«L’Etat palestinien» à l’ONU: beaucoup de bruit pour rien?

Par Julien Salingue

L’actualité internationale du mois de septembre sera marquée par le projet de vote sur « l’État palestinien » à l’ONU. La direction de l’Autorité Palestinienne de Ramallah (AP) entend en effet demander aux Nations Unies la reconnaissance, voire même l’admission comme État membre, de la Palestine. C’est en tout cas ce qu’elle affirme aujourd’hui, et c’est sur cette hypothèse que je raisonnerai. Chacun a pu constater, à ce titre, une certaine agitation diplomatique, mais aussi des débats, de plus en plus explicites, au sein du mouvement national palestinien et du mouvement de solidarité avec la Palestine.

L’épisode onusien à venir doit être appréhendé dans son historicité, et non comme un événement isolé : il s’agit en effet avant tout d’une nouvelle étape du développement de la question palestinienne. Pourquoi maintenant ? Par qui ce projet est-il réellement soutenu ? Que pourrait-il changer dans les rapports de forces entre Israël et les Palestiniens ? Cet article entend répondre à ces quelques questions qui me semblent essentielles, sans pour autant prétendre fournir une analyse exhaustive de la démarche de la direction de l’AP et de ses éventuelles répercussions.

Pourquoi maintenant ?

Dans la continuité du « plan Fayyad »

Ce que les dirigeants israéliens appellent, non sans une certaine ironie, «l’unilatéralisme palestinien», ne date pas du projet de reconnaissance par l’ONU de l’État de Palestine. Ce dernier projet s’inscrit en effet dans la continuité de la «doctrine Fayyad», celle de la construction, «par en bas», d’un État palestinien malgré l’occupation. Après avoir été nommé Premier Ministre en 2007, malgré son faible score aux élections législatives de 2006 (2%), l’ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI a progressivement opéré un changement de paradigme dans la gestion de la question palestinienne: pour Fayyad, c’est un processus volontariste de state building qui permettra de mettre un terme à l’occupation israélienne, et non la fin de l’occupation qui permettra de construire un État palestinien.

Le corollaire de ce changement de paradigme était la «déclaration unilatérale d’indépendance», prévue à l’origine pour juillet 2011, à laquelle s’est progressivement substituée la reconnaissance onusienne: à la construction de l’État «par en bas» s’ajoute désormais la reconnaissance de l’État «par en haut», c’est-à-dire par les instances internationales, au premier rang desquelles l’ONU. Cet article n’a pas pour objet d’analyser en profondeur les succès et les échecs du plan Fayyad [1]: soulignons néanmoins que l’économie palestinienne, malgré les spectaculaires chiffres officiels de croissance, demeure précaire. Comme le souligne en effet l’UNRWA [2] dans un récent rapport [3], «contrairement aux informations des médias sur une économie cisjordanienne florissante, la seconde moitié de 2010 montre une détérioration du marché du travail, avec un recul de la croissance de l’emploi, un chômage en hausse et des salaires réels en baisse» [4]. Qui plus est, elle demeure une économie dépendante et subordonnée aux aides internationales : sans un appel à la mobilisation des pays donateurs, l’AP de Ramallah n’aurait pas pu payer les salaires des fonctionnaires de Cisjordanie durant l’été 2011 [5].

L’État palestinien de facto promis par Fayyad devait contribuer à modifier les rapports de forces vis-à-vis d’Israël: par le développement des infrastructures, notamment économiques, la direction de l’AP entendait mener une politique de facts on the ground qui aurait culminé avec une déclaration unilatérale d’indépendance et un appel à la reconnaissance internationale [6]. Les pressions exercées sur l’AP, menacée de sanctions, notamment économiques, en cas de «décision unilatérale», l’ont conduite à réviser sa stratégie et à privilégier un vote des Nations Unies. Une intense activité diplomatique s’en est suivie, la direction palestinienne tentant de s’assurer la majorité des deux tiers au sein de l’Assemblée Générale de l’ONU.

Sortir du cadre négocié ou y revenir ?

Plusieurs commentateurs et analystes [7] estiment qu’en procédant de la sorte, la direction palestinienne a pris acte de l’état de mort clinique du «processus de paix» et a fait le choix conscient de s’émanciper du cadre étroit des négociations avec Israël. Rien n’est moins sûr. Le 16 mai dernier, Mahmoud Abbas publiait dans le New York Times (NYT) une tribune intitulée «The Long Overdue Palestinian State» [8]. On pouvait notamment y lire ceci:  Les négociations demeurent notre option principale mais, en raison de leur échec, nous sommes aujourd’hui contraints d’en appeler à la communauté internationale afin qu’elle nous soutienne pour préserver l’opportunité d’un règlement pacifique et juste du conflit». Plus récemment, le «négociateur» palestinien Saeb Erekat affirmait que «[la] demande de statut de membre permanent pour l’État palestinien, au sein des frontières de 1967 et avec Jérusalem pour capitale, ne vise aucunement la confrontation ou le conflit, mais il s’agit bien de maintenir la possibilité des deux États et de préserver le processus de paix» [9].

Ces deux déclarations sont éloquentes : pour Abbas comme pour Erekat, il n’est en aucun cas question de faire le deuil de la «négociation avec Israël» ou du «processus de paix». Il s’agit plutôt de les relancer, en passant par la case ONU. Tel est le sens des propos de Mahmoud Abbas dans la tribune du NYT: «Une fois admis aux Nations Unies, notre État se tiendra prêt à négocier toutes les questions essentielles du conflit avec Israël». Le pari de la direction de l’AP est donc le suivant : la reconnaissance de l’État de Palestine à l’ONU renforcera le camp palestinien dans les futures négociations avec l’État d’Israël. Nous discuterons de la pertinence de cette approche. Notons pour l’instant qu’il ne s’agit aucunement de remettre en cause la stratégie de l’OLP, puis de l’AP, depuis une trentaine d’années : la quête d’une solution négociée avec Israël, sous patronage international, en vue de l’établissement de deux États.

