Irak. La résistance kurde face aux forces de l’Etat islamique

Mosul-Iraq-Refugee-ChildrenPar Kendal Nezan

La rédaction de A l’Encontre publie cette «tribune» de Kendal Nezan, président de l’Institut kurde (Paris). Les différences d’appréciation marquées avec Kendal Nezan sur la politique impérialiste en Irak, sur l’opération concrète «Provide comfort» ou encore sur «l’opération pétrole contre nourriture» – avec l’ensemble du système de corruption ainsi que de contrôle policier-clientélaire placé dans les mains de Saddam Hussein qui en a découlé, sans mentionner la complicité de diverses firmes transnationales – ne font pas obstacle à la publication de cette «tribune».

Ce d’autant plus qu’elle est suivie des remarquables reportages de Rémy Ourdan, publiés dans Le Monde du 24 juillet et du 8 août 2014. Une information qui devrait être «absorbée» par celles et ceux qui sont solidaires avec les très difficiles combats pour les droits démocratiques et sociaux dans cette région. (Rédaction A l’Encontre)

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L’Etat islamique constitue une menace mortelle pour la survie de l’Irak et pour la stabilité de l’ensemble du Proche-Orient. L’inaction de la communauté internationale en Syrie a laissé le champ libre aux djihadistes. L’incurie du gouvernement de Bagdad [Nouri Al-Miliki a été contraint d’accepter, le 15 août, de descendre de son trône pour être remplacé par un membre de son parti Haïdar Al-Abadi – réd. A l’Encontre] et la forfaiture de son armée leur ont permis de conquérir en quelques jours le tiers du territoire irakien et de s’emparer d’un gigantesque arsenal d’équipements militaires d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars, ainsi que des montants considérables de cash.

Depuis deux mois, les Kurdes résistent seuls sur plus de 1000 km de frontières à cette déferlante de djihadistes alliés aux ex-officiers et partisans aguerris de Saddam Hussein. Ultime rempart, le Kurdistan est aussi le seul port de salut pour tous ceux qui fuient la terreur des islamistes dont la barbarie n’a rien à envier à celle des talibans afghans.

Près d’un million de déplacés et réfugiés accueillis sur le territoire kurde exercent une pression intenable sur les maigres ressources du pays. Imaginez la France submergée par un afflux soudain de 12 millions de réfugiés. La majorité des déplacé·e·s est formée d’Arabes sunnites et de Turcomans. Mais ce sont surtout les vieilles communautés chrétiennes et yézidies qui sont les plus vulnérables. Leurs lieux de culte ont été profanés par les djihadistes qui ont enlevé nombre de leurs femmes qu’ils vendent à de «bons musulmans» sur leur marché aux esclaves à Mossoul [les traits esclavagistes dudit Etat islamique sont connus. Réd. A l’Encontre].

Le Kurdistan n’a malheureusement pas les moyens de faire face seul. Ses forces armées (pershmergas) se battent avec courage, mais elles manquent d’armements et de munitions. Ses finances sont à sec car, depuis janvier, le gouvernement de Bagdad refuse de lui verser sa dotation budgétaire qui, d’après la constitution irakienne doit représenter 17% des revenus pétroliers de l’Etat. La menace globale que représente le terrorisme de l’Etat islamique nécessite une réponse globale avec des volets politique, sécuritaire et humanitaire.

Le minimalisme de l’administration Obama, les prises de position verbales, l’envoi de quelques cargaisons d’aide humanitaire ne sont pas à la hauteur de la catastrophe qui se profile.

La France qui a des liens historiques avec les Kurdes doit prendre l’initiative. En 1991, après la guerre du Golfe et la crise des réfugiés qui l’a suivie, la France de François Mitterrand avait réuni un sommet européen pour coordonner une aide humanitaire d’urgence, puis fait adopter à l’ONU la résolution 688 autorisant la création d’une zone d’exclusion aérienne au nord et au sud de l’Irak. Pour ce faire, elle a dû forcer la main aux Américains et convaincre Russes et Chinois. Près de 2 millions de déplacés kurdes ont pu ainsi retourner dans leurs foyers.

Au fil des ans, cette «zone de protection» a évolué vers un Kurdistan autonome et démocratique. Elle fut protégée par une escadrille d’avions de chasse américains, britanniques et français de l’opération «Provide Comfort».

