Par Azadeh Moaveni (Téhéran)
[Nous publions ici trois articles écrits par des Iraniennes. La journaliste iranienne Mariam Pirzadeh, rédactrice de France 24, écrivait le 6 octobre: «Depuis l’arrivée au pouvoir du président Ebrahim Raïssi, il y a un vrai durcissement sur les femmes et sur la société. A un moment donné, il était question que les femmes n’aient plus accès aux transports en commun si elles étaient mal voilées. Il a même été envisagé de mettre en place des caméras pour vérifier si elles n’avaient pas trop de maquillage. C’est la Mahsa Amini de trop. Et tout le monde peut s’identifier, cela aurait pu être une cousine, la sœur ou la femme de quelqu’un. Et pour cette génération, manifester, contester le pouvoir est plus fort que tout. La jeunesse est prête à faire face à la mort et à l’arrestation plutôt que de continuer à vivre avec le régime. Si le président lâche sur le voile, il va devoir lâcher sur beaucoup d’autres choses, et il le sait très bien. Les autorités sont dans la logique inverse, celle de réprimer encore plus fort.» – Réd. A l’Encontre]
Téhéran – Lundi 3 octobre 2022, au 18e jour des profondes protestations iraniennes contre le régime clérical oppressif et ses nombreux échecs, des lycéennes munies de sacs à dos et de baskets noires de marque Converse ont rejoint la révolte. Elles ont défilé dans une rue de la banlieue de Téhéran, la capitale, en agitant en l’air leur foulard, lié à l’uniforme scolaire. Dans la même banlieue, elles ont poussé un fonctionnaire de l’éducation de sexe masculin en dehors de la cour de l’école, en scandant le mot persan qui signifie «sans honneur», «la honte!»: «Bisharaf ! Bisharaf !» Elles ont bloqué la circulation dans la ville de Shiraz, dans le sud du pays, en faisant tourner leurs foulards au-dessus de leur tête. Elles ont déchiré des images du fondateur de la République islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Elles en ont jeté les fragments en l’air et ont crié avec passion «Mort au dictateur!»
La fureur et la rage du désespoir dans leurs chants, ainsi que la présence pleine d’assurance des jeunes filles insurgées d’Iran sur la dangereuse scène publique de la protestation sont exceptionnelles et extraordinaires. Elles luttent de manière préventive contre un avenir où leurs corps continueront d’être contrôlés par la République islamique. Quel que soit le sort du mouvement de protestation iranien, qui entre maintenant dans sa troisième semaine, l’opposition féministe aux autorités inclut désormais les écolières et les lycéennes.
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Le déferlement de colère a pris le gouvernement iranien au dépourvu lorsqu’il a explosé le 16 septembre dans des dizaines de villes, pour protester contre la mort d’une Iranienne kurde, de 22 ans, Mahsa Amini, en garde à vue. La «police des mœurs» iranienne avait arrêté Masha Amini pour avoir porté un «hidjab de manière inappropriée», bien que sa violation précise des codes vestimentaires islamiques de l’Etat ne soit pas claire. Dans les images vidéo de Masha Amini en détention, sa tenue vestimentaire ne peut être, selon les normes iraniennes de conformité aux règles, sujette à controverse.
Mais son apparence banale est, en fait, le point essentiel. L’un des traits distinctifs de la vie iranienne de ces dernières années a été l’application sélective des lois sur le hidjab. Les poches de la société qui ont réussi à prospérer malgré le déclin général de l’économie ont vécu pendant des années dans une relative liberté vis-à-vis de ces restrictions, protégées par leur richesse, leurs quartiers exclusifs et leurs relations avec le régime [1]. Cela explique en partie la rapidité avec laquelle les protestations liées à la mort de Masha Amini se sont transformées en un rejet global de la République islamique, de ses dirigeants et de leur gestion du pays. Le fossé entre les libertés et les perspectives dont jouit l’élite affiliée au système et celles des Iraniens ordinaires n’a jamais été aussi large – et jamais autant de personnes n’ont exprimé autant de colère à ce sujet.
Ce rejet fondamental du système est ce qui rend ces manifestations si différentes d’autres moments de rébellion dans le passé récent de l’Iran. En juillet 1999, des étudiant·e·s ont manifesté contre la fermeture d’un journal réformateur [Salaam]; en 2009, des millions de personnes ont défilé contre une élection présidentielle qualifiée de truquée, exigeant la présence de différents leaders au sein du système. Aujourd’hui, beaucoup se désespèrent de toute perspective de réforme et éprouvent un sentiment de désillusion et de perte collective.
Le chanteur Shervin Hajipour a résumé cette douleur dans sa chanson «Baraye» («Pour»). Les paroles, cousues ensemble à partir des tweets des manifestantes et offrant les raisons de leurs protestations, s’échappent souvent des voitures et des balcons de Téhéran maintenant, surtout le soir :
«Pour ma sœur, ta sœur, nos sœurs
Pour le renouveau des esprits rouillés
Pour les pères embarrassés aux mains vides
Pour notre désir d’une vie normale
…
Pour les étudiant·e·s et leur avenir
Pour ce paradis artificiel
Pour les plus brillantes en prison
…
Pour la femme, la vie et la liberté»
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Téhéran se trouve au pied d’imposantes montagnes enneigées et s’étend vers le bas, à travers des quartiers verdoyants bordés de vieilles villas et de tours d’habitation de luxe, et vers l’extérieur, dans un étalement sans cesse croissant d’immeubles d’habitation et de banlieues bétonnées et basses où vivent les pauvres [du nord au sud]. Les lumières vives des centres commerciaux remplis de bijouteries et de pâtisseries, les gratte-ciel commerciaux et une tour triple papillon en construction signée Zaha Hadid [architecte irako-britannique] dominent l’horizon. Un grand boulevard bordé de platanes, sur le modèle des Champs-Elysées, part des contreforts et traverse la ville de part en part. Où que vous vous trouviez, la proximité des montagnes détermine la qualité de l’air que vous respirez, votre vision de la ville et votre place dans celle-ci.
La «police des mœurs» ne s’aventure guère dans le nord de Téhéran, dans les quartiers où les familles des fonctionnaires vivent dans des tours d’appartements avec des saunas et des garages à ascenseur pour se garer. Les fils de l’élite du régime conduisent leurs Maserati sur les boulevards bordés d’arbres de la région. L’hiver dernier, j’ai vu une femme en tchador (vêtement traditionnel recouvrant tout le corps, avec un ovale pour le visage) conduire une Bugatti noir mat.
