Rencontre avec Nabil Rajab
par Hélène Sallon
Moins d’un mois après avoir été libéré, le 24 mai 2014, Nabil Rajab a repris le chemin de la lutte. Exactement là où il l’avait laissé avant d’être condamné à deux ans de prison pour incitation et participation à des manifestations illégales liées au soulèvement populaire débuté le 14 février 2011 à Bahreïn.
Militant de longue date, propulsé meneur officieux du Mouvement du 14 février, le directeur du Centre bahreïnien pour les droits de l’homme (BCHR) remobilise ses troupes. De Beyrouth à Genève en passant par Copenhague et Paris, où Le Monde l’a rencontré samedi 28 juin, l’homme de 60 ans rend visite aux autres militants en exil de l’archipel. «C’est là que le mouvement des droits de l’homme bahreïni a fini», dit-il dans un soupir. Trois mille autres, militants ou simples manifestants, croupissent encore dans les geôles du royaume. A chacune de ses étapes, toujours avec les mêmes verve et détermination, il exhorte les dirigeants à ne plus fermer les yeux sur la répression qui a déjà fait 150 morts en trois ans, principalement parmi la majorité chiite de ce pays de 600’000 âmes.
Lui n’en est qu’«un petit exemple». «Il n’y a pas une famille chiite qui n’ait pas un proche en prison ou en exil», déplore Nabil Rajab. Mais son activisme lui a valu d’être l’objet d’un véritable harcèlement judiciaire. Arrêté plusieurs fois en 2011 et visé par une campagne de diffamation dans les médias gouvernementaux, il a été une première fois condamné à trois mois de prison le 9 juillet 2012 pour un tweet critique. En août de la même année, il a écopé de trois ans de prison, ramenés à deux en appel, pour son rôle dans les manifestations.
L’homme raconte ces deux années passées en cellule, séparé des autres prisonniers politiques, parfois à l’isolement, interrompant son récit pour étirer son corps imposant et soulager de vives douleurs au dos. «J’ai ça depuis 2006, après avoir été battu par la police. Cela s’est aggravé en prison mais je n’ai pas été torturé.» Incarcéré à quelques mètres de lui, Abdel Hadi Al-Khawaja, le cofondateur du Centre bahreïnien pour les droits de l’homme, n’a pas été autant ménagé. Condamné à la prison à perpétuité par un tribunal militaire en juin 2011 pour avoir appelé à l’instauration de la république, il a fait l’objet de tortures physiques, psychologiques et sexuelles, selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). «Des milliers ont été torturés, parfois à mort. Moi, ils ne m’ont rien fait car ils savent que ma voix porte et que j’ai beaucoup de contacts au sein des organisations des droits de l’homme», poursuit Nabil Rajab.
Sur Twitter, le prisonnier 048, ainsi qu’il se présente, est suivi par plus de 230’000 personnes. «Le tiers de la population du royaume!», se targue-t-il. Amnesty International l’a placé sur la liste des prisonniers de conscience. Les Nations unies ont dénoncé sa «détention arbitraire».
A sa sortie, il a retrouvé un pays meurtri par la répression et l’autoritarisme. «Le nombre de prisonniers a doublé, la plupart ont été condamnés pour avoir pris part à des manifestations ou pour avoir critiqué le roi sur Twitter. Ils sont considérés comme des terroristes.» Aucune des recommandations rendues en novembre 2011 par la Commission indépendante d’enquête bahreïnienne, créée par le roi, n’a été mise en œuvre.
Elle avait fait état de multiples violations pendant le soulèvement de 2011: usage excessif de la force, arrestations et détentions arbitraires, recours à la torture. A la place, un arsenal de lois antiterroristes a été voté en août 2013, prévoyant notamment la révocation de la citoyenneté et limitant les libertés d’expression, d’association et de manifestation sous couvert de lutte contre le terrorisme.
Ces trois dernières années ont confirmé pour Nabil Rajab l’entreprise de marginalisation systématique de la majorité chiite par la monarchie sunnite au pouvoir depuis le XVIIIe siècle. «Au tribunal, tous les juges étaient sunnites, pour la plupart étrangers, et les accusés chiites. La même chose en prison. C’était comme un camp nazi», accuse-t-il.
Depuis des années, il se bat contre les discriminations économiques et sociales envers sa communauté et notamment la politique de naturalisation d’étrangers sunnites du roi Hamad ben Issa Al-Khalifa pour modifier l’équilibre démographique. «Ils amènent des gens du Pakistan, Jordanie, Yémen, Syrie, des tribus sunnites qu’ils affectent à la police et l’armée. Les chiites n’ont pas accès à la plupart des emplois publics. De nouveaux quartiers et villes sont créés pour les sunnites, auxquels les chiites ne peuvent accéder. La ségrégation géographique est doublée d’une séparation dans les écoles», explique-t-il avant de lâcher : «C’est un apartheid.»
Cette marginalisation alimente aujourd’hui encore des manifestations quotidiennes dans les villages chiites. «Personne n’en parle car les médias sont muselés par le régime. Des gens sont tués, mais vous n’en entendrez parler nulle part», dit-il. Pour eux, il veut continuer le combat dans son pays. «Je sais que c’est dangereux mais cette peur ne m’arrêtera pas.» Sa seule crainte est d’être à nouveau séparé de ses deux enfants. Il multiplie les appels au dialogue à destination du gouvernement, sans y croire.
«Le roi nous renvoie dos à dos avec les sunnites, mais nous n’avons pas de problèmes avec les sunnites, seulement avec la famille régnante», insiste Nabil Rajab. Seules des pressions étrangères sur le pouvoir bahreïnien pourront, selon lui, permettre de mettre fin à la répression. Mais «les intérêts économiques avec les pays du Golfe ont rendu la France et les gouvernements européens silencieux face au peuple bahreïni», regrette-t-il. (1er juillet 2014)
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