Un projet à sauver

Revenons à présent à notre question de départ: «Pourquoi maintenant?» Lors de la signature des Accords d’Oslo, en 1993-94, l’OLP a achevé de se transformer en appareil d’État – sans État – investissant l’essentiel de ses forces dans la construction de l’Autorité Palestinienne, conçue au départ comme une structure intérimaire vouée à disparaître lors de l’établissement de l’État palestinien indépendant. Le bilan du processus d’Oslo est connu, mais un élément, pourtant essentiel, est rarement souligné : malgré les événements des années 1990 et 2000, la structure AP a trouvé sa propre raison d’être, avec le développement d’une nouvelle couche sociale, que j’ai nommée dans un article antérieur le «personnel politique d’Oslo» [10]: « Ministres, anciens Ministres, anciens Conseillers d’Arafat, Conseillers d’Abu Mazen, ex-responsables des forces de sécurité, «négociateurs», hauts fonctionnaires…» [11]. Cette couche sociale bénéficie de gratifications matérielles et symboliques qui ne sont pas dépendantes de la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens mais de la survie de l’appareil d’État et de la poursuite du processus négocié.

Or il s’avère que de plus en plus de voix s’élèvent, notamment dans les rangs palestiniens, exigeant de prendre acte de l’échec patent du projet d’État palestinien indépendant au terme d’un processus négocié : disparition des bases matérielles de l’État en raison de la colonisation, obstination israélienne à refuser tout compromis au sujet de Jérusalem, négociations sans fin durant lesquelles Israël poursuit sa politique de fait accompli… Pour Ziad Clot, ex-membre de l’équipe des négociateurs de l’OLP, le doute n’est plus permis: «Il n’y aura pas d’État palestinien» [12]. Sari Nusseibeh [13] lui-même déclarait en janvier 2010 dans une interview au Figaro [L]a possibilité de créer deux États s’est évanouie. Même si je n’exclus pas la possibilité d’un miracle, je ne considère personnellement plus cette perspective comme réalisable» [14].

Cette hypothèque inquiète évidemment la grande majorité du personnel politique d’Oslo, menacé par l’impasse des négociations et la fin de la perspective de l’État indépendant. Loin d’être une révolution copernicienne, la quête de la reconnaissance de l’État de Palestine à l’ONU est donc une inflexion tactique de la direction palestinienne, qui tente de sauver, sinon de ressusciter, le projet politique auquel elle est identifiée et qui lui assure sa survie économique et politique depuis plusieurs décennies. Le verdict d’Ali Abunimah, journaliste palestino-états-unien, fondateur du site web Electronic Intifada, est sans appel: «Il n’y a rien de nouveau dans l’approche d’Abbas. La seule chose qui pourrait être acquise grâce à la reconnaissance de l’ONU serait, pour Abbas et ses proches, d’être reconnus internationalement comme les dirigeants d’un «État» imaginaire sans que rien ne change pour les Palestiniens» [15].

Par qui ce projet est-il réellement soutenu?

Dans le champ politique palestinien

Les principaux promoteurs de l’initiative palestinienne sont, chacun l’aura compris, la direction de l’AP de Ramallah16. Ils se prévalent d’un soutien massif de la société palestinienne. Dans une tribune publiée sur lemonde.fr le 7 juin dernier, Saeb Erekat l’affirme: «Nous refusons de laisser notre État de Palestine se faire ensevelir sous quarante années supplémentaires d’expansion des colonies israéliennes. Nous, Palestiniens, allons continuer d’œuvrer pour la reconnaissance de notre État dans les frontières de 1967. Nous allons lancer la procédure de demande d’adhésion aux Nations unies et demander à l’Assemblée générale de soutenir notre appel pacifique à la concrétisation de nos aspirations nationales» [17]. Les 7 occurrences du «nous», procédé rhétorique habituel chez les dirigeants de l’AP et de l’OLP, laissent entendre que c’est bien «le peuple palestinien» qui soutient la démarche entreprise. Dans un « appel à l’action » daté d’août 2011, traduit et publié sur le site de l’Association France-Palestine Solidarités (AFPS), le même procédé est employé: «Nous appelons les syndicats, les organisations de la société civile, les fondations, les universités, et les citoyens du monde entier à soutenir la campagne du peuple palestinien pour la reconnaissance internationale et de l’admission de l’ONU» [18]. Cet appel est signé de la «Campagne nationale La Palestine: l’État 194». Or il s’avère que cette « campagne du peuple palestinien » a en réalité été lancée «par en haut» par Yasser Abed Rabbo, secrétaire général du Comité Exécutif de l’OLP et conseiller de Mahmoud Abbas, lors d’une réunion qui s’est tenue à Ramallah le 1er août dernier19, et qu’elle n’est que très peu reprise.

Il serait évidemment abusif de réduire les soutiens à la démarche entreprise par Fayyad et Abbas à leur seul entourage. Mais il me semble essentiel, pour ne pas commettre d’erreur dans l’analyse, de tenter de rapporter, avec autant de précision et d’honnêteté que possible, la réalité des débats inter-palestiniens afin d’éviter toute généralisation hâtive sur «la» volonté «des» Palestiniens [20]. Or un examen approfondi des positions des principales forces politiques et sociales palestiniennes indique que le projet est loin de faire l’unanimité. Au sein du Fatah, Marwan Barghouti, souvent considéré comme plus «radical» que Mahmoud Abbas, a affirmé qu’il «soutenait pleinement» le processus de reconnaissance à l’ONU, sans pour autant considérer qu’il se suffisait à lui-même: «Evidemment, l’étape de Septembre ne nous permettra pas à elle seule de satisfaire nos droits nationaux, mais c’est un pas dans cette direction» [21]. Il a en outre appelé les Palestiniens à manifester lors de l’examen du «dossier» palestinien par l’Assemblée Générale des Nations Unies. Nous y reviendrons.

Du côté de la gauche palestinienne, les positions ressemblent à s’y méprendre à celles entretenues à l’égard des Accords d’Oslo. La principale des organisations de gauche, le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), semble avoir adopté une attitude de «non-opposition», ne dénonçant pas la démarche de Mahmoud Abbas mais mettant en garde ce dernier contre toute tentation de retour à de «futiles négociations». Il est significatif de noter que le FPLP s’exprime assez peu à ce sujet, signe non d’un désintérêt mais bien de divisions internes quant à la question de la revendication de l’État palestinien indépendant, divisions que j’ai pu, comme d’autres, constater à de nombreuses reprises lors de discussions « officieuses » avec ses dirigeants. Le FPLP insiste davantage sur l’absence de perspective quant à la «réconciliation inter-palestinienne», accusant le Fatah et le Hamas de sacrifier l’unité sur l’autel des querelles de pouvoir [22].

