Deux pas en avant

Par Mostafa Omar

Moins d’un mois après le déboulonnage du dictateur Hosni Moubarak et dans le contexte d’une campagne sans relâche de la part du gouvernement contre les manifestations et les grèves, le «mouvement révolutionnaire» en Egypte a obtenu deux victoires majeures.
D’abord, sous la pression à la fois de l’occupation par les protestataires qui se poursuit au centre de la Place Tahrir et de la multiplication des grèves à travers le pays, le Conseil suprême des Forces armées a renvoyé le cabinet de l’ex-Premier ministre Ahmed Chafik, qui avait été nommé par Moubarak pendant ses derniers jours au pouvoir.

Le 3 mars, le Conseil a nommé au poste de Premier ministre Essam Charaf. Il avait été Ministre des Transports. Il avait démissionné en 2005 du gouvernement pour protester contre la corruption. Il a également participé aux manifestations de la place Tahrir.

Le lendemain, le vendredi 4 mars, un million de personnes ont afflué dans la place Tahrir pour célébrer la chute du précédent gouvernement. Le nouveau Premier ministre a donné son discours d’investissement sur la Place Tahrir. Devant une énorme foule, il a promis qu’il satisferait les revendications de la révolution et a déclaré qu’il reviendrait protester avec eux à Tahrir si le gouvernement échouait dans cette tâche.

Pour montrer qu’il endossait les revendications des manifestants, le nouveau Premier ministre a immédiatement remplacé les ministres les plus impopulaires du précédent gouvernement, dont ceux de la Justice, de l’Intérieur et des Affaires extérieures.

Pour des millions d’Egyptiens mobilisés dans la révolution, le limogeage de l’ancien gouvernement a immédiatement entraîné un renforcement de la confiance dans leur pouvoir de faire triompher leurs revendications face à une classe dirigeante intransigeante.

Ce vendredi soir-là, alors même que des gens étaient encore présents sur la place Tahrir, des centaines de révolutionnaires à Alexandrie, la deuxième plus grande ville d’Egypte, ont encerclé le poste de commandement des services de sécurité d’Etat, la tristement célèbre police secrète. [Voir sur ce thème la déclaration du Mouvement pour le Renouveau socialiste publié sur ce site en date du 9 mars 2011.]

Les manifestants se sont mobilisés après que des rumeurs circulèrent laissant penser que des officiers étaient en train déchirer et de brûler des documents susceptibles de les impliquer dans des actes de torture, des arrestations illégales et la détention de milliers de prisonniers politiques et non-politiques.

Lorsque les officiers ont ouvert le feu depuis les balcons du bâtiment et lancé des cocktails Molotov sur les protestataires, des centaines de militants se sont précipités dans le bâtiment. Des unités de l’armée sont immédiatement intervenues et ont placé en détention les officiers des services de sécurité d’Etat. Ils les ont escortés pour sortir du bâtiment, sauvant ainsi leurs vies.

A l’intérieur du bâtiment, les manifestants ont trouvé des preuves que les officiers avaient bien déchirées et brûlé des montagnes de documents. Ils ont néanmoins réussi à sauver beaucoup de matériel.

Ils ont remis la plupart des documents sauvegardés à l’armée, mais seulement après les avoir photocopiés de manière à pouvoir les partager, publiquement. Ils ont également réussi à retrouver et à libérer quelques prisonniers politiques qui avaient subi des tortures dans des cellules secrètes.

D’Alexandrie aux autres «bunkers» de la police politique

Le pays a été électrisé par l’assaut du poste de commandement de la police secrète à Alexandrie et par la publication immédiate des documents secrets récupérés, qui racontent des histoires de corruption et de torture d’une ampleur inimaginable ; documents qui se trouvent sur YouTube et dans les médias.

Le lendemain, au milieu de l’après-midi, des milliers de manifestants se sont mobilisés pour prendre le contrôle des bâtiments des postes de commandement des services de sécurité dans une ville après l’autre : au Caire, à Giza, à Chubra, à Zakazeek, à Sohag, à Aswan, à Domyat et a Matrouh.

Dans certains cas, les protestataires ont fait comme à Alexandrie, en prenant directement le contrôle des bâtiments. Dans d’autres cas, les unités de l’armée ont réussi à atteindre avant les manifestants les postes de commandement. Ils ont alors incarcéré les officiers et saisi les documents qui n’avaient pas été brûlés. Dans le bâtiment de Lazoghli, où se trouvait le poste de commandement du Ministère de l’intérieur au Caire, l’armée s’est heurtée aux manifestants qui ont tenté d’envahir le bâtiment. L’armée en a arrêté quelques-uns.

Le Conseil suprême a immédiatement exhorté tous les manifestants qui avaient «confisqué» des documents secrets des services de sécurité à ne pas les publier, au nom de la sécurité nationale. Le Président Barack Obama a envoyé un fonctionnaire du Pentagone au Caire pour discuter avec le Conseil Suprême les modalités de gestion des retombées possibles de la publication de ces documents. En effet, ils pouvaient mettre en évidence la coopération entre les services spécialisés des Etats-Unis et ceux de la sécurité du régime Moubarak, entre autres pour ce qui a trait à la torture de suspects dans la prétendue «guerre contre le terrorisme» du gouvernement états-unien.

