Iran. Les Gardiens de la révolution, profondément intégrés dans la structure du pouvoir et l’économie, ont tout à perdre si le système tombe

Par Ben Hubbard et Farnaz Fassihi

L’ampleur des manifestations qui ont balayé l’Iran au cours du dernier mois, avec des appels à renverser la République islamique, a secoué l’Etat. Mais d’une certaine manière, les dirigeants autoritaires de la mollahcratie du pays se préparent à ce genre d’épisode depuis la révolution islamique de 1979. Celle-ci a instauré une théocratie conservatrice qui s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.

Le fondateur de la révolution, l’ayatollah Ruhollah Khomeini, a ordonné la création de la force des Gardiens de la révolution islamique [les Pasdaran dans la formule abrégée] la même année [avril 1979, trois semaines après le référendum qui «valide» la formation de la République islamique] pour se défendre contre les coups d’Etat ou les défections de l’armée régulière.

Comptant aujourd’hui des centaines de milliers de membres, les Gardiens de la révolution islamique (GRI) constituent la force militaire la plus puissante de l’Iran, ainsi que des acteurs majeurs de son économie. De nombreux analystes affirment que l’Iran n’est plus une théocratie dirigée par des religieux chiites, mais un Etat militaire dirigé par les GRI.

En plus des forces de police nationales, une milice en civil – connue sous le nom de Bassidj [Niruyeh Moghavemat Basij, un corps mis en place en novembre 1979], une force de volontaires placée actuellement sous l’égide des Gardiens de la révolution – est en première ligne depuis des semaines, utilisant des tactiques brutales pour tenter d’étouffer les protestations, comme elle l’a fait lors des révoltes précédentes [1].

Mais ils ont échoué et, la semaine dernière, des éléments d’un autre genre ont commencé à se montrer dans les rues de Téhéran, la capitale, et d’autres villes – des hommes robustes portant des uniformes de camouflage couleur fauve que des témoins ont identifiés comme étant des membres d’une unité commando d’élite des Gardiens de la révolution connue sous le nom de Saberin.

En dehors du Bassidj, les Gardiens n’interviennent dans le maintien de l’ordre intérieur que lors d’épisodes de crise extrême. En fait, le régime s’est reposé sur les soldats les plus loyaux pour reprendre le contrôle des rues.

Le sort de ce mouvement de protestation – le plus grand défi lancé au régime iranien depuis 2009 [soulèvement post-électoral] – repose en grande partie sur la cohésion et la loyauté des Gardiens de la révolution et du reste des diverses forces de sécurité. Ces forces ont constitué un barrage redoutable pour prévenir la chute des dirigeants théocratiques intransigeants du pays.

***

Les GRI, distincts de et parallèles à l’armée nationale, sont chargés de protéger les frontières de l’Iran, ainsi que le Guide suprême [aujourd’hui Ali Khamenei] et d’autres hauts responsables. Selon les experts, ils sont si profondément ancrés dans l’économie et la structure du pouvoir en Iran qu’ils ont tout à perdre si le système s’effondre.

Afshon Ostovar, professeur associé d’histoire du Moyen-Orient et de questions de sécurité nationale à la Naval Postgraduate School, a déclaré à propos des Gardiens de la révolution qu’«ils ne se soucient pas vraiment, en tant qu’organisation, de perdre l’adhésion du peuple ou de faire face à des troubles ici ou là. Ils se soucient de préserver le système, pas de préserver l’Iran.»

Les forces armées iraniennes sont constituées d’un mille-feuille, comprenant l’armée, les forces de sécurité chargées du maintien de l’ordre à l’intérieur du pays, les Gardiens et leur milice Bassidj en civil.

Jusqu’à présent, il n’a pratiquement pas été fait état de défections au sein des forces de sécurité. Toutefois, selon une personne au fait des discussions sur la situation de la sécurité, il semblerait que certains de ceux qui ont affronté les manifestant·e·s soient épuisés par des semaines passées dans les rues et mal à l’aise face au niveau de violence, en particulier contre des jeunes femmes. Selon cette personne, qui s’est exprimée sous couvert d’anonymat car elle n’était pas autorisée à parler publiquement, pour éviter les défections, les commandants de l’armée et de la police ont prévenu les soldats de base que si le système en place s’effondre, l’opposition les exécutera.

Mais même si certains officiers font défection, les Gardes et la force paramilitaire Bassidj continueront très probablement à se battre pour préserver le système en place.

