Les acheminer depuis ces deux pays implique de les transporter sur des centaines de kilomètres, ce qui a également un coût financier pour les salaires des chauffeurs et le carburant. Les économies réalisées sur les coûts de transport permettraient aux pays donateurs d’augmenter le volume des fournitures.
Le fait d’effectuer les achats en Cisjordanie et d’embaucher des chauffeurs palestiniens pour transporter les fournitures permettrait également d’atténuer légèrement les difficultés économiques en Cisjordanie. Toutefois, Haaretz a appris qu’Israël s’opposait à ces propositions dans le cadre de sa politique d’isolement de Gaza et de séparation de la Cisjordanie, qui dure depuis un an.
Relations publiques
Le Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT en hébreu, dépend du ministère de la Défense), l’agence gouvernementale israélienne qui supervise l’entrée de l’aide, publie des rapports quotidiens sur l’aide humanitaire qu’Israël autorise à entrer dans la bande de Gaza. Dans son rapport de lundi 18 mars, il indique que 150 camions d’aide sont entrés dans le nord de la bande de Gaza au cours des trois dernières semaines, la plupart d’entre eux étant financés par des hommes d’affaires privés palestiniens.
Les organisations humanitaires affirment que la bande de Gaza a besoin d’au moins 500 camions par jour pour éviter la famine, alors que la moyenne quotidienne réelle est inférieure à 200 camions. Selon le COGAT, «le volume de l’aide humanitaire est déterminé, entre autres facteurs, par la capacité des organisations humanitaires de la bande de Gaza à absorber l’aide». Les organisations humanitaires considèrent qu’il s’agit là d’une accusation injuste à leur égard.
«La vitesse à laquelle cette crise catastrophique de malnutrition infantile s’est développée à Gaza est choquante, en particulier lorsque l’aide désespérément nécessaire était prête à quelques kilomètres seulement», a déclaré Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF, la semaine dernière. «Nous avons tenté à plusieurs reprises d’acheminer de l’aide supplémentaire et nous avons demandé à plusieurs reprises que les problèmes d’accès auxquels nous sommes confrontés depuis des mois soient résolus. Au lieu de cela, la situation des enfants s’aggrave de jour en jour. Nos efforts pour fournir une aide vitale sont entravés par des restrictions inutiles, qui coûtent la vie à des enfants.»
Les sources des organisations humanitaires qui ont demandé à rester anonymes énumèrent quelques-uns des obstacles à l’acheminement de l’aide. Le principal d’entre eux est les tirs contre des convois d’aide. Les agences des Nations unies ont recensé au moins 16 incidents de ce type, le plus connu étant celui du 29 février, au cours duquel les autorités sanitaires de Gaza ont déclaré que des dizaines de personnes avaient été tuées par balle alors qu’elles attendaient un convoi d’aide, tandis qu’Israël a déclaré que les morts avaient été piétinés ou écrasés après que des soldats eurent tiré sur quelques personnes qui s’étaient approchées des troupes d’une manière menaçante.
Dans la plupart des autres cas, disent les organisations, ce sont des soldats israéliens qui ont ouvert le feu. Les chauffeurs, les policiers palestiniens dont les collègues ont été tués alors qu’ils protégeaient les convois et donc les organisations, ont refusé de se rendre dans le nord de la bande de Gaza.
Il y a aussi des obstacles plus routiniers. Les camions doivent attendre des jours avant de passer les contrôles de sécurité israéliens aux postes-frontières de Kerem Shalom ou de Nitzana. Si un article à «double usage», c’est-à-dire considéré comme pouvant avoir un usage militaire, est trouvé dans l’un des camions, toute la cargaison qu’il contient est bloquée à l’entrée de Gaza. Chaque convoi de camions nécessite une coordination constante avec les forces israéliennes, même dans le sud de Gaza. Lorsqu’il n’y a pas de possibilité de communication par téléphone portable, comme c’est souvent le cas, l’ensemble du convoi est retardé.
Les camions d’aide et autres véhicules appartenant à des organisations humanitaires sont retardés pendant plusieurs heures aux points de contrôle mis en place par l’armée au sud de la ville de Gaza. «Ce n’est pas comme s’il y avait d’autres voitures. Nous sommes les seuls à être là», déclare un haut fonctionnaire de l’une des organisations. Les travailleurs humanitaires et les chauffeurs perdent un temps précieux à cause de ces longues attentes, ajoute-t-il.
Haaretz a appris qu’une demande visant à autoriser les camions à franchir les points de passage à une heure plus matinale, afin de réduire le nombre de personnes qui s’amassent autour d’eux, a été rejetée. Une demande visant à autoriser l’entrée de pièces de rechange vitales pour la réparation des infrastructures d’eau dans le nord de Gaza n’a pas été approuvée par Israël jusqu’à présent. Un entrepôt appartenant à l’Autorité palestinienne de l’eau (subordonnée à l’Autorité palestinienne) et contenant des pièces de rechange a été bombardé au début de la guerre, ce qui a empêché l’Autorité de l’eau d’effectuer des réparations essentielles, notamment dans les usines de traitement de l’eau. «La déshydratation et la consommation d’eau contaminée sont des composantes de la malnutrition, dont Israël admet également qu’elle doit être évitée», explique le fonctionnaire.
Selon lui, «la coordination de l’entrée des équipements vitaux pour les organisations d’aide prend du temps et de nombreuses semaines». Ce matériel comprend des véhicules blindés [pour protection du personnel] pour remplacer ceux qui ont été bombardés, des pneus de rechange, qui sont essentiels, et des talkies-walkies. Les autorités approuvent parfois certains types d’équipements, comme les générateurs dont dépendent les hôpitaux pour fonctionner, mais les bloquent à d’autres moments.
Le projet de corridor d’aide maritime (qui fait suite à des largages aériens qui se sont révélés totalement inefficaces et, dans certains cas, mortels) et la grande importance que l’administration Biden lui a accordé ont fait l’objet d’une vaste couverture médiatique, à la limite d’une campagne de relations publiques. Cela pourrait donner l’impression erronée que le problème a été résolu et que la famine et la malnutrition croissante chez les enfants peuvent être résolues alors même que la guerre se poursuit. Mais vendredi dernier, Russell, de l’UNICEF, a dit le contraire: «Un cessez-le-feu humanitaire immédiat reste la seule chance de sauver la vie des enfants et de mettre fin à leurs souffrances.» (Article publié par Haaretz le 20 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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