Du côté du Hamas, c’est aussi la «non-opposition» qui semble dominer, même si, comme on va le voir, de plus en plus de dirigeants du mouvement islamique sortent de la réserve qu’ils s’étaient imposée avec la «réconciliation». La non-opposition du Hamas était l’une des conditions implicites de l’accord de «réconciliation» signé au Caire en mai dernier. Mais l’impasse actuelle, et notamment l’incapacité des deux principales factions palestiniennes à se mettre d’accord sur le nom d’un Premier Ministre et sur un calendrier électoral, a délié certaines langues au sein du Hamas. Ahmad Yousef, proche d’Ismaïl Haniyah, continue de porter le discours de la non-opposition, tout en reconnaissant qu’il n’y a pas de consensus au sein du Hamas: «c’est un pas dans la bonne direction auquel personne ne s’oppose. Le Hamas ne s’oppose pas à la demande, même si certains la considèrent comme un exercice futile» [23].

Mais d’autres font désormais preuve de moins de modération. Ezzat al-Richq, dirigeant du mouvement à Damas: «Un État palestinien doit être conquis et non quémandé. (…) La résistance est le seul moyen grâce auquel les Palestiniens pourront conquérir leurs droits, libérer leur terre et établir leur État » »24. Mahmoud Zahar, dirigeant du Hamas à Gaza: «Cela n’a aucun sens (…). Un État palestinien, cela veut dire une terre, un peuple et une autorité. (…) [L’initiative de septembre] est une escroquerie politique» [25]. Mohammad Awad, Ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Gaza:  L’obstination d’Abbas à en appeler aux Nations Unies pour l’indépendance sur les frontières de 1967 est en réalité une campagne médiatique qui ne débouchera sur aucun résultat significatif» [26]. Etc.

Cette liste non-exhaustive de déclarations de hauts cadres du Hamas indique que, si la plupart des dirigeants du mouvement considèrent aujourd’hui, à l’image de Khaled Meshaal lors de son discours du Caire à l’occasion de la «réconciliation», que la revendication de l’État palestinien indépendant sur les lignes d’armistice de 1949 peut être portée par l’organisation islamique (comme une étape avant la libération de «toute la Palestine») [27], le Hamas ne soutient pas (et c’est un euphémisme) la démarche entreprise par Mahmoud Abbas. Comme le FPLP, le Hamas est divisé sur l’attitude à adopter, oscillant entre opposition frontale et silence critique. Il me semble à cet égard erroné d’affirmer, comme le fait Dominique Vidal dans un article publié sur le site de l’AFPS le 20 août dernier, que la campagne pour l’admission à l’ONU représenterait «[un] consensus qui rassemble l’essentiel du mouvement national, y compris en l’occurrence le Hamas qui, par la voix de son principal responsable, Khaled Meshaal, a validé, sur le fond et sur la forme, à la fois la construction d’un État dans les territoires occupés par Israël en 1967 et la recherche de sa reconnaissance internationale» [28]. Si tel était le cas, pourquoi Ismaïl Haniyah aurait-il accusé Mahmoud Abbas, le 8 juillet dernier, de «courir après un mirage» [29]? De la simple tactique politique? Peut-être. Mais de consensus, point.

Dans la «société civile» palestinienne

Du côté de la «société civile» palestinienne, aucune unanimité ne se dégage. Les « Comités populaires contre le mur et les colonies » ont exprimé leur soutien à la démarche de la direction de l’AP, dans un communiqué daté du 29 juillet, issu d’une longue – et tumultueuse – réunion: «Les comités populaires contre le mur et les colonies (…) ont discuté du projet de l’Autorité Palestinienne de se rendre à l’ONU pour obtenir la reconnaissance de l’État palestinien. Tous ont réaffirmé le droit du peuple palestinien à avoir un État reconnu, avec Jérusalem pour capitale, en se rendant aux Nations Unies et en obtenant la garantie de ses droits inaliénables. Les comités considèrent que Septembre sera une étape très importante dans l’histoire de la lutte palestinienne et appelle le peuple palestinien dans toutes ses composantes à s’engager activement et à répondre présent lors de cette étape» [30].

Les comités populaires appellent en outre les mouvements de solidarité internationale à participer à la journée de mobilisation du 21 septembre proposée par la «Campagne nationale La Palestine: l’État 194», dans la foulée de l’appel de Marwan Barghouthi à se mobiliser «par millions» lors de l’Assemblée Générale de l’ONU. Les comités populaires émettent néanmoins une réserve: « [nous] demandons également au leadership palestinien de ne pas subordonner la démarche à l’ONU à un retour aux négociations ». Une réserve, chacun l’aura compris, d’importance, puisqu’elle remet directement en question la stratégie à moyen terme de la direction de l’AP [31]. Cette déclaration doit néanmoins être appréhendée comme l’expression d’un soutien à la « Campagne nationale », confirmant le rapprochement qui s’est opéré, ces dernières années, entre une partie de la direction de l’AP et certains «comités populaires».

Cette position n’est cependant pas la seule au sein de la société civile palestinienne. Le «Palestine Solidarity Project» (PSP), duquel fait notamment partie le comité populaire du village de Beit Ommar, dans le district d’Hébron, a publié le 20 août dernier un communiqué dans lequel le scepticisme à l’égard de l’initiative de la direction de l’AP, est explicite: «Alors que le monde est occupé à parler de l’Assemblée Générale des Nations Unies en Septembre, la situation sur le terrain se détériore et Israël multiplie les attaques contre les villes de Cisjordanie et de Gaza» [32].

Plus frappant, le BNC (Comité National de la campagne BDS33) a publié deux déclarations sur la question qui nous préoccupe. La première d’entre elles, datée du 1er juin, se démarque nettement de la démarche de l’AP, sans pour autant s’y opposer frontalement. Extraits: «Le BNC se réjouit de la reconnaissance, par une grande majorité des États du monde, du fait que le droit des Palestiniens à la souveraineté et à la libération de l’occupation israélienne est depuis longtemps un dû (…). [Mais] une reconnaissance diplomatique doit conduire à la protection du droit inaliénable à l’autodétermination du peuple palestinien tout entier, représenté par une OLP démocratisée et ouverte non seulement aux représentants des Palestiniens sous occupation, mais aussi aux exilés – la majorité du peuple palestinien – et aux citoyens discriminés d’Israël» [34]. Nul besoin de lire entre les lignes pour comprendre que cette déclaration est une critique explicite de la démarche entreprise par l’AP, indirectement accusée de ne pas tenir compte des réfugiés et des Palestiniens d’Israël. Le Comité National de la Campagne BDS, qui regroupe plus de 170 organisations palestiniennes, confirmera cette position avec une seconde déclaration publiée le 8 août35.

