La société israélienne dans le déni de l’occupation

Des centaines d’Israéliens manifestent le 15 mai au centre de Tel-Aviv. Ils protestent contre l’assassinat de 60 Palestiniens non armés qui manifestaient le 14 mai sur leur territoire (Gaza) qui subit un blocus. (Photo publiée par le site +972, Keren Manor/Activestills.org)

Par Baudouin Loos

Face aux «événements» de la bande de Gaza, la société israélienne n’a pas montré d’indignation particulière, à l’exception de quelques rares critiques dans la presse. Soixante morts à Gaza, dont des enfants, des milliers de blessés, victimes des tireurs d’élite de «l’Armée de défense d’Israël», ce scénario ne semble pas beaucoup troubler une population depuis longtemps accoutumée aux scènes de violence et qui a accepté l’image déshumanisée qu’on lui présente des Palestiniens. Pire, en son sein, une petite minorité extrémiste se montre prompte à exprimer sa haine sur les réseaux sociaux.

Beaucoup a déjà été écrit sur certains ressorts majeurs de la société israélienne, ses mythes fondateurs. L’historienne israélienne Idith Zertal évoquait par exemple dans Libération, en 2003, «l’existence d’un peuple uni et homogène, qui est le peuple juif: un peuple qui serait vieux de plusieurs millénaires, une entité continue, dans le temps et dans l’espace. Mythe énorme, qui veut que nous soyons les descendants directs des Hébreux du temps du roi David. Et la prétention à être les descendants de ce peuple hébreu antique nous conférerait un héritage et des privilèges historiques sur Israël»…

Mais la même intellectuelle s’est penchée plus longuement sur un autre mythe, l’instrumentalisation de la Shoah par l’élite dirigeante. Le génocide des Juifs perpétré par les nazis est devenu comme une religion pour les Israéliens, cela depuis le procès et l’exécution d’Adolf Eichmann au début des années 1960, comme l’expliquait avec brio en 2003 également l’auteur israélien Tom Segev dans Le Septième Million (Ed. Liana Levi, 2003). «L’Histoire juive, commente encore Idith Zertal, est empreinte d’une frayeur profonde, justifiée au demeurant. Le problème, c’est qu’Israël a instrumentalisé cette peur, voire l’a exploitée. Depuis l’école primaire, dans la famille, les livres, les médias, cette peur est constamment nourrie. C’est l’un des principes organisateurs de l’ethos israélien. Nous sommes toujours entre Massada et Auschwitz.»

À l’égard des Palestiniens, les Israéliens ont souvent recours à l’expression «ein breira», «on n’a pas le choix». C’est eux ou nous. Et d’évoquer une hostilité irréductible, une haine invincible. Le non-dit, c’est la rivalité pour une même terre. Des deux côtés prévaut souvent un récit manichéen. Les violences palestiniennes, qui répondent aux yeux de leurs auteurs à une rigidité israélienne, ont engendré dans le public israélien des représentations des Palestiniens qui confinent au racisme. Comme l’explique dans Les Emmurés (Ed. La Découverte, 2004) le journaliste Sylvain Cypel qui a vécu douze ans en Israël, la société israélienne voit les Palestiniens comme des Arabes «voleurs», «violents», «menteurs pathologiques», «voleurs d’enfants» et «terroristes».

Le journaliste israélien Gideon Levy, du Haaretz, qui s’est spécialisé dans la couverture de la vie des Palestiniens, commentait ce mépris lors d’une conférence à Washington en février dernier: «Si vous grattez la peau de presque n’importe quel Israélien, vous trouverez que les Palestiniens ne sont pas des êtres humains comme nous. Ils n’aiment pas leurs enfants comme nous. Ils n’aiment pas la vie comme nous. Ils sont nés pour tuer, ils sont cruels, sadiques, sans valeurs, sans manières. C’est très très enraciné dans la société israélienne.»

Dans ces conditions, évidemment, toute répression menée par l’Etat d’Israël contre les Palestiniens s’en trouve justifiée. D’autant que l’occupation des territoires palestiniens (et le siège imposé à Gaza) paraît comme effacée de la mémoire, elle ne compte plus. «On a conditionné la société pour qu’elle l’accepte, disait le 20 avril au Monde Efraïm Halevy, ancien chef du Mossad. Même s’il existe une forte minorité qui rejette l’occupation et surveille sa réalité, la population est globalement dans le déni. Avec le sentiment qu’il faut se concentrer sur l’essentiel: la nucléarisation au Moyen-Orient, le risque d’une attaque sans précédent venue du nord (Syrie et Liban), la possibilité que le système de défense ne soit pas étanche…»

En avril 2017, chez lui près de Jérusalem, Alon Liel, diplomate israélien de haut vol à la retraite, nous donnait une explication peu différente, pour s’en désoler: «Le pays est fort, vit en sécurité depuis 1948, il est même devenu très fort et riche, avec une économie sophistiquée. L’équipe gagne 5-0, pourquoi en changer? Même des gens comme moi peuvent se dire qu’ils bénéficient de la situation, que tout va bien pour eux. Sauf que je me sens terriblement mal et je crains qu’un jour on doive payer tout cela très cher. Mais moins de 5% des Israéliens pensent comme moi… Pourquoi? Une partie de la réponse est ce qui se passe dans la région. Tout s’effondre, sauf nous!»

Cette société peut-elle évoluer? Gideon Levy n’y croit pas. «Je suis très sceptique à propos d’un changement de l’intérieur d’Israël car la vie y est trop agréable et le système de lavage des cerveaux bien trop efficace. Tenir un dialogue aujourd’hui avec la plupart des Israéliens est devenu une tâche impossible même pour moi. (…) Espérer que cette société se lève et dise Assez , comment cela peut-il arriver, et pour quelle raison?» (Article publié dans la rubrique «Analyse» dans le quotidien Le Soir,en date du 16 mai 2018)

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