Pour les femmes aisées du nord [riche] de Téhéran, le droit de ne pas porter le hidjab est déjà une réalité de fait. Elles dînent dans des restaurants sur les toits en dégustant des sushis et des mezze, tête nue, leurs sacs Gucci de la dernière mode suspendus à leurs sièges, servis par des serveuses non couvertes. L’été dernier, même le ventre nu, qui était autrefois un spectacle choquant, est devenu monnaie courante dans ce nord riche. Mon fils, qui a visité l’Iran pour la première fois il y a deux étés, pensait que le fait de pouvoir retirer son foulard dans les restaurants relevait d’une véritable loi. Pour la nouvelle élite, c’est comme si c’était le cas. Comme me l’a dit une manifestante: «Vous imaginez la police arrêter une fille dans un de ces endroits? Son père travaille probablement pour un ministère et déplacerait toute l’escouade policière à la frontière afghane» [qui est très surveillée afin de bloquer les migrants].
La «police des mœurs» n’impose pas non plus ses règles à Lavasan – une petite ville située à l’extérieur de Téhéran [dès les années 1980 les jardins de cerisiers ont laissé place à des villas] – qui devenue une sorte de parc réservé pour les joueurs de football, les célébrités et les riches affiliés au régime. De nombreux comptes Instagram dédiés à montrer aux Iraniens ordinaires comment vivent leurs suzerains – dans leurs châteaux, leurs complexes de villas fermées et leurs piscines à débordement [pour une eau de qualité!], avec leur style de vie peu vêtu et sans entrave – ont mis en évidence le gouffre entre les dirigeants et les dirigés.
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Dans le reste de Téhéran, dans les parcs publics et les stations de métro [c’est à la sortie d’une station de métro que Masha Amini a été arrêtée], dans les bus et autour des terminaux de bus – les points de contact où les Iraniens des quartiers pauvres du sud et des banlieues périphériques à bas salaires entrent dans la ville et se rapprochent de son nord privilégié – les camionnettes Mitsubishi blanches de la «police des mœurs» rôdent. Elles ne patrouillent peut-être pas tous les jours, mais assez régulièrement pour imposer leur autorité coercitive et susciter la peur qu’elles puissent toujours être à l’affût.
Qu’est-ce qu’un hidjab «correct», d’ailleurs? Il s’agit d’un foulard sur la tête porté avec une tunique assez longue, une tenue conforme à ce que l’on appelle, aujourd’hui, la «mode modeste». Ce que la police de la moralité fait respecter a peu de base objective. Cette police exerce arbitrairement le pouvoir de l’Etat, en laissant entendre qu’elle peut vous arrêter quand elle le souhaite, sous prétexte que quelque chose ne va pas sur votre corps. Les conséquences vont du désagrément à la destruction d’une vie.
Lorsque Ebrahim Raïssi – un partisan de la ligne dure qui a pris ses fonctions l’été dernier [en août 2021] – est devenu le président d’un Iran où le hidjab avait été relégué au rang d’accessoire de la vie publique. Un pays où, alors, le trottoir de la rue Enghelab, dans le centre-ville, la rue qui porte le nom de la révolution [2], était recouvert d’autocollants de femmes aux lèvres pulpeuses, faisant de la publicité pour des produits pour injection des lèvres. Les optimistes ont imaginé que si les partisans de la ligne dure contrôlaient toutes les branches du gouvernement, ces derniers se sentiraient moins en danger et se comporteraient de manière tolérante.
Au lieu de cela, en juillet 2022, Raïssi a indiqué qu’il avait l’intention d’accroître l’application des règles relatives au hidjab. A la suite de sa décision, les patrouilles de la moralité ont augmenté leur présence, notamment dans le métro et les stations de bus. De nombreuses femmes ont été arrêtées pour avoir enfreint le code vestimentaire conservateur. Parmi elles, une jeune écrivaine, Sepideh Rashno, a été arrêtée [le 16 juillet] et, plus tard, elle est apparue à la télévision d’Etat pour présenter ce qui semblait être des «confessions» contraintes pour ne pas avoir respecté le hidjab [3].
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Je me suis rendue à Téhéran fin septembre, comme je le fais tous les quelques mois, pour rendre visite à ma famille. L’un des premiers soirs suivant mon retour, je suis allée acheter du pain dans le quartier et j’ai vite compris, au vu des rues assombries (un lampadaire sur deux était éteint), des trottoirs déserts, des vitres brisées et des arbustes brûlés, que quelque chose de terriblement violent venait de se produire. Un couple d’agents de renseignement peu discrets, à la coupe de cheveux inadaptée et aux chemises bizarres, traînait devant un kiosque à journaux. Deux femmes portant des tchadors et des chaussures abîmées marchaient trop rapidement dans la rue. On se serait cru sur un plateau de tournage, chacun jouant son rôle, les saboteurs se faisant passer pour des manifestants afin d’enflammer le quartier à la faveur de l’obscurité, les véritables habitants disparaissant.
Un matin, j’ai rencontré Niloofar, une traductrice et graphiste (la plupart des Iraniens ont plus d’un emploi de nos jours pour s’en sortir) d’une trentaine d’années qui se souvient de la férocité de la véritable répression de 2009. Deux jours avant notre rencontre, elle avait rejoint les manifestant·e·s qui se rassemblaient à Sattarkhan, un quartier du centre de Téhéran, devenu l’une des zones les plus rebelles de la capitale. Elle a été réconfortée par les femmes en foulard qu’elle a vues parmi les manifestant·e·s, des femmes qui portent le hidjab par choix mais qui sont venues soutenir un mouvement contre son imposition. «Ce n’est pas une mince affaire de sortir dans la rue», a-t-elle déclaré. «Vous risquez votre vie, une arrestation, une blessure. C’est comme une guerre, là dehors.»
Pour Niloofar, la décision de ces femmes de s’opposer au gouvernement est décisive, une caractéristique qui rend ce mouvement, même s’il est plus réduit par le nombre, plus large que tout ce que l’Iran a connu depuis 1979. De leur côté, les manifestant·e·s évitent soigneusement d’insulter la religion, conscients que, malgré l’évolution constante de la société vers la laïcité, la tolérance pour la liberté individuelle de croyance est au cœur même de leurs revendications. «L’islam est une chose, le système en est une autre», a déclaré Niloofar. «Peut-être que ce système a surtout abîmé la piété des gens. Et peut-être que la laïcité est la réponse à nos problèmes. Mais personne ne dit encore que c’est le moment de le dire.»