S’inspirant de ce précédent historique, la France pourrait convoquer un sommet exceptionnel de l’UE afin d’organiser une aide massive pour les réfugiées du Kurdistan. Elle pourrait également inciter les pétromonarchies du Golfe à assurer le service après-vente de leur irresponsable politique de financement des mouvements djihadistes en contribuant à l’effort humanitaire international en faveur des victimes de l’Etat islamique.

En attendant le règlement de la crise de gouvernance à Bagdad qui, malgré une constitution démocratique et fédérale approuvée par plus de 80% des Irakiens mais non appliquée, pourrait prendre des mois, il faudrait garantir le versement au Kurdistan des 17% des revenus du pétrole irakien qui lui reviennent de droit. Une résolution du Conseil de sécurité affecte d’office 5% des recettes pétrolières irakiennes aux «réparations» dues au richissime Koweït qui n’en a pas vraiment besoin.

A l’initiative de la France, le Conseil de sécurité pourrait adopter une résolution obligeant le gouvernement de Bagdad à verser au Kurdistan sa part constitutionnelle de recettes pétrolières. Là encore, il existe un précédent: le programme «pétrole contre nourriture» adopté par l’ONU a – de 1997 à 2003 – affecté d’office 13% des recettes d’exportation pétrolières de l’Irak.

Enfin, il faudrait apporter une aide militaire substantielle aux peshmergas kurdes pour leur permettre de se battre efficacement contre l’Etat islamique, de protéger les minorités menacées et d’organiser les Arabes sunnites modérés pour libérer leurs territoires confisqués par les djihadistes. L’action aura un coût mais celui de l’inaction, qui finira par avoir des conséquences régionales incalculables, sera infiniment plus élevé. (Tribune publiée dans le quotidien Libération, p. 17, le 13 août 2014)

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Irak. «Presque soulagés d’être condamnés à l’errance»

Par Rémy Ourdan, in Le Monde 27 juillet 2014

Ils ont tout perdu, sauf la vie. Dans cet Irak transformé en enfer sur terre depuis onze ans, les chrétiens de Mossoul sont vivants, presque soulagés d’être condamnés à l’errance et à l’exil. A l’église syriaque orthodoxe Oum Nour («Mère de lumière») d’Erbil, dix-huit familles s’entassent dans le sous-sol, aménagé en camp de réfugiés.

Tous racontent, à propos de l’Etat islamique, qui a proclamé un « califat » sur les territoires conquis en Irak et en Syrie, la même histoire. Ce n’est pas du chaos. C’est le récit d’une organisation froide et implacable.

« Pendant trois semaines, les hommes de Da’ech [le nom arabe de l’Etat islamique] ne se sont pas préoccupés de nous. Ils ne s’attaquaient qu’aux soldats, policiers et fonctionnaires chiites. Nous vivions discrètement », raconte un homme.

«Nous n’avions pas de liberté, mais ça allait. Nous, les femmes, portions des robes longues et des hijabs pour passer inaperçues», poursuit son épouse. «Certains disaient que nous étions protégés, témoigne Reham, une mère de famille. Ils paraissaient presque pacifiques. »

Avant de tomber entre les mains des djihadistes, Mossoul abritait entre 5000 et 25 000 chrétiens. Beaucoup s’enfuient dès sa conquête par l’Etat islamique, le 10 juin. La route vers le Kurdistan reste étonnamment ouverte, malgré des combats sporadiques entre djihadistes et peshmergas kurdes. Même le bus Mossoul-Erbil reste en service.

La situation change le 16 juillet. Le soir, les djihadistes rendent visite à chaque famille chrétienne.

«Ils ont dessiné un N dans un cercle, à la peinture rouge, sur chaque maison», témoignent les réfugiés. N pour «nassarah», nom utilisé pour désigner les chrétiens dans le Coran. «Ils ont demandé les numéros de téléphone de chaque famille et dit qu’il ne fallait pas hésiter à les appeler en cas de problème, raconte un vieil homme. J’ai cru qu’ils allaient nous protéger.»

