Egypte: «Nous ne sommes pas en 1954»

Graffiti anti-CSFA au Caire

Par Ahmad Shokr

Ces derniers jours, les démons de l’histoire ont resurgi, pesant sur le débat public ayant trait à la situation intérieure et aux conflits qui s’annoncent à propos de la Constitution et de l’élection présidentielle. La récente querelle entre le Conseil suprême des forces armées (CSFA) et les Frères musulmans [qui contrôlent 44% des sièges parlementaires, avec leur parti: le Parti Liberté et Justice], déclenchée par leur désaccord sur l’avenir du gouvernement et peut-être même dans la course à la présidence prévue, a suscité des craintes d’une confrontation entre l’armée et l’organisation islamiste la plus ancienne d’Egypte.

La confrontation a suscité beaucoup de rapprochements avec un moment apparemment similaire dans l’histoire de l’Egypte en 1954, lorsque les Officiers libres, dirigés par le colonel Gamal Abdel Nasser, ont consolidé leur emprise sur le pouvoir et ont commencé à s’attaquer à leurs adversaires politiques, y compris les Frères musulmans. L’avertissement inquiétant du CSFA à la confrérie, le dimanche 25 mars [1], l’invitant à se souvenir des «leçons historiques afin d’éviter la répétition d’erreurs du passé» a été interprété par les analystes comme une référence à 1954, soulevant des craintes que l’Histoire ne se répète.

L’analogie historique est une aventure fructueuse pour l’analyse politique contemporaine et cette affaire ne fait pas exception. Mais 1954 est un point de référence intéressant pour des raisons autres que celles qui sont ordinairement invoquées. Plutôt que de lire la déclaration du CSFA comme une image exacte  de la puissance du Conseil  pour obtenir certains résultats, il paraît plus utile de prendre la déclaration comme un indicateur des angoisses des généraux sur la situation politique actuelle. Ce que révèle la comparaison avec 1954 et les années qui suivirent, ce sont des différences importantes et pas des similitudes qui peuvent être tout aussi utiles dans la compréhension de l’instant présent en Egypte.

Tout d’abord, les généraux au pouvoir aujourd’hui ne sont pas les Officiers libres. En 1954, il existait un groupe fortement politisé au sein de l’armée égyptienne qui avait exécuté avec succès un coup d’Etat deux ans plus tôt et  dont une fraction importante se sentait habilitée à prendre le contrôle à long terme du pays. Les Officiers libres  eux-mêmes ne se percevaient absolument pas comme des produits du régime qu’ils avaient écarté. Au cours des années suivant le coup d’Etat, ils ont mené une attaque contre les anciens détenteurs de pouvoir, la monarchie, les grands propriétaires terriens et les nationalistes du Wafd [2], et par la suite ils ont remplacé cet «ancien régime» par une nouvelle élite composée de militaires et d’une bureaucratie d’Etat. Inspirés par les idéologies de la révolution et de la transformation sociale répandues partout dans le monde postcolonial, les Officiers libres ont finalement conclu un «pacte social»  par lequel la majorité de la société sacrifiait leurs libertés politiques en contrepartie des avantages de la protection sociale et du développement dirigé par l’Etat.

Aujourd’hui, le Conseil militaire n’est ni politisé de la même façon, ni ne se perçoit comme une force de changement radical. Au contraire, les généraux représentent l’élément le plus fort et le plus résistant de l’ordre de Moubarak et souhaitent protéger ce qu’ils peuvent du statu quo. Loin d’être un noyau acharné avec des ambitions de puissance considérables, les généraux semblent de plus en plus sur la défensive, principalement concernés par la protection de leurs intérêts et de leurs privilèges dans la nouvelle Egypte contre la vague de changement politique. Compte tenu de la volonté populaire puissante de rompre avec le passé, ils n’ont guère  la possibilité de s’attirer un  soutien public de masse et d’accroître leur autorité politique comme l’ont fait les Officiers libres.

Deuxièmement, l’état de la mobilisation politique était alors différent de maintenant. En 1954, les Officiers libres ont été engagés dans une lutte de pouvoir interne qui a débordé dans la rue. Les forces politiques égyptiennes ont été nettement divisées, avec un segment composé des Frères musulmans, des étudiants, des anciens du Wafd et certains communistes et des militants syndicaux soutenant les appels du général Mohamed Naguib pour un retour à une démocratie  parlementaire et à la légalisation des partis politiques, et un autre segment soutenant le choix de Nasser d’un gouvernement militaire maintenu. En fin de compte, le deuxième groupe l’a emporté, avec des conséquences terribles pour l’opposition.

Aucune  division de ce type n’existe aujourd’hui. Les fervents partisans du CSFA sont une minorité petite et incapable, avec presque aucune possibilité de recueillir une sympathie populaire plus large. L’opinion publique, pour l’essentiel, est profondément sceptique à l’égard du Conseil militaire, principalement en raison des liens des généraux avec l’ancien régime et de leur négligence au cours de la période intérimaire. Leur autoportrait en facilitateurs désintéressés du passage à la démocratie a rapidement commencé à s’effondrer après l’éviction de Moubarak. Depuis, un nombre croissant d’Egyptiens considère le Conseil militaire comme la tentative d’un fondé de pouvoir  de sauvegarder ses propres intérêts, en s’efforçant d’empêcher toute réforme significative des institutions de l’Etat. La déception croissante a déclenché des vagues successives de  protestation dans les grandes villes contre le régime militaire et pour un transfert rapide du pouvoir aux civils.