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Le soir où Niloofar a rejoint les manifestations à Sattarkhan, un groupe de manifestant·e·s a mis le feu à des caisses et des poubelles pour créer une barrière entre eux et la police, qui a tiré des grenades lacrymogènes. La fumée toxique a envahi les rues et s’est infiltrée dans les maisons voisines. Niloofar a d’abord cru que la police avait lancé une bombe, tant le bruit de l’explosion de la grenade lacrymogène était fort. Elle s’est sentie plaquée au sol, sur le trottoir et elle a commencé à suffoquer. Elle a trébuché dans une ruelle, où deux jeunes militants l’ont tirée dans l’embrasure d’une porte et l’ont aidée à se relever.
Pendant qu’elle se rétablissait, elle a échangé des informations avec les manifestants qui l’avaient aidée: les forces de sécurité emploient des adolescents et des jeunes recrutés en Irak [dans les rangs des milices contrôlées par le régime de Téhéran] parce que leurs rangs sont si divisés et réticents. Des agents des services de renseignement rôdent dans les pharmacies pour interroger les personnes qui se présentent la nuit afin d’acheter des produits de premiers soins, puisque les manifestant·e·s sont soignés par des médecins dans des maisons privées. Une chaîne de télévision par satellite diffuse des instructions sur la façon de fabriquer des cocktails Molotov.
Ils sont tous d’accord pour dire que fut un échec la participation à un rassemblement organisé par des contre-manifestants, en début de semaine [23 septembre], pour soutenir la répression du gouvernement contre les manifestant·e·s, dépeints par les activistes pro-gouvernementaux comme des voyous brûlant des Corans. Même la police, selon certains témoignages, est divisée et épuisée. Les forces de police elles-mêmes – distinctes de la milice Basij et des Gardiens de la révolution – sont moins idéologisées sur le plan politique. Le 27 septembre, après le coucher du soleil, j’ai vu des policiers de Téhéran qui se sont simplement assis sur les trottoirs, en une longue file, avec une expression d’autorité peu enthousiaste et marquée par l’épuisement. L’un d’entre eux m’a dit qu’il n’avait pas dormi depuis quatre nuits et que lorsqu’il était rentré chez lui, sa mère lui avait passé un savon: «Ne t’avise pas de battre les enfants des autres!» Il ne voulait pas le faire, de toute façon. Les policiers ont des sœurs, des amoureuses et des amies qui, en personne, se trouvent de l’autre côté lors de ces affrontements. Pour la première fois de son histoire, l’Etat iranien fait face à un défi, sachant que beaucoup de ses forces ont des sympathies pour ceux et celles qui se mobilisent, pour le public.
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La colère contre l’Etat s’est également manifestée de manière inquiétante. A Téhéran, ces derniers mois, les femmes portant le tchador noir – ce long drap enveloppant porté soit par conviction religieuse, soit en signe de loyauté envers le système – ont été harcelées dans la rue. J’ai entendu parler de plusieurs cas récents de femmes qui se sont fait déchirer leur tchador, et qui ont été sifflées et même crachées dessus. Un ancien haut fonctionnaire du gouvernement a déclaré à la télévision que les employé·e·s ignorent sa femme lorsqu’elle porte le tchador et essaie de faire ses démarches dans les bureaux du gouvernement. Un autre soir, la première semaine des manifestations, une membre de ma famille et une jeune femme en tchador étaient les deux derniers patients chez un dentiste, dans un quartier chic du nord de Téhéran. Son nettoyage dentaire s’est terminé peu après 19 heures, mais de peur d’être harcelée par des manifestant·e·s sur le chemin du retour, elle est restée dans la clinique jusqu’à 22 heures, attendant que son frère la raccompagne.
Pour les femmes qui ont vécu la révolution islamique de 1979, la rébellion féministe d’aujourd’hui contre l’ordre politique évoque des souvenirs. Ma belle-mère, historienne et professeur d’université à la retraite, m’a rappelé qu’à l’approche de la révolution de 1979, les femmes ont commencé à porter volontairement le tchador noir sur les campus universitaires en signe de dissidence contre le régime du Shah Mohammed Reza Pahlavi. «Le tchador était un symbole de la révolution», a-t-elle déclaré. «Quelle ironie de l’histoire que, maintenant, en signe de protestation, il faille rejeter le voile.»
Une forme extraordinaire que ce rejet a pris est celle de jeunes femmes qui se coupent publiquement et rituellement les cheveux lors de manifestations, devant des foules rassemblées et chantant. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ce genre de scène. Quelques jours plus tôt, sur la place principale de Kerman, une ville [importante et surtout historique], située à environ 800 km de Téhéran, une jeune femme, portant un masque, était assise sur un boîtier électrique et inclinait la tête sur le côté, essayant de couper ses longs cheveux avec des ciseaux. Cela ressemblait à un sacrifice rituel, cette auto-tonte, dans une culture dont la poésie invoque depuis des siècles les cheveux comme métaphore de la beauté immémoriale, des chaînes de l’amour qui lie les personnes, du halo, de l’auréole de la vérité. J’ai vu des jeunes femmes à Téhéran se promener avec leurs têtes rasées, non couvertes; une belle et fière blessure.
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Ce qui importe aux manifestantes, au-delà du droit de s’habiller librement, varie en fonction de l’étape de leur vie et de la loi discriminatoire ou de la norme patriarcale soutenue par l’Etat contre lesquelles elles se battent. La liste des injustices est longue: l’inégalité des lois sur le mariage, le divorce, la garde des enfants et l’héritage; l’absence de protections importantes en vertu des nouvelles lois sur la violence domestique et sexiste; l’inégalité d’accès aux stades de sport; la discrimination dans l’emploi [4]; et le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. J’ai demandé à une amie de 34 ans qui essaie d’économiser pour émigrer en Suède ce qui lui importait le plus. «J’aimerais vivre dans une société où, lorsque je présente un CV pour un emploi, on ne me demande pas de présenter une photo de moi en pied et où on ne s’attend pas à ce que je couche avec mon patron», a-t-elle répondu. A la même question, une jeune femme de 22 ans m’a dit qu’elle voulait pouvoir se déplacer en public sans crainte ni stress.