Le clergé sait, de son côté, à quoi s’en tenir. L’évêché de Mossoul refuse une convocation à une réunion avec l’Etat islamique, ne voulant pas collaborer à un transfert forcé de population. «Nous avons su [le 16 juillet] que les chrétiens allaient être expulsés, confirme l’évêque d’Erbil, Mgr Bachar Warda. Il n’y a eu aucune négociation. De toute façon, ces gens de Da’esh ne négocient pas. Ils donnent des ordres et vous devez obéir.»

Vol systématique

La nuit suivante, les combattants repassent devant chaque maison. A leur réveil, les chrétiens découvrent, à côté du “N” rouge, l’inscription «Propriété de l’Etat islamique» peinte en noir.

C’est juste après la prière de l’aube du vendredi que l’annonce est transmise à la population, par des tracts et par les haut-parleurs des mosquées. Les chrétiens ont jusqu’au samedi 19 juillet à midi pour choisir entre se convertir à l’islam, payer un impôt spécial pour non-musulmans, ou partir. L’ultime option, en cas de désobéissance, étant de périr «par le glaive».

«Nous avons entassé nos affaires dans les voitures, raconte Reham. Je suis partie avec mon mari et nos deux fils. Contrairement à d’autres qui sont passés au checkpoint plus tard, ils n’ont pas pris notre voiture, mais ils ont pris l’argent, les bagages. Ils ont même pris le biberon de mon fils cadet.»

Le vol est systématique. Les combattants ont des ordres. Absolument rien, à part les vêtements qu’ils portent, n’est laissé aux exilés. «Ils ont pris l’argent, les bijoux, les téléphones, et même les sacs de vêtements et de nourriture », raconte un homme. Le seul objet qui semble échapper à une logique est la voiture, parfois volée, parfois pas. Des familles ont marché un kilomètre pour atteindre le checkpoint des forces kurdes. «Nous sommes partis parmi les derniers, à bord d’un minibus, témoigne Samir. Nous étions douze chrétiens, et dix musulmans. Au checkpoint, un combattant a ordonné aux chrétiens de lui donner, argent, téléphones et sacs. Les musulmans aussi avaient peur. Le type qui est entré dans le bus nous a dit que nous devrions être _ contents qu’ils nous laissent partir comme ça…»

Les chrétiens de Mossoul affirment qu’ils n’ont aucun espoir de rentrer chez eux. Les autorités kurdes les aident à s’installer à Antawa, le quartier chrétien d’Erbil, et dans les villages chrétiens de la région. Beaucoup songent à l’exil à l’étranger, à l’instar de 400.000 chrétiens déjà partis d’Irak depuis dix ans.

«Pourtant, nous vivions bien ensemble, chrétiens et musulmans», raconte un homme qui se choisit le pseudonyme d’«El-Mosoli», «l’homme de Mossoul». «Retourner un jour à Mossoul?» Il lève les yeux au ciel… La question paraît tellement incongrue, à l’heure du califat. Pourtant, le fait que chacun exige l’anonymat est peut-être le signe que l’espoir d’un retour n’est pas mort. «El-Mosoli», qui s’apprête à sortir de l’église, se retourne et murmure: «Quel homme n’a pas envie de retrouver un jour sa terre et d’y vivre?» (24 juillet 2014)

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Les ambitions sans limites du «calife»

Par Rémy Ourdan

Les ambitions territoriales d’Abou Bakr Al-Baghdadi et de l’Etat islamique (EI), qui a proclamé en juin le califat sur les régions conquises d’Irak et de Syrie, sont sans limites. Les djihadistes sont désormais à l’assaut du Kurdistan, menaçant Erbil.

Les dernières lignes de défense d’Erbil se situent au nord-ouest à Kalak, sur l’autoroute reliant la ville à Mossoul, devenue le quartier général irakien de l’Etat islamique, et au sud-ouest à Makhmour. Positionnés à 40 km d’un côté et 50 km de l’autre, les hommes du califat ne sont, s’ils percent la fragile ligne de front, qu’à trente minutes de route de la capitale de la région autonome du Kurdistan.

L’Etat islamique a réalisé deux conquêtes importantes depuis une semaine face aux forces kurdes, à Sinjar et Karakoch (également appelée Hamdaniya). Après sa victoire à Sinjar, l’organisation a déclaré la guerre au Kurdistan: «Les brigades de l’Etat islamique ont maintenant atteint le triangle entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. Qu’Allah permette à ses moudjahidin de libérer la région entière.»