Troisièmement, les attitudes à l’égard de la démocratie représentative ont considérablement évolué. En 1954, les forces populaires qui ont soutenu Nasser étaient pleines de ressentiment contre une démocratie multipartite qui avait été dénoncée, depuis les années 1930, par des personnalités politiques populaires comme étant un domaine réservé de l’élite politique. Les politiciens ayant échoué, au cours de la période de l’entre-deux-guerres, à mettre fin à la domination coloniale britannique, à redistribuer les richesses et à développer des mouvements politiques de masse, le système parlementaire égyptien a fini par être considéré avec une suspicion généralisée. Pour beaucoup, la démocratie a été de plus en plus associée à la croissance des clivages sociaux, à une sphère politique et publique sélective et à un parlementarisme limité représentant les intérêts restreints d’une élite conservatrice. Ces griefs ont été une source de mécontentement populaire qui a incité la foule à envahir les rues du Caire en mars 1954 en scandant «pas de partis, non à la démocratie».

Par contre, en 2012, les Egyptiens ne sont pas stigmatisés par un tel héritage de méfiance à l’égard des institutions de la démocratie électorale. Au contraire, une des exigences principales de la révolution était celle de formes de gouvernement plus représentatives. L’échec de l’Assemblée du peuple nouvellement élue, dirigée par les Frères musulmans, à fournir des résultats tangibles pendant les deux derniers mois a avant tout suscité de l’indifférence. Alors qu’il est fréquent de rencontrer du désespoir à l’égard de  la performance du Parlement – pas pour des raisons de statut social (l’Assemblée actuelle est probablement la moins élitaire dans l’histoire de l’Egypte), mais en raison de la compétence perçue – ces sentiments sont souvent tempérés par une méfiance  bien plus profonde à l’égard des tentatives de rétablir un régime autoritaire.

Quatrièmement, le contexte colonial a changé. La persistance de la domination britannique jusqu’au coup d’Etat de 1952 a servi à rallier le soutien populaire aux Officiers libres qui s’engageaient à mettre  fin à la subordination de l’Egypte à des puissances étrangères. La présence d’un ennemi clairement extérieur a contribué à favoriser un large consensus national qui effaçait les différences de classe, de sexe et de religion et mettait en veilleuse les revendications de réformes politiques intérieures. Aujourd’hui, de nombreux Egyptiens demeurent cyniques quant au  rôle des puissances étrangères par leurs  efforts irritants en faveur du changement démocratique et les sentiments anti-occidentaux sont encore monnaie courante, pour des bonnes et des mauvaises raisons. Mais pour un segment croissant de la société, les prétentions des officiels égyptiens à s’opposer aux puissances étrangères et à protéger la souveraineté nationale – récemment déployées dans la dispute sur le financement de certaines ONG soutenues matériellement par les Etats-Unis – ont été réduites à une simple rhétorique et sont peu susceptibles de compenser les aspirations populaires à une  réforme interne.

Il semble très improbable qu’une répétition de 1954 soit à l’ordre du jour. La constellation des forces politiques aujourd’hui est très différente, comme le sont les attentes et  les attitudes du peuple. Il y a des raisons légitimes de s’inquiéter de ce qu’une rivalité entre les deux plus puissantes forces en Egypte, le CSFA et les Frères musulmans, pourrait signifier pour l’avenir d’une transition controversée, mais une purge violente et la restauration d’un régime militaire n’en font probablement pas partie. Dans le pire des cas, si le CSFA  essayait de dissoudre le Parlement ou d’empêcher l’élection présidentielle, ceci déboucherait plutôt sur des difficultés que sur un succès.

Contrairement au coup d’Etat des Officiers libres, l’expérience révolutionnaire actuelle de l’Egypte n’a produit aucun dirigeant ou  groupe capables d’exercer un contrôle exclusif sur le pays, ni de déterminer seul la forme du nouveau système politique. Plus qu’à une victoire décisive et à l’établissement d’un ordre hégémonique par une seule force, il faut s’attendre à la persistance de négociations et de conflits entre les éléments de l’ancien establishment dirigeant, des nouveaux leaders et partis politiques et, de peur qu’on les oublie, les forces populaires qui ont imprimé le rythme des événements pendant une grande partie de la période intérimaire.

La lutte, et non la domination, a été le thème de la politique égyptienne tout au long de l’année dernière  et ça va probablement durer  un certain temps. (Traduction de Pierre-Yves Salingue pour le site A l’Encontre)

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Cet article a été publié en langue anglaise sur le site Jadaliyya le 28 mars 2012.

[1] Le 25 mars, le CSFA s’en est pris aux Frères musulmans; il a exprimé son «extrême indignation» suite à un communiqué des Frères, en date du 24 mars. Dans ce communiqué, la confrérie s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles le pouvoir militaire soutenait le gouvernement d’Al-Ganzouri. Le communiqué affirmait: «Si quelqu’un a l’intention de recréer l’ancien régime corrompu avec de nouveaux visages, le peuple est prêt à agir afin de raviver sa révolution et d’empêcher le navire de couler aux mains de gens n’ayant aucun sens des responsabilités.» Les Frères musulmans ont qualifié les performances du gouvernement de «plus grand échec», évoquant les violences, les ingérences dans les affaires judiciaires, la lenteur des réformes, la pénurie de carburant et la baisse des réserves de change. (Réd.)

[2] Le Wafd est un des plus anciens partis politiques d’Egypte. Il se constitue formellement en 1924, année où il obtint une large majorité électorale. La bourgeoisie urbaine structurait son leadership et s’opposait à la monarchie et aux Britanniques. Le parti, qui a été interdit sous Nasser, retrouve une «légalité» sous Sadate en 1978, avec le nom de Néo-Wafd. (Réd.)

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