Encore de nouvelles grèves en Egypte accompagnées d’un changement d’ambiance politique

Ouvriers de l’aluminium protestant contre la corruption de la direction (27 décembre 2015)
Ouvriers de l’aluminium protestant contre la corruption de la direction (27 décembre 2015)

Jacques Chastaing

La vague de grèves qui dure depuis plus de deux mois en Egypte, dont nous avions relaté fin décembre la portée politique nationale face à la dictature de Sissi [1], continue et s’est encore élargie en ce début d’année 2016.

Ainsi, aux grèves que nous avions déjà citées dans le précédent article [2], s’ajoutent maintenant depuis une semaine environ des grèves toujours pour les salaires ou les bonus des travailleurs des docks près d’Assouan, des travailleurs du charbon au Caire, d’employés du gaz et des salariés des bateaux de croisière sur le Nil.

Par ailleurs, la grève commencée il y a plus de 25 jours chez Petrotrade, compagnie pétrolière publique, continue et touche actuellement 16’000 de ses salariés (sur 18’000) et concerne 52 de ses 56 sites. En même temps, ce sont les salariés de la Suez Petroleum Production Company qui sont entrés en grève pour leurs bonus.

Les travailleurs des docks de la Canal Company for Nile Services and Maintenance Works d’Airmant, près d’Assouan, demandent une égalité de traitement avec leurs collègues du Canal de Suez. Cette grève s’est déclenchée après celle de sept jours, la semaine passée, des travailleurs de six entreprises de sous-traitance au Canal de Suez. Ces derniers ont obtenu la garantie des autorités qu’ils bénéficieraient des mêmes avantages que les employés d’Etat du Canal de Suez.

Au Caire dans la banlieue industrielle sud-est de Tibeen, ce sont 2300 salariés de la Nasr Coke Company pour la fourniture de charbon aux entreprises géantes de l’acier qui ont fait six jours de grève pour le paiement de leur part de bénéfices, la publication détaillée des comptes de la société et la démission du dirigeant du holding d’Etat qui chapeaute la compagnie. Ils ont suspendu la grève après que les forces armées leur ont promis de tenir compte de leurs revendications.

Or, ce qui semble significatif, c’est que dans plusieurs de ces grèves, tout particulièrement à la Shebin al-Kom Textiles, les salariés sont sortis des usines malgré l’interdiction de manifester. Ils ont défilé en ville, y faisant entendre leurs chants et slogans, retrouvant l’habitude des places publiques, ce qui était rare depuis les couvre-feux et les discours sur le terrorisme.

Ce changement d’attitude va dans le même sens que celui qu’illustre l’ouverture d’une page Facebook par les médecins en lutte – très fréquentée – où ils exposent publiquement la grande misère régnant dans les hôpitaux. Toujours dans le même esprit, ce sont les étudiants qui votent majoritairement lors des élections en décembre pour des candidats révolutionnaires [3], ce qui provoque une réaction courroucée du ministre de l’Education qui tente de mobiliser les «troupes étudiantes» du pouvoir. Ce sont encore les journalistes qui osent à nouveau dénoncer les mensonges du gouvernement. Enfin, les avocats n’hésitent plus à dénoncer les mauvais traitements ou les tortures que font subir les forces de police à ceux qu’ils arrêtent.

Tout cela prolonge et accompagne ce qui s’était manifesté depuis la fin de l’été et en septembre 2015, avec une certaine contestation dans la bureaucratie d’Etat, où des policiers de «bas rang» avaient osé faire grève pour de meilleurs salaires et contre les mauvais traitements qu’ils subissent eux-mêmes. En même temps, des employés d’Etat, considérés souvent comme les fidèles du régime – de tous les régimes –, avaient mené quelques débrayages et menacé d’une grande grève en septembre contre une loi qui baissait les salaires et donnait plus de pouvoirs à leurs chefs.

On ose élever la voix et s’élever contre ceux d’en haut

Ce changement d’ambiance se mesure aussi aux protestations contre les violences policières qui ne sont plus le fait de seuls groupes organisés, mais de secteurs de la population, comme à Talaat Shaheeb ou à Ismailia, ce qui a obligé Sissi à présenter ses excuses. Enfin, on a vu dans le même esprit un retour des blocages de routes à Giza, Alexandrie, Assiut, Daqahlia et Port-Saïd au moment des colères populaires contre l’incurie du gouvernement à l’occasion des dernières inondations cet hiver.

