Par Chérine Abdel-Azim
La «coalition du 27 mai», rassemblant plusieurs associations de jeunesse et diverses forces politiques, avait appelé à manifester pour mettre la pression sur le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA), en charge de la transition en Egypte, afin qu’il accélère les réformes démocratiques.
Les journalistes Ahmed Loutfi et Chaïmaa Abdel-Hamid soulignent dans Al-Ahram du 1er juin 2011 que «les détails n’ont pas été négligés, afin que les revendications ne s’arrêtent pas aux généralités et aux slogans. Tout d’abord, il faudrait une justice réelle grâce à l’utilisation de plusieurs moyens: accélérer le jugement de Moubarak et de sa famille; rejuger les responsables libérés en lien avec l’ancien régime, dont Aïcha Abdel-Hadi [la ministre du Travail sous Moubarak], Moufid Chéhab [secrétaire d’Etat en charge des affaires juridiques] et Ibrahim Kamel [un homme d’affaires, dirigeant la société d’investissement Kato, lié au fils de Moubarak, Gamal, et figure de relief du Parti national démocratique – PND]. De plus, il faut demander des audiences publiques pour que le peuple puisse suivre l’évolution des procédures judiciaires, juger les responsables du meurtre des manifestants et réaliser une purge totale de l’ancien système et poursuivre ses symboles dans toutes les administrations et institutions publiques et politiques. Enfin, les manifestants appelaient à épurer la télévision publique et les gouvernorats. Il faut dissoudre également les conseils locaux qui sont considérés comme une force de frappe des membres du PND.»
Jusqu’à la veille de ce vendredi 27 mai, le Conseil militaire a refusé d’autoriser la manifestation. Selon des observateurs, des milliers de militants ont été arrêtés au cours des derniers mois dans le silence le plus total de la presse internationale. Dans la seule journée de jeudi 26 mai, quatre personnes ont été arrêtées en train de placarder des affiches pour la manifestation de vendredi.
Pour Amr Hamzawi, professeur de sciences politiques et activiste: «Il est inadmissible que le Conseil militaire dirige les affaires de l’Etat à titre individuel. Les partis politiques et les coalitions des jeunes doivent participer au processus de prise de décision.»
Les deux journalistes précités soulignent: «La défiance envers le CSFA et sa gestion de la transition politique semble avoir atteint un très haut niveau parmi les jeunes du 25 janvier. Dans leurs appels à manifester, les comités populaires pour la défense de la révolution dénoncent ainsi «l’entêtement de la junte militaire à vouloir monopoliser le pouvoir, qui constitue un des chapitres du complot, et son déni évident de cette révolution dont a rêvé le peuple égyptien. Beaucoup de commentaires et de déclarations de ce genre circulaient reprochant au CSFA d’avoir édicté des lois sans débat, d’avoir eu recours à la violence et d’agiter le spectre de la faillite et de l’anarchie pour faire peur à la population. Ils appellent à la mise en place d’un conseil présidentiel civil révolutionnaire pour la période transitoire et à l’élection d’une assemblée constituante.»
Dans Al-Ahram du 1er juin, Chérine Abdel-Azim décrit la mobilisation du 27 mai 2011. Nous compléterons cet article informatif avec la traduction d’un article de Mostafa Omar. (Rédaction)
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C’était un vendredi pas comme les autres, ce 27 mai. Les mouvements politiques qui ont déclenché la révolution du 25 janvier 2011 ont fait un nouvel appel pour une «seconde révolution» ce jour-là. Il était presque 10 h du matin, les rues du Caire étaient désertes, les mosquées étaient également vides durant la prière de midi. C’est normal, surtout après les messages de mise en garde lancés par les mouvements islamistes et aussi par le Conseil suprême des forces armées qui dirige le pays. Celui-ci a annoncé dans son 58e communiqué, publié la veille, que ce jour, certaines personnes pouvaient tenter de provoquer des incidents et que l’armée resterait en dehors de la place Tahrir, lieu du rassemblement, pour éviter tout heurt. Quant aux mouvements islamistes, dont les Frères musulmans qui ne ratent aucune occasion pour montrer leur loyauté au Conseil à la tête de l’Egypte depuis le départ forcé du régime Moubarak, ils ont annoncé qu’ils boycottaient les manifestations et ont même considéré comme «infidèle» toute personne qui participerait aux manifestations. Des messages qui ont poussé un certain nombre d’Egyptiens à rester simplement chez eux.