Même s’il est évident que l’ensemble des organisations palestiniennes partie prenante de la campagne BDS n’ont pas directement participé à l’élaboration de ces textes, il n’en demeure pas moins que ces derniers indiquent sans ambigüité qu’une large part de la société civile palestinienne est loin d’être convaincue de la stratégie de l’AP. A l’heure actuelle, et sauf erreur de ma part, aucune des organisations membres de la campagne ne s’est élevée contre les déclarations du BNC. Certaines d’entre elles sont même allées encore un peu plus loin. C’est le cas de l’ONG «Stop the Wall», dont le dirigeant Jamal Juma’, coordinateur de la campagne populaire contre le mur, s’en est vivement pris à l’AP dans une interview au titre explicite, publiée le 8 août: «Jamal Juma’: l’AP est en train de «tuer la résistance populaire» [36]. Cette interview a été mise en ligne, entre autres, sur la version anglaise du site du village de Bil’in… aux côtés de la déclaration des «comités populaires» évoquée plus haut. Une juxtaposition de points de vue à l’image des divisions et des contradictions qui traversent la société civile palestinienne et le mouvement de «résistance populaire».

Les positions de certaines organisations regroupant des Palestiniens «de l’extérieur» sont également révélatrices de cette absence de consensus autour de l’initiative de septembre, voire des sévères critiques auxquelles elle fait face. C’est ainsi qu’al-Awda,  The Palestine Right to Return Coalition», coalition internationale dont les principales activités concernent la question des réfugiés, a publié le 16 mai dernier un communiqué lui aussi sans ambiguïté: «Parier sur une reconnaissance, par les Nations Unies, d’un État palestinien basé sur les frontières de 1967, sans la coupler à l’obtention de la garantie du droit au retour immédiat des réfugiés dans leurs foyers d’origine ouvre en réalité la voie à un nouveau round de discussions diplomatiques futiles qui n’aborderont pas les racines du conflit, et offre à la communauté internationale une nouvelle opportunité, ou plutôt une nouvelle excuse pour se défausser de ses responsabilités à l’égard de notre peuple» [37]. La section états-unienne d’al-Awda participera le 15 septembre, aux côtés de plusieurs dizaines d’autres organisations à une manifestation en direction du siège des Nations Unies [38]. Leur mot d’ordre est le suivant: « Souveraineté, égalité et droit au retour» [39]. On est bien loin de la simple demande de la reconnaissance de l’État palestinien…

Quels changements dans les rapports de forces
entre Israël et les Palestiniens?

Renforcer les Palestiniens…

Je me suis contenté, dans la partie précédente, d’offrir un panorama non-exhaustif des positions des principales forces politiques et sociales palestiniennes à l’égard de la démarche de la direction de l’AP. Il apparaît que cette dernière ne bénéficie pas, loin de là, de l’assentiment «des» Palestiniens, contrairement à ce qu’affirment ses promoteurs. Il convient à présent de questionner les arguments des diverses parties, non pour établir avec certitude ce qui changera – ou non – après septembre, ni pour extrapoler sur les divers scénarios possibles, mais bien pour tenter de cerner les enjeux politiques de l’initiative de l’AP.

L’argument central des promoteurs de l’initiative de septembre est résumé par Mahmoud Abbas dans la tribune publiée en mai dernier dans le New York Times: «La Palestine négociera en tant que membre des Nations Unies dont le territoire est militairement occupé par un autre membre, et non en tant que peuple vaincu et prêt à accepter tout ce qui nous sera soumis». Ce même argument est repris et développé par Dominique Vidal dans un article publié le 20 juin dernier sur le site de l’AFPS [40]: « [C]ette étape-là modifierait profondément la «règle du jeu». Sur le terrain, Israël demeurerait l’occupant et la Palestine l’occupée, mais cette dernière ne serait plus abandonnée dans ce face à face inégal par une communauté internationale aussi lâche qu’impuissante. Reconnus États souverains l’un comme l’autre, ils disposeraient, aux yeux de l’ONU et donc de la communauté internationale, des mêmes droits et des mêmes devoirs, y compris le recours au chapitre VII. Et cela transformerait les conditions mêmes des tractations : celles-ci se dérouleraient, non plus bilatéralement et sous les auspices d’un parrain partial, mais dans le cadre des Nations unies et sur la base de leurs résolutions».

Comprenons bien : les arguments ci-dessus ne s’appliquent qu’à la condition que la Palestine soit admise aux Nations Unie comme État membre, et pas seulement reconnue comme un État par une majorité, aussi écrasante soit-elle, de membres de l’ONU. Or, sauf coup de théâtre, et sans vouloir jouer les Cassandre, la Palestine ne sera pas admise aux Nations Unies en raison du veto des États-Unis. Barack Obama l’a indirectement annoncé le 19 mai dernier lors d’un discours au Département d’État: «Les efforts palestiniens pour délégitimer Israël se solderont par un échec. Les actions symboliques visant à isoler Israël aux Nations Unies en Septembre ne créeront aucun État indépendant» [41]. Les menaces du Président ont été suivies de deux votes des élus états-uniens au début du mois de juillet: le Sénat, puis la Chambre des Représentants, ont adopté une résolution – non-contraignante – menaçant l’AP de voir ses aides suspendues si elle allait au bout de sa démarche aux Nations Unies. Au regard des résultats des votes, le moins que l’on puisse dire est que la question ne fait guère débat : la résolution a été adoptée à l’unanimité du Sénat et par 407 voix contre… 6 à la Chambre des Représentants.