Ainsi, peu à peu, se dessine et monte globalement l’impression d’une certaine appréhension de l’Etat face aux colères populaires, réputées «apolitiques», mais surtout imprévisibles et difficilement contrôlables, alors que, parallèlement, les classes populaires semblent avoir de moins en moins de craintes à l’égard du régime des militaires. (8 janvier 2016)

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[1] Voir : http://alencontre.org/moyenorient/egypte/egypte-quelles-perspectives-pour-la-nouvelle-vague-de-greves.html

[2] Entre autres, dans six compagnies sous-traitantes de la Suez Canal Authority, à la Egyptian Dredging Company à Abu Zaabal, dans le gouvernorat de Qalyubiya, à la Shebin al-Kom Textiles Company dans le gouvernorat de Monufiya, à Mahalla textiles Misr Spinning and Weaving Company, à Petrotrade à Alexandrie, à l’Egypt Gas Company, la Assiut Fertilizer Company, la Misr Helwan Iron and Steel company, la Egyptalum aluminum company dans le gouvernorat de Qena et la Jawhara food processing company.

[3] Avec donc des candidats qui osent défier publiquement le pouvoir. Voir : http://alencontre.org/moyenorient/egypte/egypte-succes-des-revolutionnaires-dans-les-elections-etudiantes-reaction-du-ministre.html

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HOREYA EL GED3AN_Political prisoners human chain_03Post Scriptum A l’Encontre du 8 janvier 2016. Selon le site Mada Masr (7 janvier 2016), des militants pour la défense des droits humains critiquent la déclaration de l’officiel Conseil national pour les droits humains (NCHR) qui affirme, dans son dernier rapport, que les plaintes présentées par les prisonniers incarcérés dans la prison de haute sécurité d’Al-Aqrab ayant trait au manque de nourriture et de soins ont été examinées. Si le rapport traite des questions relevant de l’accès à la nourriture et aux soins – ou encore à des livres et des couvertures contre le froid – il omet, par enchantement, de mentionner d’autres plaintes documentées concernant la torture, les viols ou les agressions sexuelles. Les autorités justifient la livraison d’un seul repas quotidien étant donné le manque d’une chaîne du froid assurant la qualité des produits. Et pour ce qui relève des habits et couvertures, il oublie que ces biens ont été transmis par les familles. La situation sanitaire de certains prisonniers était si grave qu’ils ont dû être transférés à l’Hôpital universitaire Manial ou à l’Hôpital de la prison Tora. Les critiques faites à ce rapport – un rapport dont la première version a été «revue et corrigée» complètement – traduisent un essor des réprobations publiques face aux comportements de la police et au non-respect des règlements et lois auxquels le pouvoir de Sissi se réfère.

Quelque 70 personnalités connues* ont fait parvenir, fin décembre, un message au ministre de l’Intérieur concernant l’arrestation des militants et les conditions de leur détention, laissant transparaître qu’au nom de la Loi sur les protestations, le pouvoir agissait selon des modalités à l’œuvre sous Moubarack et qui conduisirent à «la révolution du 25 janvier». Le texte dénonçait aussi les tribunaux militaires qui «jugent» les Frères musulmans prisonniers. Ces protestations sont importantes. Certes elles ne mettent pas fin aux multiples initiatives répressives dans tous les domaines (politique, culturel, éditorial, syndical, etc.), mais s’affirme une atmosphère de contestations initiales, mais affirmée, de ces mesures propres à un régime dictatorial.

* Parmi les signataires on peut remarquer: le dirigeant de gauche Ahmed Fawzy; le journaliste Esraa Abdel Fattah; le satiriste Bassem Youssef; la personnalité politique Bassem Kamel et l’avocat Gamal Eid; et encore le fondateur du Parti du Courant Populaire, Hamdeen Sabahi; de Khaled al-Balshy de la direction du syndicat des journalistes; du juriste Khaled Ali; de l’ex-parlementaire et avocat Ziad al-Alaimy; de l’avocat Tarek al-Awady, du militant pour les droits humains, Aida Saif al-Dawla; du romancier Alaa al-Aswany ou encore de l’ex-ambassadeur Maasom Marzouk.

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