Pour les promoteurs de la révolution, ce discours n’a pourtant pas eu d’écho. Tout le monde était là de bonne heure pour «sauver» la révolution. Les images du 25 janvier se répètent : points de contrôle installés aux accès de la place. Des jeunes, filles et garçons, exigent les cartes d’identité des personnes qui souhaitent accéder à la place. Ils fouillent leurs sacs et procèdent même à une fouille aux corps. Des mesures de sécurité imposées poliment par les jeunes face à l’absence complète de l’armée et de la police sur la place. Une absence qui a donné lieu à un sentiment d’insécurité chez certains, les dissuadant de descendre ce jour-là et les poussant même d’interdire à leurs enfants de participer à cette deuxième «révolution».
Mais peu importe. Des milliers d’Egyptiens se sont dirigés avec courage vers la place Tahrir sans prendre en considération ces menaces propagées par les médias. «Je suis là pour sauver notre révolution et pour que la mort de nos martyrs ne soit pas en vain», crie Mina Adel, 60 ans, accompagné de son épouse et ses deux fils. Le drapeau égyptien est dessiné sur les visages de ces deux jeunes qui expriment leur mécontentement face à la lenteur des réformes prises par le Conseil suprême des forces armées. Amgad, le fils aîné, se moque : «Si le Conseil ne sait pas que veut dire révolution, moi qui ai 21 ans je peux lui expliquer que c’est un changement radical et rapide dans tous les postes de l’Etat. Qautre mois après la révolution, des responsables de l’ancien régime conservent toujours leurs postes comme si de rien n’était». Interrompu par les cris d’un vendeur ambulant: «Moubarak à une livre, Moubarak à une livre», Moustapha vend des photos satiriques de Hosni Moubarak le président renversé. «Moi, je fais partie de ces Egyptiens qui sont restés dans leurs maisons pendant la première révolution pour suivre ce qui se passe à travers la télé», explique Moustapha avec un sentiment de crève-cœur. Il ajoute: «Aujourd’hui, j’ai décidé de participer à cette deuxième révolution après avoir entendu parler de ces milliards volés par Moubarak et ses ministres, alors que mon père est mort il y a deux ans car je n’avais pas de quoi lui acheter des médicaments». Ses propos sont coupés par la petite Dina : «S’il vous plaît, deux photos du voleur».
Ce «deuxième vendredi de la colère», comme l’ont baptisé ses initiateurs, est inspiré du vendredi de la colère du 28 janvier 2011, où la police a tiré sur les manifestants à balles réelles afin de les disperser. Ce jour-là a été considéré comme la journée la plus sanglante de la révolution.
La Coalition des jeunes de la révolution accompagnée par le mouvement du 6 Avril ont été les premiers à lancer l’appel du deuxième vendredi de la colère, ainsi que des forces de la gauche. Ensuite, quatre autres mouvements politiques [officiels] ont lancé un communiqué de presse où ils déclarent leur participation à cette deuxième révolution. Ces mouvements sont le Front démocratique, le Mouvement égyptien social démocrate, Les Egyptiens libres et L’Egypte de la liberté. Une prise de position courageuse qui n’a pas été celle de la plupart des partis politiques en Egypte qui sont toujours loin de la rue égyptienne. A tel point que le parti du néo-Wafd a choisi ce jour-là pour tenir les élections de son assemblée générale.