Ce mois-ci, selon des témoins et des vidéos, le Bassidj a ouvert le feu sur des étudiants et battu des professeurs lors d’une opération de répression à l’Université de technologie Sharif, une prestigieuse institution de Téhéran. La milice a également été envoyée dans la tristement célèbre prison d’Evin, à Téhéran, samedi soir 15 octobre, lorsqu’un énorme incendie s’y est déclaré, déclenché [officiellement] lors d’affrontements dans l’une des ailes. La prison détient des centaines de dissidents et de prisonniers politiques. L’Iran a déclaré lundi 17 octobre que huit personnes avaient péri dans l’incendie.

Les Gardiens de la révolution disposent d’un arsenal redoutable qui comprend des programmes de missiles balistiques et de drones [drones qu’ils livrent à l’armée russe qui les utilise en Ukraine]. Leurs dirigeants occupent des postes politiques clés, notamment le président de l’Assemblée consultative islamique, Mohammad Baqer Ghalibaf [maire de Téhéran de septembre 2005 à août 2017, président de l’Assemblée depuis mai 2020]. Leur service de renseignement, très redouté, arrête et intimide les dissidents et les militants politiques de l’opposition. Leur bras à l’étranger, la Force Al-Qods, a recruté, formé et armé un réseau de milices supplétives, notamment au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, qui pourraient leur venir en aide.

Ils possèdent des usines, des sociétés et des filiales dans le secteur bancaire, les infrastructures, le logement, les compagnies aériennes, le tourisme et d’autres secteurs. Ces firmes aident l’Iran à contourner les sanctions grâce à un réseau de contrebande. Les GRI n’ont pas de comptes à rendre au gouvernement, même lorsque les affaires de corruption deviennent publiques. Bien que le Guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, soit le commandant en chef de toutes les forces armées du pays, les GRI fonctionnent comme une armée régulière avec leur propre structure de commandement.

«Il n’y a aucun contrôle de l’origine de leurs fonds et de ce à quoi ils les dépensent, et à ce propos on parle d’une énorme partie de l’Etat iranien», a déclaré Roham Alvandi, professeur associé d’histoire internationale à la London School of Economics. Selon Roham Alvandi, le pouvoir et la richesse des GRI dépendent de la survie du système, c’est pourquoi ils voient les protestations comme une telle menace. «Au plus haut niveau, ces gens ont beaucoup à perdre si cela dégénère avec violence ou s’exprime contre leurs intérêts.»

***

Les manifestations ont été déclenchées le mois dernier par la mort de Mahsa Amini, 22 ans, détenue par la police des mœurs. Celle-ci l’avait arrêtée pour avoir, selon cette police, mal couvert ses cheveux. Sa famille a déclaré qu’elle était morte suite à des coups portés à la tête, mais le gouvernement iranien a affirmé qu’elle avait eu une crise cardiaque soudaine pendant sa détention.

Les groupes de défense des droits de l’homme estiment qu’au moins 240 personnes ont été tuées au cours de ce mois de protestations, dont 28 enfants. Les autorités iraniennes affirment que 24 membres des forces de sécurité ont également été tués.

Les manifestations à travers l’Iran ont été menées par des femmes qui ont brûlé les foulards qu’elles sont contraintes de porter selon la loi. Elles ont scandé «Mort au dictateur» et «Femmes, vie, liberté». Elles ont exprimé leur indignation à l’égard des dirigeants pour des décennies d’oppression, de mauvaise gestion et de corruption. Elles ont exigé plus de libertés sociales, de meilleures perspectives économiques et le renversement complet du système en place. Mais jusqu’à présent, les dirigeants n’ont pas cédé d’un pouce.

***

Le Guide suprême, qui a le dernier mot sur toutes les questions ayant trait à l’Etat, a demandé aux responsables d’ignorer les manifestations et de poursuivre les affaires courantes, tant en politique intérieure qu’extérieure. Dans un discours prononcé vendredi 14 octobre, l’ayatollah Khamenei a insisté sur le fait que la révolution islamique avait donné naissance à un Etat indéracinable. «Cette jeune pousse est aujourd’hui devenue un arbre puissant, et personne ne devrait oser penser qu’il peut le déraciner», a-t-il déclaré.

Néanmoins, le déploiement des Gardiens de la révolution pour réprimer les manifestations a été perçu comme une indication que l’arbre pourrait plier.

«La composition des forces dans les rues a visiblement changé», a écrit vendredi sur Instagram Javad Mogouei, un réalisateur de documentaires proche des Gardiens. Il a indiqué que les GRI avaient envoyé des commandos de l’unité d’élite Saberin. Javad Mogouei, dont le père et le frère sont des membres haut placés des GRI, a critiqué la violence contre des manifestant·e·s illustrée par: la police antiémeute tirant [parfois à balles réelles] sur la foule; un membre des forces de sécurité traînant une femme par les cheveux et la frappant à la tête avec une matraque; une actrice sortant d’un interrogatoire avec un visage meurtri.

