Par Rami Younis
Après avoir scissionné de la Liste unifiée [coalition politique des partis «arabes israélien» et du PC israélien créée en 2015, dissoute et recréée en 2019] avant les dernières élections israéliennes, la Liste arabe unie (en hébreu: Ra’am), le parti islamiste dirigé par Mansour Abbas, a mené une campagne visant à présenter le parti comme «conservateur» tout en proposant une «nouvelle approche» de la politique arabe en Israël. Selon cette «approche», Ra’am pouvait rejoindre n’importe quel nouveau gouvernement israélien, qu’il soit de gauche ou de droite, même si cela signifiait siéger avec les kahanistes [se référant au rabbin Meir Kahane qui se proposait de «conquérir la terre promise»] dans la même coalition. La rupture de Ra’am avec les trois autres partis arabes de la Liste unifiée, a insisté Abbas, devait être «historique».
En échange de ce partenariat et de ce soutien actif à ce moment prétendument révolutionnaire, le parti islamiste a promis à ses électeurs plusieurs résultats principaux. Il s’agit notamment d’un ensemble d’avantages sans précédent sous la forme d’importants budgets publics, d’un plan gouvernemental de lutte contre la criminalité et les meurtres au sein des communautés palestiniennes en Israël, de la reconnaissance des villages bédouins palestiniens non reconnus dans le désert du Naqab/Negev et de l’abolition de la loi discriminatoire Kaminitz, qui menace de démolir des milliers de maisons arabes construites sans permis, qui n’auraient dans tous les cas jamais été accordés. En d’autres termes, Abbas était prêt à vendre le front politique palestinien unifié pour les droits fondamentaux auxquels sa communauté devrait déjà avoir droit.
Quant au siège israélien de Gaza, aux attaques contre la mosquée Al-Aqsa, à l’expansion des colonies de Cisjordanie ou à la judaïsation des villes binationales en Israël, qu’en est-il? Selon l’approche d’Abbas, ce ne sont pas des questions qu’il doit résoudre.
Mercredi soir 2 juin, Abbas a finalement écrit son «histoire» en rejoignant le nouveau gouvernement, qui sera dirigé par Naftali Bennett, un homme d’extrême droite, en échange de presque rien: aucune abolition des lois discriminatoires et proches de l’apartheid (y compris la loi sur l’Etat-nation juif); la promesse de canaliser à l’avenir certains budgets vers les communautés arabes; et la formation d’un comité de la Knesset pour discuter de la reconnaissance d’une poignée de villages bédouins.
Alors, quelle est exactement la nouvelle approche ici? Il est vrai que Mansour Abbas est le premier dirigeant d’un parti arabe à faire partie d’une coalition gouvernementale – du moins depuis les partis satellites arabes [Liste démocratique pour les Arabes israéliens, Progrès et travail et Agriculture et développement] des débuts de l’Etat, qui ont juré fidélité au parti Mapai [Parti des travailleurs d’Eretz Yisraell qui s’affirmait alors à gauche] au pouvoir. Mais s’agit-il vraiment d’une évolution significative qui mérite d’être célébrée?
En vérité, ce n’est pas le moment historique dont beaucoup de gens parlent – et la raison en est très simple. Tout au long de notre histoire de citoyens palestiniens, plusieurs Arabes ont fait partie d’une coalition gouvernementale israélienne. Israël a même eu un ministre arabe des Sciences, de la Culture et des Sports, Ghaleb Majadleh, du Parti travailliste (mon souvenir le plus vif de son mandat est l’image de lui s’endormant pendant une cérémonie).
L’histoire est pleine de ces soi-disant dirigeants palestiniens qui ont effectivement vendu la cause de leur peuple pour leur bénéfice personnel. Pendant le règne militaire sur les citoyens palestiniens de l’Etat, de 1948 à 1966, l’establishment israélien a nommé et soutenu des «mukhtars» [dirigeants de village ou de quartier] dans de nombreuses villes et villages arabes, conférant pouvoir et prestige aux anciens qui seraient loyaux envers le régime colonial. Dans son livre Good Arabs: The Israeli Security Agencies and the Israeli Arabs [University of California Press, Berkeley, 2010], qui s’appuie sur des archives d’Etat jusqu’alors non disponibles et sur les récits de citoyens palestiniens, l’historien israélien Hillel Cohen décrit de manière saisissante ces années de vénalité d’Arabes à la recherche de positions favorables auprès du régime militaire, y compris pour des postes influents dans les écoles, les conseils locaux et le gouvernement.
Cette approche du «bon Arabe», qui espère être accepté par l’establishment israélo-juif, présente des similitudes frappantes avec la description saisissante de Malcolm X de «l’esclave domestique», qui évoque les tentatives futiles de segments de la communauté noire aux Etats-Unis pour «s’intégrer» et être «acceptés» par la majorité blanche. Les citoyens palestiniens, eux, savent qu’ils ne pourront jamais devenir complètement «israéliens». L’establishment sioniste a tenté de nous imposer ce mythe en effaçant notre culture et notre identité – notamment en essayant de nous transformer en «Arabes israéliens» – même s’il est clair que cet Etat sera toujours un «Etat juif».
Cependant, nous, citoyens palestiniens, continuons à nous opposer à cet effacement et à la politique de division et de conquête pratiquée par Israël depuis 1948. Les Palestiniens devraient faire partie du processus de décision dans le pays, mais seulement si Israël cesse d’assiéger, d’expulser et de tuer notre peuple. Entrer dans un gouvernement d’occupation n’est pas seulement un tampon kasher pour ses crimes contre notre peuple, c’est aussi aider activement les tentatives de l’Etat de maintenir notre communauté fragmentée.
Et pourtant, malgré l’approche «bon Arabe» de Mansour Abbas, il est devenu évident que des millions de Palestiniens à travers le pays choisissent une direction différente – sans prendre exemple sur leurs représentants politiques. Des manifestations du Ramadan à Jérusalem-Est à la lutte du quartier Sheikh Jarrah, en passant par la défense des maisons palestiniennes dans les villes binationales contre les colons juifs et la police, les Palestiniens ont écrit leur propre histoire. Presque chaque ville ou village palestinien à travers Israël a organisé une manifestation pour Sheikh Jarrah, Al-Aqsa, Gaza et pour eux-mêmes. Cette démonstration d’unité presque sans précédent a conduit à la grève générale historique du mois dernier [18 mai, voir l’article publié sur ce site le 20 mai http://alencontre.org/moyenorient/palestine/palestine-une-greve-pour-la-dignite-ce-18-mai-2021-nous-sommes-unis-en-tant-que-peuple.html], avec la participation massive des Palestiniens de la rivière à la mer et au-delà.
Le fait que la nouvelle génération de Palestiniens d’Israël soit descendue dans la rue pour réclamer sa dignité est le véritable moment historique. Ce sont eux qui montrent au monde ce à quoi une «nouvelle approche» peut vraiment ressembler. (Article publié sur le site israélien +972, en date du 3 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Rami Younis est un journaliste, cinéaste et activiste palestinien de Lydd (Lod) qui vise à amplifier les opinions locales par le biais de divers médias. Il a précédemment été consultant en médias et porte-parole de la députée palestinienne Haneen Zoabi. Il réside actuellement à Boston, où il effectue des recherches et écrit sur le militantisme culturel à l’Université de Harvard.
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