Quant aux Frères musulmans et les salafistes, ils ont déployé des efforts pour mettre en échec ce rassemblement, soit à travers leur communiqué ou à travers les prêches à tel point qu’un de leurs cadres a lancé un appel jeudi soir sur une chaîne satellite aux parents, leur demandant de protéger leurs enfants et de leur interdire de descendre ce jour-là de la maison. Mais surprise, voilà que des dizaines de milliers d’Egyptiens sont sur la place, de quoi causer la déception des islamistes. C’est vrai que le nombre de manifestants n’est pas le même qu’avec la participation de la confrérie, mais la place était tout de même noire de monde et le message est passé.
L’absence des Frères
«Où sont les Frères, la place est pleine sans eux», des cris ont été lancés par des centaines de manifestants vers 15 heures, moment où la place était archicomble, malgré le mauvais temps et la chaleur qui dépassait les 40° C.
«Comme si Dieu voulait bénir ce rassemblement», lance Amina Moustapha, une activiste. En effet, de temps à autre, quelques gouttelettes de pluie tombaient, rafraîchissant le climat en plus de la présence d’un nuage venu couvrir le ciel. La pluie n’était pas la seule chose à diminuer la sensation de chaleur, mais il y avait des vendeurs de boisson de toutes sortes. Mangue, orange, doum et boissons gazeuses.
Sept tribunes ont été installées dans les quatre coins de la place Tahrir. Sur l’une d’elles des ouvriers clamaient leurs revendications. Un peu plus loin, ce sont les médecins qui expliquent leur grève. Sur le côté opposé, c’est Amr Hamzawi qui affirme le respect du Conseil suprême des forces armées, mais qui lui demande d’être aussi à l’écoute des demandes du peuple. Et à quelques pas de là, des libéraux, des penseurs et des écrivains qui essayent de simplifier les termes et les conceptions politiques.
Mais, finalement, toutes les demandes vont dans le même sens : réforme rapide, renvoi des responsables de l’époque Moubarak, accélération des condamnations des policiers accusés d’avoir tué les manifestants, annulation des tribunaux militaires sinon condamnation aussi de Moubarak et ses ministres devant les mêmes cours, le retour rapide du pouvoir civil, une nouvelle Constitution établie avant les élections législatives et la remise de la date de ces élections prévues en septembre prochain. «Aucune des exigences de la révolution du 25 janvier n’a été exécutée, on n’a pas fait une révolution pour éliminer Moubarak seulement, on veut un changement complet en Egypte», explique Ahmad Al-Baramani, porte-parole du mouvement du 6 Avril à Mansoura, touché aux yeux suite aux bombes lacrymogènes lancées par la police. Il affirme que si les demandes des révolutionnaires ne se réalisent pas avant vendredi prochain, ce sera une grève ouverte sans limites.
«Excusez-moi, ce ne sera pas une grève, ce sera la force et la colère», crie le père du martyr Hossam Fathi d’Alexandrie qui tient une banderole portant une liste sur laquelle figurent des noms de policiers accusés d’avoir tiré sur les manifestants. «J’ai présenté des CD qui montrent des policiers précis et j’ai cherché des témoignages qui confirment mes accusations, tous ces policiers sont libres et à leurs postes jusqu’à présent. Comment ? La patience a ses limites et il faut éviter notre colère».
Le temps passe, c’est déjà 18h, heure convenue pour quitter la place. Les vendeurs commencent à ramasser leurs produits, les manifestants se saluent en affirmant que leur prochaine rencontre sera vendredi prochain si rien n’est fait. Le scénario de la révolution du 25 janvier se répète, des jeunes filles et des garçons commencent à balayer les rues et à ramasser les ordures. La journée s’est passée en paix, malgré les messages transmis par les contre-révolutionnaires. Soudain et avant de quitter la place, quelques cheikhs arrivent et commencent à parler avec les gens. Mais quelle discussion peut avoir lieu après la réussite de la deuxième révolution, surtout sans la participation des mouvements islamistes. «Il faut appliquer la charia islamique, comme par exemple couper les mains des voleurs et que les chrétiens payent la guézia (tribut)», explique souriant un cheikh vêtu d’une djellaba. Mais malgré la simplicité des gens qui l’entouraient, personne ne lui a donné la chance de provoquer une sédition confessionnelle à la fin de cette journée.
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