Dossier. Quel était le but de cette guerre à Gaza?

Par Edo Konrad

Trois jours après le lancement [le vendredi 5 août 2022] par Israël de sa dernière opération militaire à Gaza, on ne sait toujours pas à quoi tout cela a servi.

Avec l’annonce d’un cessez-le-feu négocié par l’Egypte dans la nuit de dimanche à lundi, les analystes israéliens se sont empressés de considérer la campagne «harmonieuse» du Premier ministre intérimaire Yair Lapid [en fonction depuis le 1er juillet 2022] et du ministre de la Défense Benny Gantz comme un succès. Après avoir violemment arrêté Bassam al-Saadi, un haut dirigeant de la branche du mouvement Jihad islamique en Cisjordanie occupée, l’armée israélienne a verrouillé les communautés frontalières autour de Gaza pendant près d’une demi-semaine en prévision d’une attaque de représailles présumée. Elle a finalement commencé à lancer des frappes aériennes dans la bande de Gaza, auxquelles les militants [du Jihad islamique et d’autres fractions] ont répondu par des volées de tirs de roquettes [interceptés à quelque 97% par le système de défense israélien «Dôme de fer», selon Reuters]. Ces escalades se sont soldées par la mort de 44 Palestiniens, dont 15 enfants, et par plus de 350 blessés.

Lapid et Gantz, qui auraient lancé l’opération sans le consentement nécessaire du cabinet de sécurité, ont tous deux été félicités pour le prix relativement bas payé par les Israéliens lors de cette dernière «vague de violence», ainsi que pour les frappes rapides et «précises» sur les principaux commandants du Jihad islamique dans la bande de Gaza. En dehors d’un certain nombre de protestations de Palestiniens et de militants de gauche israéliens à travers le pays, le public israélien, qui bénéficie largement du statu quo d’un siège sans fin et d’une domination coloniale, a salué une attaque qui semble avoir très peu changé la situation sur le terrain.

Pourtant, malgré les éloges adressés aux dirigeants israéliens, les récits en provenance de Gaza – où plus de deux millions de Palestiniens et Palestiniennes, dont beaucoup sont des réfugiés de la Nakba, vivent dans des conditions insupportables – étaient presque insoutenables. Des images de corps d’enfants calcinés, de bâtiments démolis et de centaines de personnes fuyant leur maison en portant sur leur dos leurs biens les plus précieux se sont diffusées. Les habitants de Gaza, dont beaucoup sont encore en train de reconstruire leurs habitations après la dernière guerre d’Israël contre la bande de Gaza en mai 2021, devront enterrer les morts et soigner les blessés, alors que plus de violence est pratiquement garantie à l’avenir.

L’assaut de trois jours a fait écho à une autre opération israélienne en 2019: l’assassinat du commandant du Jihad islamique Baha Abu al-Ata, tué alors qu’il dormait à son domicile. A l’époque, j’avais écrit [Edo Konrad, responsable du site israélien +972] que l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou avait pris l’initiative de cet assassinat comme un moyen d’«échapper à ses bourbiers politiques ou juridiques». Cette fois-ci, c’est Lapid qui semble être à la recherche d’une image de victoire, peut-être dans le but d’améliorer son profil de faucon avant les élections israéliennes [du 1er novembre 2022]. Le résultat a été une offensive non provoquée contre une population civile dont la vie est largement dictée par le bon vouloir de l’appareil sécuritaire israélien.

C’est ainsi que l’establishment militaire et politique israélien préfère diriger les choses. Gaza est devenu, à bien des égards, la version la plus extrême du projet de bantoustanisation d’Israël en Palestine. Plutôt que de devoir gérer directement des millions de Palestiniens, la logique de l’apartheid israélien exige que les différentes enclaves des territoires occupés restent quelque peu autonomes, tout en conservant le pouvoir fondamental de contrôler et d’intervenir dans leurs affaires en vue des intérêts d’Israël.