Depuis le début des manifestations, les soirs donnent l’impression que la ville est soumise à une sorte de couvre-feu. Un soir de la semaine dernière, je me suis promenée dans une rue populaire du nord de Téhéran et presque tout était fermé. L’agent de sécurité d’un des cafés à la mode m’a dit que la police leur avait ordonné de fermer. Quelques établissements plus petits ont dit qu’ils avaient fermé plus tôt pour permettre à leur personnel de rentrer chez eux en toute sécurité. Dans les pavillons à jus de fruits et les centres commerciaux qui étaient ouverts, presque toutes les jeunes femmes avaient leur foulard baissé , tout comme les femmes d’âge moyen qui faisaient leurs courses. Ce qui était fascinant, cependant, c’était de voir des femmes tête nue dans les quartiers centraux de la ville où ces libertés sont plus rares, à l’arrière des motos qui circulent sur la rue Enghelab, dans les cafés fréquentés par les étudiant·e·s. Dans une galerie marchande extérieure, à l’est de Téhéran, une jeune femme passe en trombe devant un étalage de châles et de foulards. «Faites vos bagages et partez, monsieur. Vous ne savez pas que c’est fini?» s’exclame-t-elle balayant de son bras les marchandises. «Pourquoi ne pas les acheter et les brûler ensuite?» a suggéré en souriant le commerçant.
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Au début de la semaine dernière, peu avant minuit, le quartier du nord de Téhéran [qui se trouve sur les contreforts du mont Elbourz] où vit ma famille a finalement montré quelques signes de vie politique. Des cris ont commencé à partir d’un immeuble voisin, tout un chœur de voix. Ils ont d’abord éveillé mes soupçons. Ils provenaient de l’immeuble le plus démonstratif du quartier, fait de colonnes blanches étroites de style rococo, exactement comme un gâteau de mariage et entouré de topiaires [arbustes de jardin taillés dans un but décoratif] d’inspiration versaillais. Autrement dit, un immeuble que seule une personne riche pouvait se permettre d’habiter et dans lequel on n’était susceptible de vivre que si l’on n’avait pas de problème avec le patronage de l’Etat
Le portier [concierge souvent lié à la police] se précipita dans la rue et jeta un coup d’œil dans l’obscurité, essayant de voir à quel étage on réclamait la mort des dirigeants du pays. Les appels se sont rapidement intensifiés et ont résonné sur toute la colline, une cacophonie de voix jeunes et vieilles, masculines et féminines. Une voix féminine aiguë a entraîné le voisinage dans un ensemble varié de chants, renvoyant au slogan: «La femme, la vie et la liberté». Je pouvais distinguer des silhouettes sombres de personnes seules sur des toits, de personnes sur des balcons qui regardaient en silence, rassemblées dans des cages d’escalier éclairées, ensemble dans l’obscurité et sans peur.
Le 3 octobre, quelques jours après mon départ de Téhéran, l’Etat a finalement répondu à la contestation qui s’était emparée du pays. Le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei [dans un discours télévisé prononcé devant des militaires], a condamné les manifestant·e·s en les qualifiant d’émeutiers et les a accusés d’avoir été manipulés par les Etats-Unis et Israël. Les autorités locales signalent qu’au moins 1500 personnes ont été arrêtées. S’il est peu probable que l’Etat fasse officiellement des concessions et assouplisse ses lois vestimentaires, il existe de nombreux précédents dans la vie iranienne en matière de changement tacite. Les autorités peuvent retirer la police des mœurs de la rue et autoriser, de facto, des libertés dans l’habillement des femmes sans jamais reconnaître explicitement un changement de position, ce qu’elles considéreraient comme un signe de faiblesse. Une telle démarche serait conforme à ce que l’on appelle en persan la politique pragmatique, ou «siyasat-e amali», par opposition à la «siyasat-e elaami», ou politique déclarée.
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Où tout cela va-t-il? Quelle est cette révolte? Une révolution féministe pour la liberté corporelle et l’égalité des sexes? Un mouvement radical de défense des droits civiques contre la police corrompue et misogyne? Ou un soulèvement sans leader et sans organisation qui exige une révision fondamentale des relations entre les citoyens/citoyennes et l’Etat? Peut-être s’agit-il de toutes ces choses à la fois.
Ce qui est certain, c’est que la police des mœurs sera à jamais entachée par la mort de Mahsa Amini. Une police considérée comme ayant outragé l’honneur public plutôt que l’ayant défendu. Des écolières de treize ans ont déjà fait l’expérience du pouvoir de la protestation collective – même si le système réprime avec la force brute dont il est si capable, et même si les protestations décroissent, et même si personne n’a la moindre idée de ce qui pourrait être une alternative ou de comment y parvenir. «Même si cela s’arrête demain, c’est une victoire», m’a déclaré Niloofar. «Cela leur a infligé une leçon dont ils se souviendront toujours.» (Article publié par le New York Times, le 7 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Azadeh Moaveni est professeure associée de journalisme à l’Université de New York.
Notes
[1] La césure sociale ou de classe a souvent été mentionnée dans des analyses faites par des auteurs iraniens – à la différence de la majorité des articles des médias francophones – sur la façon dont la «police des mœurs» exerçait sa surveillance et l’application de ses normes arbitraires entre le nord riche de Téhéran et le sud pauvre, au sud de la gare et des terminus de bus. (Réd. A l’Encontre)
[2] La rue Enqelab est une route centrale à Téhéran qui compte quelque 9 millions d’habitants. Elle relie la place Enqelab à la place Imam Hossein. Le nom complet de la rue est Enqelab-e Islami. Elle a été nommée en l’honneur de la révolution islamique de 1979. Son ancien nom était la rue Shah Reza d’après Reza Shah, le fondateur de la dynastie Pahlavi. (Réd. A l’Encontre)
[3] Sepideh Rashno a été contrôlée dans un bus par une femme membre de la «patrouille des mœurs», Rayeheh Rabi’i. Cette police comporte aussi des femmes. Sepideh Rashno est originaire de Khorramabad, dans l’ouest de l’Iran. Elle résidait à Téhéran dans une cité universitaire. La vidéo virale de «l’incident» initial, datant du 16 juillet, montre la policière des mœurs, Rayeheh Rabi’i, mettant en garde Sepideh Rashno, après l’avoir avertie de se couvrir les cheveux. Les passagers du bus se sont opposés à Rayeheh Rabi’i et l’ont faite sortir du bus après avoir constaté qu’elle filmait les passagères. Cette dernière a dénoncé à la «police de sécurité» Sepideh Rashno. Elle arrêtée le 18 juillet et emprisonnée plusieurs semaine. Elle a été maltraitée lors de son incarcération et fut contrainte à faire «une confession» à la TV d’Etat. Elle a été libérée fin août contre une caution importante. Il y a là une sorte de présage de la tragédie qui a mis fin à la vie de Masha Amini. (Réd. A l’Encontre)
[4] Par exemple, bien que les femmes forment une partie importante des personnes poursuivant une éducation supérieure, existe un décalage entre études et obtention d’un emploi. Outre divers facteurs liés à la société patriarcale, on trouve l’article 1117 du Code civil, qui permet au mari d’interdire à sa femme de pratiquer une profession qu’il juge préjudiciable aux intérêts ou à la dignité de la famille ou de lui-même! (Réd. A l’Encontre)
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Iran. Comment les étudiant·e·s façonnent les manifestations contre le régime
Par Najmeh Bozorgmehr (Téhéran)
Melina, 20 ans, fait partie d’une nouvelle génération d’étudiant·e·s iraniens avides de changement. Elle affirme que rien, pas même la répression des manifestations contre le régime, ne l’empêchera de descendre dans la rue pour protester.