Ces votes et ces déclarations révèlent néanmoins un paradoxe: si les États-Unis ont décidé, en tout état de cause, de bloquer l’admission de la Palestine à l’ONU, pourquoi menacer l’AP? La réponse est à chercher du côté des bouleversements régionaux actuels, au cœur desquels les États-Unis souhaitent se positionner: leur veto ne manquerait pas de renforcer l’hostilité régionale à leur encontre et de mettre en péril leurs intérêts présents et à venir. C’est pourquoi l’administration Obama tente de dissuader la direction de l’AP d’aller au bout de sa démarche. Cette dernière prendra-t-elle le risque d’un conflit avec les États-Unis et d’éventuelles sanctions financières ? Rien n’est moins sûr, à en croire les diverses déclarations, côté palestinien, affirmant que «d’autres options» sont envisageables, qui éviteraient aux États-Unis de se trouver dans une position inconfortable. C’est ainsi que la dirigeante palestinienne Hanan Ashraoui, envoyée par Mahmoud Abbas aux États-Unis pour défendre les positions de l’AP, a expliqué que les Palestiniens pourraient revoir leurs ambitions à la baisse en se contentant d’obtenir la reconnaissance du plus grand nombre d’États, voire de devenir un «État non-membre» de l’ONU [42].

Cette solution de rechange, qui semble à l’heure actuelle la plus probable, changerait-elle la donne ? D’après l’universitaire Victor Kattan, oui: «Même si les États-Unis parviennent à bloquer l’adhésion de l’État de Palestine, la reconnaissance de ce dernier par un grand nombre d’États lors de l’Assemblée Générale de l’ONU renforcerait la revendication la revendication d’indépendance. (…) Le discours pourrait aussi changer. La Palestine pourrait insister sur le fait que la colonisation et la poursuite de l’occupation sont des atteintes à sa souveraineté, à son intégrité territoriale et à son indépendance politique, et exiger qu’Israël se retire des territoires. Par exemple, la Palestine pourrait affirmer qu’Israël occupe un autre État comme l’Iraq l’a fait au Koweït en 1990 et comme l’Afrique du Sud l’a fait en Namibie pendant 40 ans, et exiger un retrait immédiat» [43]. La position de Kattan rejoint celle des promoteurs palestiniens – et internationaux – de l’initiative de septembre : les rapports de forces ne seront pas soudainement pas renversés et la seule démarche auprès de l’ONU ne permettra pas de satisfaire les droits nationaux des Palestiniens. Mais elle doit être considérée comme une étape, un point d’appui pour tous ceux qui exigent qu’Israël se conforme enfin au droit international.

…ou les affaiblir?

Une telle approche est discutable, et discutée. Pour Ali Abunimah, quand bien même la Palestine deviendrait membre de l’ONU, la victoire symbolique ne changerait pas les rapports de forces réels: « Aucune des violations sur le terrain – que l’on parle de la colonisation, de la construction du mur, des arrestations de masse, du nettoyage ethnique (…) ou du siège de Gaza – ne cessera avec une déclaration des Nations Unies. A moins, évidemment, que des mesures concrètes soient prises pour obliger Israël à se soumettre. Mais nous avons été témoins du vote de dizaines de résolutions, durant des décennies, disant que ces actions israéliennes étaient illégales et devaient cesser, et aucune mesure n’a jamais été prise» [44]. Abunimah rappelle en outre que «[l’État d’]Israël a occupé les territoires de nombreux États souverains – le Liban, la Syrie ou l’Egypte – durant des décennies, et les Nations Unies n’ont jamais pris de mesures pour faire aplliquer le droit international et pour forcer Israël à se retirer» [45]. Nul besoin d’être un fin connaisseur de la question palestinienne pour savoir qu’Israël n’a jamais fait grand cas des résolutions de l’ONU, faisant primer sa «sécurité» sur le droit international. Pour Ali Abunimah, ce ne sont pas des déclarations ou des condamnations verbales ou même écrites mais bien des sanctions réelles, telles que celles obtenues par la campagne BDS, qui pourront renverser les rapports de forces.

Une seconde objection est énoncée: «l’État de Palestine», même reconnu à l’ONU, ne serait qu’un ensemble de bantoustans encerclés par Israël. Loin de mettre un terme à cette situation, la « reconnaissance » pourrait être interprétée comme une légalisation de cet état de fait. C’est l’opinion d’Haidar Eid, professeur de littérature à Gaza et animateur du volet culturel et académique de la campagne BDS [46]: « Une fois déclaré, le futur État palestinien «indépendant » couvrira moins de 20% de la Palestine historique. Avec la création d’un bantoustan qui sera appelé «État viable», Israël se débarrassera du fardeau représenté par 3.5 millions de Palestiniens. L’AP exercera son autorité sur le plus grand nombre de Palestiniens et sur la plus petite superficie de fragments de terre – fragments qui pourra être appelé «l’État de Palestine». Cet «État» serait reconnu par des dizaines de pays: les chefs tribaux des ignobles bantoustans sud-africains doivent être très envieux!» [47].

Cette critique est fort répandue, et a trouvé plusieurs échos, dans un paradoxal effet de miroir, chez certains inconditionnels de l’État d’Israël qui se sont exprimés en faveur de la démarche palestinienne. C’est le cas de Gidi Grinstein, fondateur et président du très sioniste Reut Institute48: «La déclaration d’un État palestinien indépendant en septembre pourrait déboucher sur des progrès diplomatiques et offrir des avantages significatifs pour Israël. L’établissement d’un tel État aidera à ancrer le principe de deux États pour deux peuples, tracer les contours d’une solution définitive avec un État d’Israël exerçant le contrôle sur les questions de sécurité et sur les alentours du nouvel État, et allègera le problème des réfugiés en marginalisant l’UNRWA et en minorant le statut des réfugiés» [49]. Par ses propos, Grinstein donne du crédit non seulement aux thèses d’Haidar Eid, mais aussi, comme on va le voir, aux critiques formulées par, entre autres, le BNC palestinien.

En effet la centralité, voire l’exclusivité, accordée à la question de l’État dans la démarche entreprise à l’ONU, ne manque pas d’inquiéter nombre de militants et d’analystes. Dans la continuité du «processus de paix», la quête de la reconnaissance internationale de l’État palestinien met au second plan la situation des Palestiniens d’Israël et celle des réfugiés, qui représentent pourtant la majorité du peuple palestinien, s’inscrivant dans la logique de fragmentation/marginalisation consacrée par les Accords d’Oslo. Tel est le sens des déclarations, rapportées plus haut, du BNC ou d’al-Awda, qui accusent la direction de l’AP de vouloir substituer à l’OLP, dont la mission est de représenter l’ensemble des Palestiniens, les représentants du futur «État palestinien». Pour eux, les Palestiniens n’ont pas besoin d’un État virtuel reconnu par l’ONU, mais d’une véritable représentation, d’une OLP refondée, qui défendrait les intérêts de tout le peuple palestinien: «Tous les Palestiniens, y compris les réfugiés du shatat (diaspora) et les Palestiniens d’Israël, ont le droit d’être représentés dans et par une OLP démocratique – que ce soit aux Nations Unies ou ailleurs – qui fixe leur statut politique et recherche le développement économique, social et culturel de l’ensemble du peuple palestinien» [50].

