Par Mostafa Omar
Les travailleurs d’une usine à Suez sont en grève au lendemain de la révolte qui a réussi à renverser Moubarak.
Deux semaines après que le dictateur égyptien eut été chassé du pouvoir, l’écrasante majorité des Egyptiens continuent de célébrer leur victoire historique.
Le 18 février, des millions de personnes sont descendues dans les rues des principales villes du pays pour célébrer l’anniversaire de la première semaine depuis le départ de Moubarak. Rien qu’au Caire, ce ne sont pas moins de trois millions de personnes qui ont dansé et chanté durant plus de dix heures sur et autour de la place Tahrir.
Les manifestants ont honoré les martyrs de la révolution et ils ont appelé le Conseil suprême des forces armées – qui a pris le pouvoir après l’éviction de Moubarak – à satisfaire les revendications démocratiques de la révolution, telles que la démission du cabinet dirigé par le premier ministre Ahmed Chafik, nommé par Moubarak durant les derniers jours qu’il était au pouvoir ; la dissolution de la police politique secrète ; la levée de toutes les lois d’exception liées à l’état d’urgence et la libération de tous les prisonniers politiques.
Le soulèvement déclenché le 25 janvier a mis en action la classe ouvrière qui continue à s’organiser et à avancer ses propres revendications économiques.
Immédiatement après la chute de Moubarak, des centaines de milliers de travailleurs de l’administration et du secteur public ont commencé à organiser une audacieuse vague de grèves, d’assemblées et de manifestations, pour exiger des salaires plus élevés ainsi que le licenciement des PDG surpayés, corrompus [souvent à la tête d’entreprises d’Etat ou d’entreprises au sein desquelles les membres du clan Moubarak avaient une forte présence], et pour beaucoup membres du détesté Parti national démocratique de Moubarak (PND).
Les travailleurs du secteur privé sont aussi entrés en lutte pour des revendications similaires. Tous les jours ont lieu des grèves dans des villes comme celles dites du 6 Octobre, dans la périphérie du Caire, ou de Ramadan, où des investissements internationaux massifs et des niveaux élevés d’exploitation ont créé les conditions d’une résistance.
La combinaison de ces luttes politiques et sociales a arraché quelques concessions importantes tant de la part des employeurs que du Conseil suprême des forces armées, ces dernières semaines.
Par exemple, le Conseil suprême a suspendu la vieille constitution non démocratique et a nommé une commission de juristes pour l’amender dans un sens plus démocratique.
Le Conseil des ministres a gelé les avoirs d’un certain nombre d’hommes d’affaires et d’anciens ministres proches de Moubarak et a ordonné leur arrestation. Les avoirs de Moubarak et de sa famille ont aussi été mis sous séquestre.
Les travailleurs grévistes ont arraché des concessions significatives en matière de salaires et de protection sociale. Les dirigeants du secteur public et les différents ministères ont accepté d’augmenter les salaires et d’accorder un statut de salariés fixes à durée indéterminée (CDI) à des milliers de travailleurs qui n’avaient que des contrats temporaires.
A des nombreux endroits, les salariés ont obtenu le départ de PDG corrompus et impopulaires. C’est ainsi, par exemple, que dans la ville industrielle de Mahalla al-Koubra, 24’000 travailleurs de la Misr Spinning and Weaving Company (la Compagnie égyptienne de filature et tissage) – la plus grande entreprise étatique égyptienne – ont fait grève le 17 février pour chasser le PDG. Et ils ont gagné.
Le Conseil suprême cherche à garder ses prérogatives
Mais jusqu’à présent, ces luttes se sont révélées insuffisantes pour obliger le Conseil suprême des forces armées à concéder des exigences démocratiques importantes ou à satisfaire les doléances plus amples des travailleurs.
Par exemple, le 23 février, le Conseil suprême des forces armées a remplacé onze ministres dans le cabinet nommé par Moubarak, mais il a refusé de remplacer tous les ministres. Il a libéré plus de 230 prisonniers politiques, mais il a refusé de libérer des centaines d’autres. Les militaires ont également refusé de mettre fin aux lois d’exception contre les activités politiques d’opposition, déclarant vouloir laisser la décision à un futur gouvernement élu.