Les mobilisations se poursuivront jusqu’à ce que «nous ayons la liberté de choisir un système démocratique et laïc dans lequel il n’y aura pas de discrimination», a déclaré Melina, étudiante en génie électrique à Téhéran [l’Université Sharif, un des centres de la contestation, est spécialisée dans les sciences informatiques, la technologie; elle est très sélective].
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Pour la première fois depuis des années, les universités iraniennes sont redevenues un point central des protestations après la mort en détention d’une femme arrêtée pour avoir prétendument enfreint le code vestimentaire islamique [voir l’article publié sur ce site le 5 octobre]. Ces protestations se sont répandues dans tout le pays et, malgré les mesures de répression, elles se poursuivent.
De nombreux étudiant·e·s refusant de se rendre en classe, les universités du pays n’ont que partiellement rouvert leurs portes au début de l’année universitaire le samedi 1er octobre. Les étudiant·e·s de l’Université Ferdowsi [l’une des plus prestigieuses] dans la ville de Mashhad [dans le nord-est de l’Iran, célèbre lieu de pèlerinage où se trouve le mausolée de l’imam Reza, le 8e des Douze Imams du chiisme duodécimain], ont appelé à un référendum sur la question de savoir si l’Iran doit être dirigé par une institution islamique.
Les slogans des manifestants sont les suivants: «Nous ne voulons pas d’une république islamique» et «Femme, vie, liberté». Ils incarnent ce que les manifestant·e·s espèrent obtenir sous un gouvernement laïque. Des collégiens et lycéens iraniens se sont également joints aux manifestations, postant des vidéos les montrant en train d’enlever leur foulard, d’écrire des slogans et de chanter des chansons pour exprimer leur solidarité avec les manifestant·e·s.
«Le mouvement étudiant a été vivant [certes peu] même sous la répression et l’intimidation, mais ces manifestations l’ont ramené à la vie», a déclaré Abdollah Momeni, un ancien leader étudiant qui a passé cinq ans en prison pour avoir organisé des rassemblements «illégaux» après les élections contestées de 2009 [1].
Selon la télévision d’Etat, au moins 41 personnes ont été tuées dans le cadre de la répression depuis le début des manifestations, mais Amnesty International estime que ce chiffre est de 52. Par ailleurs, des informations selon lesquelles un policier de haut rang avait violé une adolescente dans la ville de Zahedan [capitale de la province de Sistan-et-Baloutchistan au sud-est du pays] ont entraîné des manifestations et une répression brutale. Selon Amnesty, au moins 82 personnes ont été tuées dans cette ville fin septembre.
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Après des manifestations dans des dizaines d’universités le week-end dernier (les 1er et 2 octobre), les forces de sécurité ont fait une descente dans la prestigieuse Université Sharif de Téhéran et ont arrêté plus de 30 étudiant·e·s, a déclaré l’association des étudiants. Selon cette association, le régime voulait «étouffer les voix des étudiants protestataires» et faire de Sharif un exemple. Le ministère iranien de l’Enseignement supérieur a attribué les manifestations de Sharif et leurs «slogans radicaux» à l’opposition étrangère [2].
Contrairement aux mouvements étudiants précédents, dont les leaders avaient des liens avec la République islamique par le biais d’organisations universitaires établies, cette génération protestataire semble être sans leader. «Nous sommes nos propres leaders», a déclaré Melina, rejetant l’idée que les étudiant·e·s avaient besoin d’une personnalité éminente pour leur indiquer quelles devaient être leurs revendications lors des manifestations.
Pour les jeunes manifestant·e·s, en particulier ceux et celles issus de la classe moyenne urbaine qui peuplent les amphithéâtres des universités, la mort en détention de Mahsa Amini a montré clairement qu’il était temps que la République islamique dégage, a déclaré Hamid-Reza Jalaeipour, un sociologue, qui a décrit la mort d’Amini comme «une lame qui pénètre la moelle épinière des Iraniens». Les autorités ont promis une enquête complète sur sa mort, mais de nombreux Iraniens et Iraniennes pensent qu’elle a été battue par la police des mœurs.
Le réveil de l’esprit de protestation des étudiant·e·s universitaires fait suite à la lenteur des réformes politiques, convaincant beaucoup d’entre eux qu’il n’y a guère d’intérêt à négocier avec les autorités ou à s’engager dans des élections. Les partisans de la ligne dure contrôlant désormais toutes les branches de l’Etat, la participation à l’élection présidentielle de l’année dernière, qui a vu être élu le partisan de la ligne dure, Ebrahim Raïssi, n’a été que de 48,8%.
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Malgré les protestations et la colère, des analystes préviennent que la République islamique n’est pas au bord de l’effondrement. «La République islamique n’est peut-être pas un Etat démocratique, mais… elle a des racines profondes et de vastes réseaux, allant de segments les plus riches de la société jusqu’aux villages les plus reculés», indique Hamid-Reza Jalaeipour. «Ceux qui cherchent à changer de régime sont encore une minorité. La majorité des Iraniens ne sont pas prêts à en payer le prix.»