Dans de nombreux cas, les manifestant·e·s ripostent en jetant des pierres sur les forces de sécurité, en brûlant leurs voitures et en frappant les agents, selon des témoins et des vidéos publiées sur les médias sociaux.

Javad Mogouei a déclaré que le 2 octobre à Téhéran, des miliciens en civil ont tiré des balles en caoutchouc sur lui et l’ont frappé si violemment à la tête qu’il s’est évanoui, tout cela parce qu’il avait essayé d’intervenir pour protéger une jeune manifestante.

Jusqu’à présent, les manifestants ont trouvé le moyen de désarçonner les services de sécurité. Les manifestations rassemblent de petits regroupements et sont dispersées dans tout le pays. Mais elles sont généralisées dans tout le pays, ce qui rend difficile pour le gouvernement d’organiser une réponse massive et définitive. Cela a permis au mouvement de se maintenir, mais il pourrait avoir du mal à continuer s’il ne développe pas un leadership défini et des objectifs plus précis et unifiés, a déclaré Sanam Vakil, directeur adjoint du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de Chatham House [Royal Institute of International Affairs, Londres].

L’histoire récente du Moyen-Orient fournit de multiples exemples de mouvements populaires similaires étouffés par des Etats répressifs. Les soulèvements pro-démocratiques réussis en Tunisie et en Egypte ont été détournés par des présidents forts; le Yémen a sombré dans la guerre civile et la Syrie a illustré le terrible carnage qu’un régime, pour assurer sa survie, peut infliger à «son» peuple.

Les services de sécurité iraniens pourraient également recourir à une violence encore plus grande s’ils craignent que leur existence soit menacée. Mais cette perspective met mal à l’aise certains membres du système en place. «Nous disons aux responsables lors des réunions que si vous ne changez pas de cap et ne réalisez pas que la légitimité du système est en jeu, la seule façon pour la République islamique de rester au pouvoir est de tuer plusieurs centaines de personnes tous les quelques mois», a déclaré au New York Times Gheis Ghoreishi, un analyste qui a conseillé le gouvernement. «Il devient très difficile, voire impossible, de défendre les politiques internes.» [Gheis Ghoreishi a souligné au Tehran Times du 13 octobre 2022 qu’Israël et l’Arabie saoudite visaient à affaiblir l’Iran «depuis l’intérieur» et que les médias internationaux, y compris en persan, développaient un objectif similaire à celui qu’ils avaient mis en œuvre en Syrie et en Libye! – réd.]

Lors de la dernière grande vague de protestations à l’échelle nationale, en novembre 2019 [manifestations qui ont commencé suite à la hausse du prix des carburants avec ses répercussions en chaîne], les forces de sécurité ont tué plus de 400 personnes, selon les groupes de défense des droits. Ces derniers affirment que les chiffres réels sont probablement beaucoup plus élevés. La plupart des victimes ont été abattues à bout portant dans la tête et le cou en moins d’une semaine, selon ces organismes de défense des droits de l’homme.

Mais cette fois, ce sont des femmes et des jeunes qui animent les protestations. Les actes de violence – parfois mortels – les visant ont suscité des appels aux forces armées pour qu’elles déposent leurs armes et cessent de tuer.

«Je ne pense pas que les forces militaires et de sécurité iraniennes, aussi brutales qu’elles puissent être, soient prêtes à être connues comme les meurtrières des filles de l’Iran», a déclaré l’historien Afshon Ostovar. «Ils doivent tuer beaucoup de femmes pour que cela se termine, et ils ne peuvent pas toutes les tuer…» (Article publié dans le New York Times, le 17 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Ben Hubbard est le chef du bureau d’Istanbul. Il a passé plus d’une douzaine d’années dans le monde arabe, notamment en Syrie, en Irak, au Liban, en Arabie saoudite, en Egypte et au Yémen. Il est l’auteur de MBS: The Rise to Power of Mohammed bin Salman.

Farnaz Fassihi est une journaliste du New York Times basée à New York. Auparavant, elle a été rédactrice principale et correspondante de guerre pour le Wall Street Journal pendant 17 ans, basée au Moyen-Orient.

––––––––––

[1] La répression de type militaire est particulièrement accentuée dans le Kurdistan et le Baloutchistan. Javaid Rehman, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains en Iran, indique que «la répression passe aussi par le ciblage de certaines catégories de la société: les journalistes et les défenseurs de droits de l’homme ont été emprisonnés et torturés… Dans certains cas, il y a un volonté manifeste de tuer.» (Entretien publié dans Libération du 17 octobre 2022) Réd. A l’Encontre

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*