Le Conseil suprême et son Conseil des ministres ont adopté une attitude de plus en plus dure contre les mobilisations et revendications ouvrières. Ils ont refusé de satisfaire la revendication très populaire d’un salaire minimum national à 1200 livres (quelque 75 francs suisses). Qui plus est, les chefs militaires et les médias gouvernementaux ont lancé une campagne de propagande accusant les travailleurs en grève de placer leurs revendications « étroites » et « catégorielles » au-dessus des intérêts nationaux. Le Conseil suprême continue à publier des mises en garde aux salariés les enjoignant de ne pas faire grève et aux paysans pauvres les enjoignant de ne pas réoccuper les terres dont ils ont été chassés.
A plusieurs reprises, les nouveaux gouvernants ont essayé de briser des grèves et de mettre en arrestation des grévistes. Par exemple, le 22 février, l’armée a arrêté sept grévistes dans le port de Adamiya à Suez. Ce jour-là, un tank de l’armée a tué une femme âgée qui se trouvait parmi les manifestants qui essayaient de libérer les grévistes arrêtés.
En réaction aux tentatives du Conseil suprême de se cabrer contre les revendications de la révolution, différentes forces, comprenant des coalitions de jeunes, des syndicats indépendants et des organisations socialistes, ont appelé à continuer tous les vendredis les manifestations massives sur la place Tahrir et aussi ailleurs dans le pays. Le 25 février, plus d’un demi-million de personnes se sont réunies sur la place Tahrir pour exiger le départ du cabinet d’Ahmed Chafik.
En outre, les socialistes et la gauche organisent des comités populaires pour défendre la révolution dans les usines, dans les quartiers et dans les villages, avec l’objectif de mobiliser des forces qui puissent s’opposer au régime sur une base locale. Rien qu’au Caire, seize de ces comités de quartier se sont formés et agissent. Les socialistes ont imprimé des milliers de petites brochures intitulées « Egypte, la révolution » avec l’objectif d’entrer en contact avec de nouveaux membres.
Que la plupart des revendications politiques et économiques de la révolution du 25 janvier restent sans satisfaction renvoie au fait que c’est le Conseil suprême des forces armées qui a pris le pouvoir après le 11 février ; et non pas des organisations ouvrières de masse, des représentants du mouvement populaire et des organisations socialistes.
Les chefs militaires du Conseil suprême ont chassé Moubarak afin de prévenir la possibilité que la révolution politique se transforme en un soulèvement social qui aurait pu commencer à menacer toute la structure capitaliste, sociale et politique.
Le Conseil suprême lui-même est une composante de la classe capitaliste égyptienne. Il est composé de généraux de l’époque de Moubarak qui profitent du système de classe qui existe en Egypte. L’armée contrôle environ un quart de l’économie. Cela comprend un gigantesque secteur de l’armement, des entreprises de la construction, des usines, des terres agricoles, des hôtels, et plus encore.
Il ne fait pas de doute que le Conseil suprême comprend bien que pour stabiliser le système, il doit faire de sérieuses concessions aux travailleurs. Mais son but en faisant ces concessions, c’est de ralentir et de contrôler le rythme du changement afin de se donner du temps pour dévier la dynamique du moment révolutionnaire, tout en réorganisant et réorientant le capitalisme en Egypte.
C’est pourquoi le Conseil suprême insiste qu’il ne fera pas sur le court terme des changements économiques importants concernant les salaires et les retraites. Les généraux disent qu’ils prévoient de laisser ces questions, avec d’autres, comme les lois d’exception, au nouveau parlement.
Entre-temps, le Conseil suprême réorganise la police discréditée afin qu’elle reprenne son travail. Les généraux ont dit clairement qu’ils entendent « réformer » ces institutions détestées, mais qu’ils n’ont pas l’intention de les dissoudre.
Le Conseil suprême a aussi testé sa capacité à brider les manifestations. Il a échoué. Dans la nuit du 25 février 2011, l’armée a essayé de chasser les manifestants qui occupaient la place Tahrir après minuit, soit l’heure du couvre-feu fixée par les militaires. La police militaire et des forces spéciales masquées ont utilisé des matraques électriques pour frapper et disperser les manifestants, et en ont arrêté vingt. Les soldats ont aussi démoli une statue que les révolutionnaires avaient érigée pour commémorer les martyrs de la révolution.