Les manifestations sont similaires aux troubles civils survenus en France en mai 1968, a déclaré Saeed Layalz, un analyste du courant dit réformiste. Cela «ne conduira pas au renversement de l’establishment politique mais peut conduire à des développements profonds», a-t-il dit. «Ce sont surtout les jeunes qui participent aux manifestations, qui sont pour la plupart célibataires et n’ont pas de leader et ils n’ont pas d’exigences claires.»
Cette idée que la République islamique est «trop grande pour tomber» (too big to fall) est répandue chez de nombreux Iraniens. Certains étudiant·e·s et professeurs craignent que les manifestations ne débouchent sur davantage de répression et de désillusion.
«Cette atmosphère radicale d’aujourd’hui aidera les partisans de la ligne dure à aller de l’avant dans leurs plans visant à purger davantage les professeurs pro-réforme et à réprimer les étudiants», a déclaré Azam, un professeur d’université. «Combien de temps les étudiants peuvent-ils refuser de se rendre aux cours? D’après mon expérience, pas trop longtemps.»
Malgré les protestations, Hamid-Reza Taraghi, un politicien de la ligne dure [membre du parlement de mai 1996 à mai 2000, élu de la circonscription électorale de Mashhad et Kalat, ancien dirigeant de Parti de la coalition islamique, ultra-conservatrice et importante au plan économique], a déclaré qu’il n’y aurait pas de recul sur les principes de la République islamique, mais qu’il pourrait y avoir d’autres réformes, comme changer la façon dont le hidjab obligatoire est porté, ou encore permettre aux étudiant·e·s d’avoir des débats libres à l’intérieur des universités. «Il y a 4,5 millions d’étudiant·e·s dans le pays. Même si 50 000 d’entre eux et elles cherchent à renverser le système, ce n’est pas un nombre élevé», a-t-il déclaré.
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Néanmoins, les manifestations servent d’avertissement aux partisans de la ligne dure qui préparent le pays à l’éventuelle succession du guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, âgé de 83 ans. De nombreux slogans ont visé ce dernier et son deuxième fils, Mojtaba, un religieux de 53 ans, considéré comme un successeur possible de son père.
«Les protestations des étudiant·e·s contribueront à rendre le système plus prudent dans ses futures décisions, telles que celles portant sur la succession», a déclaré Abdollah Momeni. «Même si la République islamique survit, ce nouveau mouvement débouchera sur des changements et nous verrons ses impacts sur le mode de vie des gens, les vêtements des femmes et les futurs dirigeants.»
Pour Yasamin, une caissière de restaurant âgée de 23 ans qui a participé aux manifestations, les étudiant·e·s offrent l’espoir d’un avenir différent. Les étudiant·e·s donnent plus de crédibilité à ce qui est un véritable mouvement populaire et peut-être qu’une personne éduquée émergera au bon moment de ces manifestations en tant que leader», a-t-elle déclaré.
Elle aussi a décidé de continuer à manifester. «Pour l’instant, je suis déterminée à aller de l’avant et à voir qui a le plus de pouvoir: nous ou la République islamique? Ce pays est le mien, c’est mon droit de vivre une bonne vie ici et personne ne peut me l’enlever à moins de me tuer.» (Article publié dans le Financial Times, en date du 7 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Notes
[1] Mahmoud Ahmadinejad avait été proclamé vainqueur et président le 14 juin 2009 avec 62,63% des voix contre Mir-Hossein Mousavi qui récolta officiellement 33,75% des voix. Ce résultat a été qualifié de fraudes massives et des manifestations ont réuni des millions de personnes dans l’ensemble du pays. Dans ce contexte, une jeune fille, Neda Agha Soltan, a été tuée et elle a donné un visage aux victimes d’une ample répression. (Réd. A l’Encontre)
[2] Ali Khamenei a affirmé le 3 octobre devant des militaires: «C’est le travail des Etats-Unis et du régime usurpateur et fantoche sioniste. Ils ont planifié tout cela à l’avance.» La thèse du «complot extérieur», de manière caricaturale, a été mise en scène sur la télévision officielle, le jeudi 6 octobre, par une vidéo de prétendus aveux d’espionnage faits par Cécile Kohler, enseignante, membre de la Fédération nationale de l’enseignement, de la culture de la centrale Force ouvrière, et Jacques Paris, son conjoint, arrêtés en Iran en mai 2022. (Réd. A l’Encontre)
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Iran-débat. «Des pans de la population n’ont plus peur. Des secteurs “réformistes” reprennent la parole. Une certaine gauche en déconnexion avec le mouvement»
Par Yassamine Mather
Malgré le déploiement de l’armée, de la police, des Gardiens de la révolution et des bassidjis [1], bien que l’accès de la population à l’internet reste sévèrement limité, les protestations contre le régime se poursuivent. L’élément déclencheur étant, bien sûr, le meurtre de Mahsa Amini par la police des mœurs après qu’elle a été arrêtée il y a trois semaines pour ne pas avoir porté correctement son foulard.
Les travailleurs et travailleuses, et maintenant les enseignant·e·s, les étudiant·e·s ainsi que les collégiens/nes et lycéens/nes, ont fait grève, manifesté et riposté aux forces du régime. Les écolières, en particulier, ont montré leur mépris pour l’Etat religieux – et ses lois qui s’immiscent dans la vie privée des jeunes et des moins jeunes – en se joignant aux manifestations, en agitant des foulards et en scandant des slogans contre la République islamique.
Les Iraniens et Iraniennes «ordinaires» n’ont plus peur du régime et de ses forces de sécurité. En dit long le fait que le régime ait dû recourir à des techniques de Photoshop pour maquiller les contre-manifestations [entre autres celle du 23 septembre] en rassemblements beaucoup plus importants qu’ils ne le sont en réalité.
Les vidéos et les photos diffusées sur les médias sociaux montrent des manifestations à l’intérieur des écoles secondaires, ainsi que dans les rues voisines. Il existe une courte vidéo en ligne de Karaj, ville située à 30 km à l’ouest de Téhéran [au pied des monts Elbourz], dans laquelle des écolières forcent à sortir de leur école un fonctionnaire du Basij qui tentait d’imposer les «règles du hidjab», en criant «Honte à vous» et en lui jetant des bouteilles d’eau vides en plastique sur l’homme jusqu’à ce qu’il s’enfuie. Merveilleux, brillant, inspirant!