«Attaquer les terroristes»

Puis, après sa victoire à Karakoch, l’EI s’est félicité d’avoir «infligé une leçon aux infidèles kurdes » et a annoncé que son objectif était la conquête d’Erbil.

Depuis leur avancée fulgurante en Irak et la conquête de Mossoul le 10 juin, les hommes d’Abou Bakr Al-Baghdadi n’ont, en deux mois, jamais arrêté de progresser. Et, alors qu’ils avaient annoncé que leur objectif prioritaire était d’attaquer Bagdad, dont ils se rapprochent dangereusement et où ils commettent des attentats de plus en plus fréquemment, ils parviennent à lancer des offensives parallèles contre le Kurdistan.

Outre un nombre croissant de combattants, outre leur foi et leur détermination au combat, les djihadistes bénéficieraient d’une quantité impressionnante d’armement, livré par les Etats-Unis à l’armée irakienne et récupéré récemment.

La conquête de Sinjar, dans le nord-ouest du pays, près de la frontière syrienne, le 3 août, a incité les chefs kurdes à prendre trois décisions: déclarer officiellement que les combattants peshmergas sont en guerre contre l’Etat islamique; mener des offensives communes avec les groupes armés kurdes de Syrie et de Turquie dans la région qui borde les trois pays; et, enfin, se rapprocher du gouvernement de Bagdad, malgré les tensions politiques, et réclamer un soutien de l’aviation irakienne.

«Nous avons donné l’ordre aux forces peshmergas d’attaquer les terroristes et les ennemis du Kurdistan», a déclaré dans un communiqué, le 4 août, Massoud Barzani, le président de la région autonome, assurant que les peshmergas allaient «combattre les terroristes jusqu’à leur dernier souffle ».

La chute de Sinjar s’est traduite par un exode de 200’000 habitants de la région, notamment des yézidis, une minorité kurdophone qui pratique une religion datant de l’ère pré-islamique. Ces réfugiés errent dans les montagnes, menacés par la faim et les maladies.

«C’est comme si les portes de l’enfer s’étaient ouvertes»

La conquête de Karakoch, la principale ville chrétienne d’Irak, jeudi 7 août, outre qu’elle a provoqué un nouvel exode estimé à 50’000 personnes, a créé un électrochoc. Karakoch était depuis fin juin la principale ligne de défense en bordure de l’autoroute Mossoul-Erbil. Le général kurde Askender Haji, rencontré il y a deux semaines alors qu’il consolidait ses lignes à la lisière de Karakoch, était conscient de la fragilité des positions. «Notre capacité militaire est limitée. Nous avons besoin d’assistance étrangère. La communauté internationale devrait songer à nous aider car ne sont pas seulement dangereux pour nous, ils le sont pour le monde entier.»

La chute de Karakoch et les combats à Makhmour ont commencé à inquiéter Erbil. Tandis que des habitants ont envahi les stations d’essence et, pour certains, fui vers les montagnes orientales, d’autres ont appelé à la mobilisation. D’anciens peshmergas ont rejoint l’armée avec leurs vieilles pétoires.

En attendant de connaître la nature des «frappes aériennes limitées» décidées par Barack Obama et du «soutien aux forces engagées dans ce combat» annoncé par François Hollande, le Kurdistan retient son souffle. «Les djihadistes sont à 40 km d’Erbil !, dit un journaliste kurde qui a du mal à y croire. C’est comme si les portes de l’enfer s’étaient ouvertes…»

L’Etat islamique, loin de se contenter de conquérir les régions sunnites, est à l’offensive contre les chiites et contre toutes les communautés qu’il considère comme «infidèles», chrétienne, yézidie, turcomane et dorénavant kurde.

Rares ont cependant été les véritables résistances aux avancées des djihadistes. Nul ne sait ce qui se passerait si des combattants déterminés, comme les peshmergas kurdes affirment l’être depuis qu’Erbil est menacée, et de surcroît soutenus par des livraisons d’armes et des raids aériens occidentaux, faisaient face et lançaient des contre-offensives. La véritable bataille contre l’Etat islamique va peut-être commencer. ( 8 août 2014)

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