En conséquence, alors qu’en Cisjordanie, Israël a confié une grande partie de ses tâches de sécurité à une Autorité palestinienne affaiblie et autoritaire; à Gaza, le territoire presque hermétiquement clos est contrôlé par le Hamas, tout aussi autoritaire [1].

Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, Israël ne souhaite pas réellement renverser le Hamas; il en a besoin pour maintenir le statu quo, en contrecarrant continuellement la possibilité d’une unification palestinienne tout en empêchant un groupe encore plus radical, comme le Jihad islamique, de prendre sa place. Et tandis qu’Israël combattra ces groupes palestiniens pour les tenir en respect, son système de contrôle restera finalement en place.

Mais s’il est élu en novembre, Lapid apprendra probablement la même dure leçon que ses prédécesseurs: chaque «victoire» militaire à Gaza est une victoire à la Pyrrhus, et Israël, malgré toutes ses démonstrations, n’a pas de stratégie à long terme pour la bande de Gaza autre que celle impliquant une guerre et un bain de sang incessants. Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de solution militaire israélienne pour Gaza; le meurtre de combattants et de commandants palestiniens ne fait qu’ouvrir la porte à de nouvelles générations de militants endurcis prêts à reprendre le flambeau de la lutte armée.

Plus important encore, il n’y a aucune raison de croire qu’un peuple entier vivant sous la brutalité d’un siège depuis 15 ans, et plus de sept décennies de dépossession, décidera soudainement de céder face à ses suzerains coloniaux. Tout ce qui n’est pas le démantèlement de ces structures oppressives n’est qu’un bricolage violent d’un dangereux statu quo. (Article publié par le site israélien +972, le 8 août 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Edo Konrad est le rédacteur en chef du magazine israélien +972.

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[1] Amy Maguire, professeure de droit international à l’Université de Newcastle, résumait ainsi, dans The Conversation le 8 août 2022, des données bien connues concernant les conditions de survie de la population de Gaza. Ces données sont le plus souvent camouflées par le récit médiatique dominant lors des opérations de l’armée israélienne sur Gaza.

  • Près des deux tiers de la population palestinienne de Gaza sont des réfugié·e·s, dont plus de 500 000 vivent dans huit camps de réfugiés à travers la bande de Gaza, dans l’une des plus fortes densités de population au monde
  • 97% de l’eau de Gaza est imbuvable et l’eau contaminée empoisonne les populations.
  • Les habitants de Gaza ne reçoivent en moyenne que 12 heures d’électricité par jour [et souvent moins] et sont soumis à des coupures de courant permanentes.
  • Les services de santé de Gaza sont en crise perpétuelle, privés d’électricité, d’équipements vitaux, de personnel et de médicaments essentiels.
  • 39% des patients ayant besoin de soins spécialisés en Cisjordanie ou en Israël se sont vu refuser ou retarder l’autorisation de quitter Gaza par Israël cette année.
  • Le taux de chômage est de 46,6%, et de plus de 62% pour les jeunes.
  • Quatre enfants sur cinq à Gaza déclarent vivre dans la peur, le chagrin et la dépression, qui se manifestent souvent par l’automutilation.
  • Des dizaines de milliers de personnes sont déplacées à l’intérieur de Gaza en raison des bombardements et de la destruction de leurs maisons. (Traduction rédaction A l’Encontre)

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Débat. «Les habitants de Gaza en ont assez des guerres et des destructions inutiles, et le Hamas les écoute»

KEYSTONE/XINHUA/Rizek Abdeljawad

Par Amira Hass

Il est difficile, voire impudent, de téléphoner aux habitants de Gaza et de leur demander s’ils soutiennent la décision du Jihad islamique de lancer un barrage de roquettes sur Israël après l’assassinat du commandant militaire principal Taysir al-Jaabari et de son assistant, Salame Abed. Pourquoi difficile? D’abord, des raisons techniques: en l’absence d’abris, de «dôme de fer» et de sirènes [comme en Israël], les quelque deux millions d’habitants de la bande de Gaza subissent à nouveau la roulette russe qu’ils endurent depuis 2008 à travers quatre guerres et d’innombrables «opérations» militaires de moindre envergure. Ils sont mobilisés pour défendre leur propre vie et celle de leurs proches, ils ont peur et ils ne peuvent s’empêcher d’imaginer le pire. Ils suppriment la terreur par des siestes et des bavardages sur tout ce qui n’est pas la guerre en cours.