Il semble que de larges pans de la population, en particulier les jeunes, soient tellement en colère qu’ils et elles ne sont pas prêts à s’arrêter et aucune répression ne semble les dissuader. Bien sûr, cela ne signifie pas que les manifestant·e·s ont eu la vie facile. Selon une estimation prudente, plus de 140 personnes ont été tuées au cours des dernières semaines.
L’un des exemples les plus explicites a eu lieu à l’Université Sharif les 2 et 3 octobre [la ville de Téhéran compte quelque 9 millions d’habitants]. Un rapport détaillé des événements a été publié par l’Association islamique de l’Université de Sharif sur son compte Twitter. Il montre clairement l’atmosphère d’intimidation et de répression.
L’Association islamique n’est pas connue pour ses opinions politiques radicales, ni même pour son opposition au régime, d’où l’importance de son compte rendu de ces événements sur les médias sociaux. Elle rapporte:
«Les gardes et les présidents de l’université emmènent de façon organisée les étudiants sur le parking de l’université, afin qu’ils puissent [en sortant par les portes du parking] entrer sur la place Timuri et se rendre au métro, dans leurs résidences ou vers leurs voitures. Mais des forces en uniforme, armées de fusils, apparaissent sur les lieux. Lorsque bon nombre de personnes arrivent, on dit à ceux qui se trouvent dans le parking que les portes ne seront pas ouvertes et que les étudiant·e·s doivent d’abord quitter cette zone en passant par ce qu’on appelle un hypermarché.
Au premier et au deuxième étage du parking, des forces en uniforme, avec des matraques, des armes à feu et des motos, tendent une embuscade aux étudiant·e·s.»
Le gouvernement
Le ministre des Sciences, de la Recherche et de la Technologie [depuis août 2021], Mohammad Ali Zolfigol, a accusé les étudiant·e·s protestataires d’attaquer les biens et de «gaspiller les fonds publics». Une vidéo en ligne montre le ministre au milieu des étudiants, qui lui parlent des forces de sécurité qui leur tirent dessus avec des balles et des gaz lacrymogènes. Les étudiant·e·s se disent inquiets pour les personnes bloquées à l’intérieur du campus. Un étudiant raconte à Zolfigol que beaucoup d’entre eux/elles ont été arrêtés dans d’autres départements et que «maintenant nous sommes inquiets pour leur sécurité… Nous sommes inquiets pour leur vie».
L’ayatollah Khamenei (qui semble plutôt bien portant, contrairement à certains rapports de la presse occidentale) a prononcé le 3 octobre son premier discours sur les récents événements. Il a rendu les ennemis de l’Iran responsables des manifestations déclenchées par la mort en détention de Mahsa Amini, qu’il a qualifiée d’«incident triste». Il a ajouté: «J’affirme ouvertement que les émeutes et les troubles récents en Iran sont des manigances conçues par les Etats-Unis, le faux régime sioniste usurpateur, leurs mercenaires et certains Iraniens étrangers traîtres qui les ont aidés.»
Je ne doute pas que l’administration américaine et l’Etat israélien ne pourraient souhaiter une meilleure situation que la rébellion à laquelle nous assistons actuellement. Toutefois, dans ce cas particulier, seul le régime islamique lui-même peut être blâmé – non seulement pour avoir tué Mahsa Amini – et bien d’autres – mais aussi pour avoir créé la situation politique et économique qui a donné lieu à ces protestations.
A une époque de graves difficultés économiques – combinées à un énorme ressentiment à l’égard de la corruption à tous les niveaux de la bureaucratie d’Etat, ainsi qu’à la colère suscitée par le fossé toujours plus grand entre les riches et les pauvres, sans oublier l’abandon de l’accord nucléaire – le gouvernement du président Ibrahim Raïssi a décidé que la question brûlante, dans la situation présente, était l’observance d’un «port approprié du hidjab», après les quelques assouplissements mineurs intervenus sous la présidence d’Hassan Rohani [août 2013-août 2021].
Après quelques années de coma apparent, les «réformistes» iraniens tentent de tirer parti de cette débâcle. De nombreuses «célébrités» associées à cette faction du régime – acteurs, chanteurs, réalisateurs, joueurs de football – ont exprimé leur soutien aux manifestations sur les médias sociaux. Ce qui est un autre facteur qui montre la faiblesse des autorités ainsi que le fait qu’ils ne sont pas peu à vouloir quitter le navire en perdition.
Mir-Hossein Mousavi [premier ministre de 1981 à 1989], candidat à l’élection présidentielle de 2009 et leader du Mouvement vert, a exprimé son soutien à la vague de protestations et a appelé les forces militaires à «se ranger du côté de la vérité, du côté de la nation».
C’est très ironique. Si Mousavi avait lancé des appels similaires en 2009, lorsque des centaines de milliers de personnes protestaient contre les élections truquées, s’il avait défié le chef suprême, lui et ses partisans auraient peut-être été épargnés par la réponse répressive suite à son opposition timide [il fut mis en arrêt domiciliaire; en 2019, il eut le droit de quitter sa maison une fois par semaine et de disposer d’un téléphone mobile]. En l’état actuel des choses, ses déclarations sont trop retenues et trop tardives. Des hommes et des femmes, des travailleurs et travailleuses et des étudiant·e·s, appellent au renversement de l’ensemble du régime. Et je ne vois aucune faction du régime de la République islamique capable de le sauver maintenant.
L’opposition
Cependant, pour la plupart, l’opposition organisée n’a guère de principes. Certains appellent à une «intervention étrangère» et à des sanctions accrues – c’est-à-dire des actions qui ne feraient que renforcer les dirigeants actuels. Il s’agit soit de slogans d’imbéciles, soit de personnes associées à l’administration états-unienne actuelle ou alignées sur les républicains néoconservateurs (comme les partisans de l’ex-shah ou de la secte islamique de cinglés des Mojahedin-e-Khalq – Organisation des moudjahiddines du peuple dirigée par Maryam Rajavi – qui est soutenue par l’Arabie saoudite).
Toutes les fractions de la «gauche» iranienne qui ont soutenu un «changement de régime par le haut», ainsi que celles qui ont bénéficié de financements israéliens, saoudiens ou des Emirats arabes unis au cours des dernières années, appellent les gouvernements occidentaux à intervenir de quelque manière que ce soit. Toutefois, permettez-moi d’insister sur le fait qu’une telle intervention des Etats nord-américains ou européens nuirait au mouvement actuel. Elle renforcerait le soutien, en train de s’affaiblir, au régime. Cette orientation devrait donc faire l’objet d’un avertissement approprié. La demande adressée aux Etats étrangers doit rester la même: «Ne touchez pas à l’Iran.» Le peuple iranien a besoin d’un soutien international, mais celui-ci doit provenir des forces socialistes, démocratiques et populaires.