Le récent rapport du juriste Guy Goodwin-Gill [51] ne manquera pas de conforter les éléments les plus critiques de la démarche de la direction de l’AP. Dans un document remis aux «négociateurs» de l’OLP, ce professeur de droit international avertit notamment les dirigeants palestiniens que leur démarche comporte un risque majeur au cas où « l’État de Palestine » remplacerait l’OLP aux Nations Unies: «[Les Palestiniens de l’extérieur des territoires occupés] représentent plus de la moitié du peuple de Palestine, et s’ils sont « privés de droits » et perdent leur représentation à l’ONU, cela ne portera pas seulement préjudice à leur droit à une égale représentation (…) mais aussi à leur possibilité d’être entendus, d’être impliqués dans ce qui touche à la gouvernance nationale, y compris la formation et l’identité politique de l’État, et à exercer le droit au retour». Et de conclure, en résonance avec la déclaration du BNC: «Les intérêts du peuple palestinien sont menacés (…), à moins que des mesures soient prises pour garantir et maintenir leur représentation par l’intermédiaire de l’Organisation de Libération de la Palestine».

Hanan Ashraoui a commenté ce rapport en affirmant laconiquement que l’action entreprise par l’AP «ne supprimerait pas le rôle de l’OLP» [52]. Les juristes de l’équipe des négociateurs de l’OLP se sont probablement immédiatement mis au travail et fourniront certainement, dans les jours qui viennent, un contre-argumentaire. Mais nul doute que le document de Guy Goodwin-Gill ne manquera pas de gonfler les rangs des nombreux sceptiques et des multiples opposants à l’initiative de septembre dont les arguments ont, chacun le reconnaîtra, une certaine consistance. La prochaine session de l’Assemblée Générale sera, à n’en pas douter [53], l’occasion de mesurer, au sein même des Nations Unies, l’isolement croissant de l’État d’Israël et l’existence d’une vaste majorité d’États favorable – du moins en paroles – à la reconnaissance d’un État palestinien [54]. C’est cette perspective qui inquiète au plus haut point Israël et ses soutiens et qui permet de comprendre pourquoi le gouvernement Netanyahu a tout fait pour «torpiller» l’initiative palestinienne. Mais ne nous trompons pas : les éventuels votes de l’ONU résulteront davantage d’un mouvement international d’opinion essentiellement dû à la politique israélienne (bombardements massifs du Liban en 2006, de Gaza à l’hiver 2008-2009, assaut sanglant contre la Flottille en 2010) et aux processus révolutionnaires dans le monde arabe, duquel participe le développement de la campagne BDS, que d’un quelconque succès de l’hyperactivisme diplomatique de la direction de l’AP55. De même, les manifestations qui se dérouleront très probablement dans les territoires palestiniens ne seront pas de simples initiatives de soutien à la démarche de l’AP. Les Palestiniens utiliseront la «fenêtre médiatique» fournie par l’Assemblée Générale de l’ONU pour exprimer leur volonté d’en finir immédiatement avec l’occupation et la colonisation, et de voir l’ensemble de leurs droits satisfaits, y compris le droit au retour.

La «dernière cartouche» de l’AP?

«Si les États-Unis veulent que l’Autorité Palestinienne continue à exister, alors le prix à payer est l’établissement d’un État palestinien au sein des frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale (…). Mais si les États-Unis opposent leur veto à l’admission de la Palestine aux Nations Unies, ont recours au chantage aux aides financières et laissent l’État d’Israël exercer seul l’autorité, alors à mon avis l’Autorité Palestinienne doit cesser d’exister». [56] Ces déclarations de Saeb Erekat peuvent être interprétées de deux façons: un «ultimatum» lancé aux États-Unis, ou la prise de conscience – tardive – qu’un cycle historique arrive à son terme. La recherche d’une «solution à deux États», négociée sous l’égide des États-Unis, s’était concrétisée avec les Accords d’Oslo et la création de l’AP. Affirmer que cette dernière pourrait «cesser d’exister» en cas d’échec de la démarche à l’ONU, c’est reconnaître implicitement que le rôle historique de cet organe pourrait arriver à son terme.

Nous l’avons dit : sauf coup de théâtre, la Palestine ne sera pas intégrée comme «membre» des Nations Unies lors de la prochaine session, en raison du veto annoncé des États-Unis [57]. Affirmer cela n’est pas faire preuve de «pessimisme» ou postuler que les rapports de forces ne changeront jamais. Mais il est plus qu’hasardeux de suggérer que les États-Unis pourraient, à l’heure actuelle, «lâcher» l’allié israélien ou que l’AP serait prête à aller jusqu’à la rupture avec l’administration Obama. Or, même si la direction historique du mouvement national palestinien a fait montre d’une capacité certaine, au cours des 40 dernières années, à accumuler les défaites sans opérer aucun bilan critique, l’aventure onusienne pourrait bien être la dernière. Un veto des États-Unis sera interprété comme la démonstration que la stratégie diplomatique suivie depuis 3 décennies est un échec. Une réévaluation à la baisse des exigences palestiniennes sera interprétée comme une énième reculade de l’AP.

