Dans un prochain article, nous reviendrons sur le mouvement social en Egypte, sur les élections et les scores – au cours de la deuxième phase du processus électoral – obtenus par diverses forces politiques. Toutefois, pour appréhender la détermination du Conseil suprême des forces armées (CSFA), il est important de saisir l’ampleur d’une répression ciblée et brutale contre les journalistes. Le «droit à l’information» est en jeu. Cette enquête, menée par Dina Darwich, est plus que révélatrice à ce sujet. (Rédaction A l’Encontre)
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«J’ai perdu l’œil droit, mais l’œil gauche peut encore observer, photographier et transmettre la vérité. Je vais bientôt rejoindre la place Tahrir pour être aux côtés des révolutionnaires et poursuivre notre long périple », affirme Ahmad Abdel-Fattah, photographe du quotidien Al-Masry Al-Youm. Il a reçu une balle en caoutchouc dans l’œil pendant qu’il couvrait les derniers événements qui se sont déroulés à la place Tahrir. Il poursuit: «Cibler des journalistes, des photographes et des activistes a été un acte prémédité. Il suffit de mentionner que le jour où j’ai été blessé et en moins de deux heures seulement, cinq autres photographes d’un même journal ont été blessés par balles, dans différentes parties du corps ; sans compter les quatorze qui travaillent dans différentes institutions journalistiques et qui ont subi le même sort». Il justifie son point de vue: «Ce sont les journalistes, les photographes et les activistes qui ont dévoilé les actes criminels des ex-responsables au ministère de l’Intérieur et les ex-partisans du PND [Parti national démocratique de Moubarak] pendant la révolution. Le travail de ce trio a servi de preuves lors de la comparution de ces inculpés.»
Aujourd’hui, le Syndicat des journalistes est en état d’alerte. Là, on a ouvert un centre de gestion des plaintes pour enregistrer les cas des victimes de violence parmi les journalistes et photographes. Selon les chiffres du syndicat, 26 journalistes ont été blessés au cours des derniers affrontements avec la police. Deux photographes ont perdu un œil: Essam Al-Awami du quotidien Al-Gomhouriya et Ahmad Abdel-Fattah d’Al-Masry Al-Youm. Ce dernier s’est trouvé dans le même hôpital que l’activiste Malek Moustafa et le dentiste Ahmad Harara, eux aussi blessés à l’œil. L’idée de se prendre en photo ensemble tous les trois est celle de Abdel-Fattah. Il l’a publiée sur le site Facebook et a annoncé la création de «La coalition des yeux crevés de la révolution». Une façon de tourner leur drame en dérision.
A Alexandrie, l’image est plus sombre. «Le collègue Sarhan Sénara, atteint de leucémie, a été arrêté pendant qu’il couvrait la manifestation qui s’est déroulée devant la Direction de sécurité en guise de solidarité avec les manifestants de la place Tahrir. La police l’a frappé et torturé après lui avoir ôté ses vêtements. Pire encore, on ne l’a pas autorisé à prendre ses médicaments», déclare Abir Saadi, vice-présidente du syndicat et fondatrice du Comité de protection des journalistes.
Dans un pays en pleine ébullition, les messages circulent aujourd’hui sur Twitter donnant des conseils aux activistes avant d’aller rejoindre la place Tahrir: «Déjeune comme il le faut, prends un sac à dos, un masque contre les gaz, des lunettes de nageur, écris ton nom sur ton bras et laisse tes coordonnées sur ton portable avant d’y aller ». Mentionner son nom et son numéro de téléphone est une chose que les activistes internautes n’oublient pas de faire.
«Si quelqu’un tombe sur le champ d’honneur, au moins, on connaîtra son identité et en cas d’arrestation, on pourra transmettre un message sur portable à ses proches », lance Fatma, l’épouse de Malek Moustafa, activiste qui a été blessé à l’œil. Fatma, qui était elle aussi présente à Tahrir, a appris cette mauvaise nouvelle sur Twitter.
«Le régime connaît les personnes à cibler»
L’idée d’inscrire son identité sur le bras est née suite à la mort et l’arrestation de plusieurs activistes et journalistes. Le blogueur Alaa Abdel-Fattah, arrêté après les affrontements de Maspero [avenue], a comparu devant le tribunal militaire. Malek Moustafa, un des blogueurs et activistes les plus influents sur Twitter, a aussi perdu un œil. Ce blogueur, qui a été arrêté en 2006 avec Alaa Abdel-Fattah, ne cesse de lancer des appels à une grève de la faim collective comme signe de solidarité avec Abdel-Fattah.
Quand Malek a perdu son œil, Manal, la femme de Abdel-Fattah et sa partenaire sur son célèbre blog, avait rédigé le message suivant sur Twitter : «Le régime connaît les personnes à cibler». Ce n’est pas tout. Mona Al-Tahaoui, journaliste et activiste, a eu les deux bras fracturés après avoir été torturée et harcelée au siège du ministère de l’Intérieur, au centre-ville. L’activiste Ahmad Harara qui avait perdu l’œil droit le jour du vendredi de la colère, le 28 janvier 2011, a perdu le second œil lors des derniers événements. Des balles qui ciblent les jeunes Egyptiens les plus engagés.