Ils sont occupés à connaître qui de leurs proches à Jabaliya [extrême nord de la bande de Gaza] ou Rafah [au sud de la bande de Gaza à la frontière avec Israël] a été tué, et comment vont leurs amis qui vivent à côté de l’immeuble qui vient d’être bombardé. Ils échangent des informations et des vidéos horribles montrant une main sortant des décombres, des enfants criant, des femmes fuyant et des maisons se transformant en nuages de fumée et de cendres. Gaza est petite et ramassée, et il semble que tout le monde se connaisse et ait peur pour tout le monde.

Au milieu de la peur et du bruit des drones et des explosions, les gens font tourner le générateur de la maison ou du quartier, car dernièrement l’alimentation électrique est limitée à trois heures par jour, ou ils remplissent le réservoir d’eau avec de l’eau pour le bain, car on ne sait pas quand la ville aura à nouveau de l’électricité pour faire couler l’eau dans les robinets. L’eau du robinet n’est pas potable, alors les gens risquent de quitter leur maison pour acheter des litres d’eau potable et pour trouver un magasin ouvert avec de la nourriture – qui est épuisée parce qu’Israël a fermé le passage de Kerem Shalom [poste-frontière permettant le transit de Gaza vers Israël et l’Egypte] aux marchandises cinq jours plus tôt.

Ils s’inquiètent de l’état de santé de leurs grands-mères et de leurs fils qui n’ont pas pu se rendre à Jérusalem-Est ou à Naplouse pour recevoir des traitements absolument nécessaires parce qu’Israël a fermé le point de passage d’Erez [le seul passage de personnes entre Gaza et le territoire israélien] depuis le 2 août.

Voici pourquoi il est impudent de demander aux habitants de Gaza s’ils ont soutenu la réponse du Jihad islamique [qui n’est intervenu qu’après l’arrestation d’un de ses dirigeants, Bassam al-Saadi, en Cisjordanie et les frappes dites préventives d’Israël]? Parce que cette question implique l’hypothèse israélienne selon laquelle «les Palestiniens ont recommencé» et qu’il s’agit d’une situation équilibrée entre deux entités souveraines, dont l’une (Gaza) fait la guerre et attaque le pays qui recherche la paix (Israël). Cette question ne tient pas compte du fait qu’Israël continue de dicter la vie des Palestiniens dans la bande de Gaza, comme il le fait en Cisjordanie, même s’il prétend ne pas le faire et même si la plupart des Juifs israéliens ne le croient pas.

Lorsqu’il a choisi de se lancer dans l’opération de l’assassinat censé prévenir les attaques terroristes, Israël a fait le pari que le Jihad islamique agirait conformément au scénario qu’il avait écrit. Cela signifie qu’Israël a délibérément replongé les résidents de la bande de Gaza dans le cercle de la peur des roquettes, des sirènes et du bruit des interceptions [par le «Dôme de fer»]. Lorsque le Jihad islamique a agi selon le scénario d’Israël, il aurait dû tenir compte du fait qu’Israël ne se contenterait pas d’un seul cycle de frappes et de riposte. En d’autres termes, il aurait dû tenir compte du fait qu’Israël lancerait à plusieurs reprises des frappes aériennes «chirurgicales» qui tueraient et blesseraient également des citoyens et citoyennes palestiniens non armés et non combattants, des frappes qui causeraient d’énormes dégâts matériels et ramèneraient deux millions de personnes assiégées dans un monde de terreur funeste et de péril mortel.