«Malheureusement» pour l’administration étatsunienne, les militants égyptiens n’ont pas tenu compte de ses appels. Dans les 24 heures après la prise des bâtiments des services de sécurité, les militants avaient publié sur Internet des centaines de documents ainsi que des vidéos prises à l’intérieur des postes de commandement. Les manifestants ont aussi saisi une partie des machines utilisées pour torturer des gens avec des décharges électriques. Et, ils les ont montrées à tout le monde.

Les services de sécurité constituaient le principal outil de répression sous le régime Moubarak. Les activités touchaient la vie de tous les travailleurs, des étudiants et des paysans égyptiens. Ils contrôlaient efficacement tous les aspects de la vie dans chaque firme, entreprise, usine, université et quartier. Ils repéraient, emprisonnaient et torturaient les militants politiques, depuis les islamistes jusqu’aux socialistes et aux syndicalistes.

A travers les documents dévoilés, le public a enfin eu la possibilité de voir directement, par lui-même, ce qu’il connaissait déjà pour en avoir fait l’expérience ou grâce à des histoires racontées par des dizaines de milliers de gens ordinaires et de militants qui ont été torturés par les services de sécurité et qui ont eu la chance d’échapper vivants de ses goulags.

En outre, beaucoup de documents prouvaient que les SSA cultivaient sciemment la haine entre les Musulmans et les Chrétiens (Coptes), comme partie de leur tactique de diviser pour régner. On sait maintenant qu’un ancien Ministre de l’intérieur a personnellement orchestré l’odieuse attaque à la bombe contre l’église copte à Alexandrie à la veille du Nouvel-An (dans la nuit du 31 décembre 2010 au 1er janvier 2011). Elle a entraîné la mort et blessé des dizaines de personnes. L’objectif était d’allumer une guerre civile entre Musulmans et Chrétiens pour éviter un bouleversement social plus important.

Depuis des semaines maintenant, les manifestants pro-démocratie ont appelé le gouvernement à démanteler les services secrets, et depuis des semaines le gouvernement temporise et refuse de promettre autre chose que de les réformer.

Or il s’avère que le gouvernement mentait y compris au sujet de ces «réformes». Un document secret confisqué dans les bâtiments des services de sécurité et posté sur Internet montre que le gouvernement envisageait juste de changer le nom des services de sécurité pour créer l’illusion dans le public qu’ils avaient été transformés.

Mais aujourd’hui plus que jamais, des millions de personnes sont en faveur du démantèlement des services de sécurité. Et comme le nouveau cabinet des ministres tunisien, qui fait également face à des protestations, vient d’annoncer qu’il va dissoudre la police secrète du pays, le nouveau conseil des ministres égyptien subira une énorme pression pour faire de même.

Le 7 mars, le bureau du procureur général a inculpé 47 officiers pour avoir brûlé des documents et trafiqué des preuves. Dans le même temps, le gouvernement a retiré tous les policiers et les officiers de SSA des campus universitaires – où ils ont pendant des décennies réprimé les libertés politiques et académiques – appliquant ainsi enfin une décision de justice prise en 2010 dans ce sens.

La contre-offensive du pouvoir

La chute du gouvernement nommé par Moubarak et la prise des postes de commandement des services secrets ont envoyé des ondes de choc à travers l’Egypte.

D’une part, ces deux événements ont encouragé les partisans de la révolution à prendre davantage d’initiatives militantes pour atteindre leurs objectifs. D’autre part, ils ont porté un coup aux membres du régime de Moubarak qui sont encore en train de s’organiser pour contenir et faire échouer l’essor révolutionnaire.

Ces deux victoires peuvent donner aux révolutionnaires un espace pour se renforcer. Les travailleurs militants qui étaient continuellement visés par les SSA auront une menace de moins à gérer. Les étudiants sur les campus auront la liberté d’organiser un front de lutte plus fort.

Néanmoins ces revers subis par la classe dirigeante signifient que celle-ci se montrera plus brutale et vicieuse dans sa campagne pour ramener «la loi et l’ordre». Alors que les services secrets sont assiégés et peut-être sur le départ, les gardiens de l’ancien régime, dirigés par le Conseil suprême des Forces Armées, tenteront de recréer les mécanismes de répression qu’ils estiment nécessaires pour maîtriser les travailleurs et les révolutionnaires.

Puisque l’armée a, pour le moment, exclu l’usage de la «force» pour enrayer la vague révolutionnaire, les médias gouvernementaux et même les médias progressistes, tout comme les partis et formations modérés, vont prendre l’initiative de soutenir les plans du Conseil suprême.

Malheureusement la Coalition des Jeunes pour la révolution, qui regroupait les progressistes et des membres des Frères musulmans lors du soulèvement de la Place Tahrir, a annulé les manifestations hebdomadaires pour le vendredi 11 mars, pour donner une chance au nouveau Premier ministre. (article écrit le 9 mars 2011 – traduction A l’Encontre)

* Omar Mostafa, d’origine égyptienne, suit la situation depuis Le Caire, pour l’ISO, organisation socialiste-révolutionnaire.

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