Ce que certains tentent de présenter comme une offensive diplomatique du leadership palestinien est paradoxalement, comme le soulignent les propos de Saeb Erekat rapportés ci-dessus, la «dernière cartouche» dont disposent les dirigeants de Ramallah. Que feront-ils ensuite? Et plus généralement, que se passera-t-il ensuite? Le plus probable est que le débat, déjà ouvert en Palestine, concernant le bilan désastreux des accords d’Oslo et l’avenir de l’AP, reprendra avec un peu plus de vigueur. Crucial sera, à cet égard, le test du 21 septembre: la direction de Ramallah, entendant prouver sa légitimité (et consciente de l’hypothèse d’une mobilisation populaire, «avec ou sans elle»), a appelé à de grandes manifestations dans les territoires occupés; mais elle a dans le même temps informé les autorités israéliennes qu’elle empêcherait tout «incident». Quel que soit le scénario (à l’ONU et dans les rues palestiniennes), les contradictions inhérentes à la position de la direction palestinienne, chargée à la fois du maintien de l’ordre dans les territoires palestiniens et de la représentation des intérêts du peuple palestinien, se renforceront encore un peu plus, de même que la polarisation politique illustrée par les débats relatifs à l’initiative diplomatique de septembre [58]. Et il est peu probable, sur le moyen terme, que l’AP y survive, n’ayant plus aucune perspective politique, même la promesse d’un État, à offrir aux Palestiniens.

Chacun doit enfin avoir à l’esprit que la question palestinienne n’est pas une question politique «hors sol», et qu’elle s’inscrit dans un contexte régional en plein bouleversement: les processus révolutionnaires dans le monde arabe changent progressivement la donne et démontrent chaque jour un peu plus, à ceux qui l’auraient oublié, que la «question palestinienne» est partie intégrante de la «question arabe». Or une démocratisation du monde arabe pourrait conduire à une résorption du fossé entre la solidarité populaire avec les Palestiniens et l’hostilité historique des dictatures à leur égard, modifiant considérablement les rapports de forces et permettant de sortir du cadre étroit des solutions envisagées depuis une trentaine d’années. Les récents événements en Egypte, consécutifs à l’attaque menée contre les bus israéliens dans le Sinaï et à l’intervention israélienne sur le sol égyptien, sont à cet égard hautement révélateurs. Comme l’a souligné Ali Abunimah, «Il semble qu’Israël a – jusqu’à présent – renoncé à un assaut d’ampleur contre Gaza en grande partie grâce aux manifestations en Egypte et à un sentiment plus général qu’Israël «manque de légitimité» pour mener d’autres agressions malgré le soutien diplomatique assuré des États-Unis» [59]. Ce que, jusqu’à présent, aucune force politique palestinienne n’avait pu obtenir…

On l’aura compris: les enjeux politiques de «septembre» vont bien au-delà du résultat d’un vote de l’Assemblée Générale de l’ONU. L’initiative de l’AP est, paradoxalement, l’un des principaux indices tendant à démontrer que nous assistons bien à la fin d’un cycle, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer « parenthèse d’Oslo » [60], au cours duquel la direction palestinienne avait fait le pari d’une solution bi-étatique parrainée par la superpuissance états-unienne. Nul ne peut affirmer avec certitude ce que seront les caractéristiques du nouveau cycle qui s’ouvre, mais il ne fait aucun doute que les Palestiniens tireront les leçons des années Oslo et seront fortement influencés par la tempête qui secoue actuellement le monde arabe. C’est ce qui semble inquiéter au plus haut point les autorités israéliennes, davantage que ce qui se déroulera en septembre dans les travées de l’ONU. En témoigne cet aveu, sous le sceau de l’anonymat, d’un haut gradé de l’armée israélienne: «si devons faire face à des manifestations du même type qu’en Egypte ou en Tunisie, nous ne pourrons absolument rien faire» [61].


Notes

1 Voir à ce sujet J. Salingue, « Réflexions sur l’occupation israélienne, l’Autorité Palestinienne et l’avenir du mouvement national », Inprecor n°567, novembre 2010.

2 Agence des Nations Unies en charge des réfugiés palestiniens.

3 UNRWA, « Labour Market Briefing, West Bank, Second Half 2010 », 2011, p. 1.

4 Toutes les traductions sont de mon fait.

5 Voir, entre autres, « UK speeds up aid to PA to end fiscal crisis », Maannews, 24 août 2011.

6 Une stratégie en partie similaire à celle du mouvement sioniste, qui a valu à Salam Fayyad d’être affublé, dans la presse israélienne, du surnom de « Ben Gourion palestinien » (sic). Voir par exemple « A Day in the Life of the Palestinian Ben-Gurion », Haaretz, 12 février 2010.

7 Voir par exemple Victor Kattan, « The case for UN recognition of Palestine », Electronic Intifada, 13 juin 2011.
http://electronicintifada.net/conte…

8 « The Long Overdue Palestinian State », New York Times, 16 mai 2011. http://www.nytimes.com/2011/05/17/o…

9 « Arab League discusses Palestinian Statehood », aljazeera.net, 4 août 2011.
http://english.aljazeera.net/news/m…

10 « Congrès de Béthléem : la seconde mort du Fatah », in Julien Salingue, A la recherche de la Palestine, éditions du Cygne, Paris, 2011, pp. 80-94.

11 Ibid.

12 Ziad Clot, Il n’y aura pas d’État palestinien, Max Milo, Paris, 2010.

13 Ancien représentant de l’OLP à Jérusalem-Est.

14 « Un État palestinien est devenu impossible », le Figaro, 4 janvier 2010.

15 « Exclusive : Abbas to let Israel keep settlements even if UN recognizes « state » », Electronic Intifada, 17 mai 2011. http://electronicintifada.net/blog/…

16 Qui se confond avec le noyau dirigeant de l’OLP, officiellement en charge des négociations.

17 « 1967-2011 : les Palestiniens n’attendront pas 40 années de plus », lemonde.fr, 7 juin 2011. C’est moi qui souligne. http://www.lemonde.fr/idees/article…

18 « Un appel à l’action », site de l’AFPS, 22 août 2011. C’est moi qui souligne. http://www.france-palestine.org/art…

19 Voir par exemple « Officials set date for Palestine 194 march », aljazeera.net, 1er août 2011. http://english.aljazeera.net/news/m…

20 Généralisations qui ont conduit nombre de commentateurs et d’analystes à ne pas « voir venir » la victoire électorale du Hamas en 2006…

21 « Barghouthi : Veto on UN bid tantamount to ’terror’ », Maannews, 19 août 2011. http://www.maannews.net/eng/ViewDet…

22 Voir par exemple « FPLP : Fatah and Hamas lack will to end rivalry », Maannews, 5 juillet 2011. http://www.maannews.net/eng/ViewDet…

23 « Hamas leader : Abbas could delay unity until September », Maannews, 17 juillet 2011. http://www.maannews.net/eng/ViewDet…

24 « Despite Hamas opposition, PA to go to UN September », Jpost.com, 17 juillet 2011. http://www.jpost.com/DiplomacyAndPo…

25 « Hamas leader : Palestinian UN bid a ’scam’ », Haaretz.com, 29 juillet 2011.