Mais cette tactique violente de l’armée a suscité de telles protestations, ainsi que l’accusation que l’armée fait désormais aux manifestants non-violents ce que la police secrète avait l’habitude de faire, que le Conseil suprême s’est vu obligé de présenter publiquement des excuses, déclarant que les soldats avaient agi de leur propre initiative. Les personnes emprisonnées ont été libérées et le Conseil suprême a donné des ordres pour qu’on ne dérange pas les mille manifestants qui ont réoccupé la place Tahrir la nuit suivante. Et dans un geste de bonne volonté, des unités de la Garde présidentielle ont construit une statue de remplacement pour les martyrs.
A la croisée des chemins
Il ne fait aucun doute que quiconque en Egypte entend impulser cette révolution vers plus de conquêtes va devoir affronter des grands défis dans la période à venir.
Un de ces défis va être de se confronter à l’effort de la classe dominante et du Conseil suprême de mettre un terme à ce moment révolutionnaire avec le moins possible de concessions faites aux ouvriers et paysans.
Un autre défi connexe, c’est que des secteurs de la bourgeoisie qui ont soutenu le départ de Moubarak appellent maintenant les travailleurs et les militants à mettre un terme à toutes les manifestations pour que les gens puissent « retourner au travail » afin de reconstruire l’économie. L’armée très consciemment mobilise ces forces bourgeoises au travers de sa campagne dans les médias dans l’espoir de les mettre de son côté contre les grèves. Pour les séduire, il faudra quelques mesures contre la corruption et la réalisation de quelques réformes parlementaires.
Lentement, certains secteurs des Frères musulmans, des vieux partis d’opposition libéraux, et ce qui reste du NDP, se rallient au projet du Conseil suprême des forces armées. Les Frères musulmans, quant à eux, ont proclamé leur intention de fonder un parti politique et ont tacitement autorisé certains de leurs membres et sympathisants à rejoindre le cabinet gouvernemental ainsi que la commission qui réforme la Constitution.
Des journaux libéraux comme Al Masry Al Youm, qui ont joué un rôle clé dans la construction de l’opposition au pouvoir de Moubarak, se consacrent désormais à appeler leurs lecteurs à faire confiance à l’armée et à s’opposer aux grèves.
Certains groupes de jeunesse constitués après la chute de Moubarak, tels que l’Alliance de la jeunesse de la Révolution, continuent d’appeler à des manifestations hebdomadaires les vendredis, mais sont trop absorbés à donner des conseils au Conseil suprême sur la manière de mieux réaliser des réformes politiques et parlementaires plutôt que de mobiliser la solidarité avec les revendications ouvrières.
C’est dans ce contexte que certains révolutionnaires en Egypte sont devenus impatients et frustrés. Il est clair que les forces de la contre-révolution s’activent à conspirer contre le changement. Il est clair également que si les militaires sont incapables pour le moment de disperser les manifestations de la place Tahrir, ces manifestations sont insuffisantes par elles-mêmes pour arracher plus de concessions du Conseil suprême.
A ce sujet, il est important de souligner, comme les socialistes-révolutionnaires l’expliquent en ce moment en Egypte, que si les manifestations de rue sont très importantes pour faire pression sur le régime, il faut beaucoup plus pour faire aboutir les revendications démocratiques de la révolution.
D’une manière très cruciale, les forces sociales qui peuvent conduire la lutte à sa prochaine étape sont déjà en mouvement. Au travers de toutes les tentatives du Conseil suprême des forces armées de disperser le mouvement révolutionnaire, et tandis que de leur côté les forces bourgeoises sont hésitantes, ce sont les grèves et les mobilisations des travailleurs qui ont entretenu la flamme de la révolution.
La classe ouvrière égyptienne est la clé pour que le mouvement révolutionnaire, qui a débuté le 25 janvier, réussisse à mener à bien ses objectifs de justice sociale et de liberté politique. L’imposant poids social et politique des travailleurs égyptiens et leur potentiel militant, qui se manifeste tous les jours, fournissent au mouvement révolutionnaire son meilleur espoir.
C’est pourquoi il est important pour tous les révolutionnaires d’appuyer les luttes des travailleurs en Egypte, tant idéologiquement que matériellement. La solidarité avec les syndicats égyptiens indépendants, avec le nouveau Parti démocratique des travailleurs et avec chaque grève des salariés égyptiens est nécessaire pour renforcer la révolution en Egypte, et continuer la vague de révolte qui balaye l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. (Traduction A l’Encontre)
*Mostafa Omar, d’origine égyptienne, écrit sur la situation en Egypte depuis Le Caire. Ses articles sont publiés par Socialist Worker, le site de l’International Socialist Organization (Etats-Unis).
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