Le jeune politicien Abdel-Qader Al-Sénoussi, 25 ans, fondateur du parti Al-Tayyar al-masri, a trouvé la mort. Il a été blessé mortellement par un sniper lors des affrontements qui ont eu lieu devant l’immeuble de la sécurité à Alexandrie.
Ossama Al-Wardani, jeune cinéaste qui vient de recevoir le prix du festival Hanovre sur la révolution libyenne, a failli perdre son œil. «Une chance que cette balle se soit plantée dans un os et n’ait pas atteint la rétine», commente Lina, la sœur de la victime, encore sous traitement. Une vague de violence menée contre les activistes, photographes et journalistes, qualifiée par le quotidien anglais The Independent «d’attaque contre l’esprit de la révolution». Ce journal est même allé plus loin en prévoyant qu’une nouvelle révolution serait sur le point de se déclencher.
Lors d’une assemblée générale au Syndicat des journalistes, les travailleurs ont décidé de faire une marche le 22 novembre jusqu’au bureau du procureur général pour protester contre la violence menée à la fois contre les activistes et les journalistes. Le lendemain, à l’occasion de la Journée mondiale de la poursuite des agresseurs des journalistes lancée par l’Union internationale de la presse, les membres du syndicat ont fait un sit-in silencieux durant lequel les photographes ont porté haut leurs caméras. Une conférence s’est tenue par la suite pour réclamer plus de protection pour les journalistes, et cela après avoir respecté une minute de silence pour les 95 journalistes qui ont trouvé la mort à travers le monde en 2011 (dont 22 durant les différentes révolutions arabes).
Un moyen de terroriser les journalistes et activistes? Peut-être. Surtout que l’Egypte est considérée comme un «environnement hostile», c’est-à-dire une région à haut risque. «On y envoie actuellement des correspondants militaires pour travailler dans des conditions périlleuses», avance Abir Saadi.
Hossam Diab, chef du département des photographes au journal Al-Masry Al-Youm, partage cet avis. Il déclare que suite à l’attaque menée contre les photographes, il a essayé de faire le tour des sociétés d’assurance. «Personne n’a voulu signer de contrat avec les photographes à cause du danger qu’ils affrontent dans la rue», confie Diab.
Entraver le travail
Autre fait et qui aggrave la situation, comme l’affirme Ahmad Abdel-Fattah : «Ici, on n’a pas cette culture de protéger les journalistes contre les dangers». Il ajoute qu’il a travaillé dans des régions très risquées comme Gaza, l’est de l’Afrique, ou la Libye. «Là-bas, j’ai remarqué que les journalistes étrangers avaient suivi un entraînement adéquat pour se protéger. Alors qu’ici, cela n’existe pas et les équipements pouvant leur garantir un minimum de sécurité comme les vestes et les masques à gaz ne sont pas à la portée de tout le monde». Une chose qui peut entraver la tâche à tout journaliste en quête de vérité et épris de justice. «Aujourd’hui, un photographe est considéré comme un héros. Celui-ci se jette dans la gueule du loup sans savoir ce qui l’attend. Il doit être aux premiers rangs pour saisir la belle photo et ce, sans avoir la moindre protection, son seul désir est de divulguer la vérité et dévoiler l’oppression du régime», assure Ahmad Abdel-Latif, photographe du quotidien Al-Shorouk Al-Guédid, qui a été blessé à la jambe lors des derniers incidents à la place Tahrir.
Une situation qui menace la liberté d’expression. C’est pourquoi le Syndicat des journalistes a pris une initiative ayant pour objectif de garantir un minimum de sécurité pour ses adhérents. «Actuellement, on organise un stage de 14 matières avec 884 instructeurs venant des quatre coins du monde pour former les journalistes à travailler dans les régions à hauts risques», confie Abir Saadi qui ne cesse d’envoyer aux membres du syndicat des SMS, diffusés par l’Union internationale des journalistes, concernant les moyens de protection contre les gaz.
De même, les activistes ont récemment pris une autre initiative comme réaction aux attaques menées contre eux. Une annonce publiée sur Facebook, Twitter et sur YouTube a montré la photo de l’officier nommé le sniper des yeux, Al-Chénnawi.
Ces activistes internautes sont même allés plus loin en consacrant une somme de 5000 L.E. [790 CHF] comme récompense à celui qui arrêtera ce policier. Une campagne qui a fini par faire pression sur les responsables au ministère de l’Intérieur et ce policier a fini par «se rendre».
Un moyen de faire pression sur tout officier qui oserait tirer sur les yeux d’un manifestant, mettant ainsi fin à sa carrière comme c’est le cas du dentiste Harara, le photographe Abdel-Fattah ou le cinéaste Al-Wardani.
Sur Twitter, l’activiste Dalia Ezzat continue son périple malgré les nombreuses difficultés et intimidations et a rédigé un tweet audacieux: «Plus on perdra des yeux, plus notre vision sera claire.»
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Cette enquête de Dina Darwich a été publiée dans Al-Ahram Hebdo du 14-20 décembre 2011.
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