26 « Hamas fears Abbas’ state recognition bid a ‘media stunt’ », Arabnews.com, 24 juillet 2011.

27 Voir à ce sujet l’utile recension opérée par David Morrisson, « Is Hamas opposed to a “two-state solution” ? », décembre 2010, Spinwatch.

28 « Prendre ses responsabilités (suite) », site de l’AFPS, 20 août 2011. http://www.france-palestine.org/art…

29 « Applying to UN for Palestinian independence « a mirage » : Hamas », Agence Xinhua, 8 juillet 2011. http://news.xinhuanet.com/english20…

30 « The popular committees against the wall and settlements confirms that next September is the immense popular battle for the recognition of the State of Palestine, number 194 at the UN », publié le 14 août sur le site du village de Bil’in. http://www.bilin-village.org/englis…

31 Voir supra, 1, b.

32 « In Solidarity with Gaza », site du PSP, 20 août 2011. http://palestinesolidarityproject.o…

33 Campagne internationale « Boycott, Désinvestissements, Sanctions », initiée en juillet 2005 à l’appel de plus de 170 organisations palestiniennes. Plus d’informations sur http://www.bdsmovement.net/

34 « Before and After September : The Struggle for Palestinian Rights Must Intensify », site de la campagne BDS, 1er juin 2011. http://www.bdsmovement.net/2011/bef…

35 Extraits : « All Palestinians, including the refugees in the shatat (diaspora) and Palestinian citizens of Israel, have a right to participate in and be represented by – in the UN and elsewhere – a democratic PLO that determines the political status and pursues the economic, social and cultural development of the entire Palestinian people. (…) Until the Palestinian people exercises its right to self determination, the PLO remains the sole legitimate representative that represents all Palestinians in the UN and in other international, regional and multinational forums. No alternative will be accepted by the great majority of the Palestinian people ». « BNC Reiterates its Position on “September” », site de la campagne BDS, 8 août 2011. http://www.bdsmovement.net/2011/bnc…

36 « Jamal Juma’ : PA « killing popular resistance » », Electronic Intifada, 8 août 2011. http://electronicintifada.net/conte…

37 « Statement Issued by the Global Coalition for the Palestinian Right of Return », site d‘al-Awda, 16 mai 2011. http://www.al-awda.org/return_march.html

38 http://uspcn.org/2011/08/08/ny-sept…

39 Comprendre : fin de l’occupation, fin des discriminations contre les Palestiniens d’Israël et droit au retour pour tous les réfugiés.

40 « Prendre ses responsabilités », site de l’AFPS, 20 juin 2011. http://www.france-palestine.org/art…

41 « Remarks by the President on the Middle East and North Africa », site de la Maison Blanche, 19 mai 2011. http://www.whitehouse.gov/the-press…

42 « L’Autorité Palestinienne redoute le veto des USA », nouvelobs.com, 3 août 2011. http://tempsreel.nouvelobs.com/actu…

43 « The case for UN recognition of Palestine », Electronic Intifada, 17 juin 2011. http://electronicintifada.net/conte…

44 « Justice and the Struggle for Palestine », Socialist Worker, 26 juillet. http://socialistworker.org/2011/07/…

45 Ibid.

46 Haidar Eid est également l’un des membres fondateurs de l’ODSG (One Democratic State Group – Groupe pour un État Démocratique).

47 « An independant homeland or bantoustan in disguise ? », Electronic Intifada, 4 mai 2011. http://electronicintifada.net/conte…

48 Spécialisé, notamment, dans la lutte contre la « délégitimation » de l’État d’Israël, comme on pourra s’en rendre compte en se rendant sur l’Institut : http://reut-institute.org

49 « Obama’s mistaken approach to peace », Haaretz, 31 mai 2011. http://www.haaretz.com/print-editio…

50 « BNC Reiterates its Position on “September” », site de la campagne BDS, 8 août 2011. http://www.bdsmovement.net/2011/bnc…

51 « The Palestine Liberation Organization, the future State of

Palestine, and the question of popular représentation », août 2011. Téléchargeable (arabe et anglais) sur http://s3.documentcloud.org/documen…

52 « Ashrawi : UN statehood bid no threat to PLO », Maannews, 26 août 2011. http://www.maannews.net/eng/ViewDet…

53 Et ce quel que soit la « tactique » de la direction de l’AP…

54 Ce qu’admettent aujourd’hui l’État d’Israël et les États-Unis eux-mêmes. Voir à ce sujet « UN envoy Prosor : Israel has no chance of stopping recognition of Palestinian state », Haaretz, 28 août 2011. http://www.haaretz.com/print-editio…

55 A moins de considérer, comme l’ont souvent fait certains négociateurs de l’OLP, que la diplomatie peut être pensée indépendamment des rapports de forces sociaux, politiques, économiques et idéologiques…

56 « Erekat : Palestinian Authority cannot exist without independent state », Haaretz, 26 juillet 2011. http://www.haaretz.com/print-editio…

57 Et confirmé le 26 août par une porte-parole du Consulat des États-Unis à Jérusalem : « Comme l’a affirmé le Président Obama, des initiatives aux Nations Unies n’amèneront pas à une solution à deux États et à une paix durable, ce que les deux parties et les États-Unis recherchent. (…) Par conséquent, nous continuons à nous opposer aux initiatives palestiniennes à l’ONU ». Maannews, 26 août 2011. http://www.maannews.net/eng/ViewDet…

58 Entre les partisans, de plus en plus nombreux, d’une refonte de l’OLP, d’une réévaluation des formes de lutte et de l’abandon du mot d’ordre de l’État indépendant et ceux, de moins en moins nombreux, de la poursuite du « processus de paix ».

59 « How protests against Israel (and Flagman) saved lives in Gaza », 23 août 2011, Electronic Intifada. http://electronicintifada.net/blog/…

60 Voir notamment l’introduction de mon ouvrage A la recherche de la Palestine (cf note 6).

61 « IDF has no way of stopping mass non-violent protest in West Bank’ », Haaretz.com, 29 juin 2011. http://www.haaretz.com/news/diploma…


* Paru sur ContreTemps, 29/08/2011 – 15:16.

 

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