Ensuite, existent des dirigeants que je qualifierai comme constituant la gauche réformiste – dirigée par la faction majoritaire des Fedayin – qui continuent à se faire des illusions sur les factions de la République islamique. Farrokh Negahdar – ancien dirigeant de la majorité des Fedayins (Organisation of Iranian People’s Fedaian-Majority) et partisan actuel de la faction «réformiste» du régime, nous dit:
«Cela fait 40 ans que tous les opposants au système du «vali faghih» [«l’autorité religieuse en charge de la gestion de la société islamique»] sont privés du droit de concourir aux élections. Il y a quatre ans, toutes les tendances du système, qu’elles soient fondamentalistes ou réformistes, ont été privées du droit de participer aux élections. Ils ont contrôlé les élections afin que le parlement et le gouvernement soient aux mains des opposants au JCPoA [accord sur le nucléaire iranien]. Le dirigeant [Khamenei] a dit: “Je vais nommer un gouvernement” et les gens devraient venir voter pour lui.
Pendant ces quatre années, j’ai écrit à tout le monde, partout où je le pouvais, en faisant appel à toutes les forces et j’ai affirmé: “La relance du plan d’action global commun” [traduction française du JCPoA] et “des élections ouvertes” sont les fenêtres de l’espoir. Ne fermez pas ces fenêtres… Laissez les gens se rendre à nouveau aux urnes. Biden est venu et a laissé l’équipe de Zarif/Araghchi [secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et négociateur nucléaire pendant la présidence de Rohani] terminer le travail.»
Ces commentaires sont intéressants. Tout d’abord, en ce qui concerne la gauche, la répression imposée par la République islamique ne dure pas seulement depuis 40 ans, mais depuis 44 ans [une différence qui implique l’attitude face au régime issu de 1979]. Toutefois, on peut comprendre pourquoi Farrokh Negahdar ne considère pas les trois ans et neuf mois pendant lesquels lui et le parti pro-soviétique Toudeh étaient aux côtés du régime de Khomeini et de ses forces militaires comme une ère de répression. Pendant cette période, il pensait (et pense toujours) qu’attaquer, arrêter et tuer alors des membres de la gauche était légitime!
Puis il nous dit que ces quatre dernières années, au lieu de s’adresser aux manifestants, au lieu d’essayer de développer des alternatives radicales, tous les efforts ont été faits pour s’adresser à ceux qui sont au pouvoir. Farrokh Negahdar ajoute: «La République islamique est confrontée à un mouvement transgenre, transnational et transclasse.»
Si vous êtes désespéré après avoir lu les citations ci-dessus, laissez-moi vous assurer qu’il y a pire à venir. En gros, un secteur de la gauche réformiste dit aux manifestants d’éviter la violence – comme si, dans une dictature, la répression brutale et la violence étaient initiées par eux!
Une autre figure de proue de la majorité des Fedayin, Roghiyeh Daneshgari, affirme:
«Il appartient aux forces sages du pays – notamment aux militants d’Iran en quête de justice et de liberté – d’éviter d’alimenter la polarisation du pays et la montée de la colère et de la violence dans les événements sociaux, afin que le pays ne se transforme pas en cendres.»
Elle poursuit en déplorant toute forme de violence. Les manifestant·e·s n’ont pas de fusils, pas d’armes. Il est arrivé que des étudiants utilisent des cocktails Molotov, mais il s’agissait de mesures défensives pour répondre aux gaz lacrymogènes, aux gaz poivré et aux balles tirées par l’armée et les autres forces de sécurité. On peut se demander pourquoi elle ne s’est pas opposée à la violence de l’Etat au cours des 44 dernières années. Où était sa condamnation de la violence au début des années 1980, lorsqu’elle faisait partie de l’opposition «légale», alors que nous, membres de la minorité Fedayin, faisions face à des attaques d’hélicoptères de combat dans nos bases kurdes? Il est clair que la violence d’Etat était acceptable à l’époque et qu’elle semble l’être toujours – seule la résistance de manifestants non armés doit être condamnée.
Ces personnes ont fondamentalement peur d’un changement fondamental. Ils sont satisfaits que l’ordre actuel soit maintenu avec quelques «réformes» et ils prétendent sympathiser avec les manifestants, tout en s’opposant à eux.
Des secteurs de la gauche répètent la vieille erreur de vouloir «l’unité avec tous»: «Ne divisons pas nos rangs, nous sommes tous Iraniens.» Il faut être complètement idiot pour ne pas se rappeler où, la dernière fois, cette «unité» a conduit: au soutien à l’ayatollah Khomeini [en 1979-80]!
Il est impossible de prévoir ce qui va se passer au cours des prochaines semaines. La police et l’armée ont principalement utilisé des balles en caoutchouc, qui peuvent causer de graves blessures et des douleurs, mais ne tuent pas nécessairement. Au fur et à mesure que les protestations s’amplifient, ils pourraient bien commencer à utiliser des balles réelles et, bien sûr, beaucoup plus de personnes seront tuées.
D’autres événements internationaux pourraient également affecter la situation en Iran. Il est clair que Raïssi et Khamenei sont de proches alliés de Vladimir Poutine, fans de sa «détermination et de son initiative» en Ukraine. Cette approche pourrait avoir joué un rôle dans la réaction brutale du régime à ce qui n’était, au départ, qu’un deuil et des protestations suite à la mort de Mahsa Amini. Alors que Poutine est confronté à une défaite presque certaine en Ukraine et que son avenir semble incertain, les dirigeants iraniens doivent se méfier de la perte d’un allié proche. Dans ce contexte, tout ce que nous pouvons espérer, c’est qu’il n’y ait pas d’«intervention étrangère» provenant de l’Occident. (Article publié sur le site de Weekly Worker, le 6 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Notes
[1] Les bassidjis sont membres de la force paramilitaire créée par Khomeini en novembre 1979; ils seront mobilisés dans la guerre Iran-Irak. Actuellement ses membres constituent une branche des Gardiens de la révolution, la force militaire ayant un poids politique et économique d’importance. (Réd. A l’Encontre)
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