La question a donc été posée malgré tout: les Gazaouis soutiennent-ils la réponse du Jihad islamique, une organisation vénérée mais de petite taille, à l’assassinat israélien? La réponse est que ce n’est pas le moment de le savoir, mais que les gens murmurent quelque chose à propos de leurs doutes et de leur fatigue face à une série de guerres et de destructions qui n’aboutissent à rien et qui ne mettent pas fin au siège et blocus. Plus tard, ces voix se feront entendre, ou pas. L’expérience montre qu’il existe un seuil de tolérance à la mort et aux destructions qui, s’il est à nouveau franchi par Israël, amènera les habitants de la bande de Gaza à soutenir toute réponse militaire palestinienne, malgré la peur et l’horreur. Et cela, quelle que soit l’inutilité de cette riposte pour empêcher Israël de bombarder, tuer et détruire.

Pour l’instant, l’espoir à Gaza que le cessez-le-feu va durer est une sorte de réponse à la question. Mais la réponse la plus forte est la décision du Hamas, du moins à partir de dimanche soir, de ne pas tirer [le Hamas a participé aux négociations avec l’Egypte]. Cette organisation est à l’écoute de l’opinion publique (même si elle n’agit pas toujours en conséquence). Certaines voix sur Facebook qualifient de «trahison» le fait qu’il ne se soit pas joint à la campagne du Jihad islamique, mais elles sont minoritaires. Plusieurs de mes amis et connaissances à Gaza pensent que la majorité de la population est satisfaite que le Hamas ait fait preuve de retenue et n’ait pas rejoint la mêlée. Le fait qu’il ne se soit pas joint à la bataille garantit un cessez-le-feu plus rapide.

Le Hamas, qui est le gouvernement de facto de Gaza, ne va nulle part. Il cherche à diriger un jour l’ensemble du peuple palestinien sous contrôle israélien et dans la diaspora, à la place de l’OLP et du Fatah, qui ont été vidés de tout contenu.

En tant que parti au pouvoir, les dirigeants du Hamas ont dû prendre connaissance de l’enquête menée par l’organisation Save The Children, publiée en juin sous le titre «Trapped» [«Piégés»]. L’enquête montre qu’après 15 ans de siège imposé par Israël, de chômage et de pauvreté généralisés causés par celui-ci et par quatre conflits militaires de grande ampleur, quatre enfants sur cinq dans la bande de Gaza, soit 80%, souffrent de dépression et vivent dans la peur et le chagrin [1].

Lors de la précédente enquête de ce type menée par l’organisation, en 2018, ce taux était de 55%. L’énurésie [émission involontaire d’urine], le refus de parler, l’incapacité à trouver des moyens positifs de faire face aux difficultés, le sentiment que la famille et les amis ne les soutiennent pas, et le déficit d’attention, ne sont que quelques-uns des symptômes psychologiques sans surprise relevés dans le rapport, dont souffrent la plupart des enfants. D’autres résultats montrent que plus de la moitié des enfants de la bande de Gaza pensent au suicide et que trois sur cinq s’automutilent.

Les aumônes du Qatar [qui finance le Hamas pour assurer l’administration en connaissance et accompagnement par le gouvernement israélien] et les bravades militaires ne résoudront pas cette détresse. Même si le Hamas a tendance à douter de l’exactitude des enquêtes «occidentales» qui s’appuient sur des théories psychologiques «occidentales», il ne peut ignorer complètement les données et leur lien direct avec les guerres.

Israël et ses citoyens s’en moquent, tout comme les gouvernements occidentaux qui parlent du «droit d’Israël à se défendre» tout en ignorant de manière exaspérante son contrôle sur la bande de Gaza. Qui, si ce n’est le gouvernement de facto de la bande, devrait arriver à la conclusion que s’engager dans l’affrontement militaire actuel est mauvais pour sa propre population? (Article publié dans le quotidien israélien Haaretz, le 9 août 2022; traduction A l’Encontre)

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[1] Save the Children constate dans son rapport du 15 juin 2022 «une énorme augmentation des enfants qui ont déclaré se sentir apeurés (84% contre 50% en 2018), nerveux (80% contre 55%), tristes ou déprimés (77% contre 62%) et en deuil (78% contre 55%). L’étude a également révélé que plus de la moitié des enfants de Gaza ont envisagé le suicide et que trois sur cinq s’automutilent». (Réd. A l’Encontre)

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