Ce lundi matin, 31 janvier 2011, les manifestants sont toujours présents sur Tahrir, malgré les rumeurs d’évacuation. Les policiers, invisibles depuis vendredi ont commencé à se redéployer. Place Taalat Hard, tout près de la place Tahrir, les manifestants les ont entourés, leur chantant et leur criant de partir. Les policiers ont fini par quitter la place et les manifestants continuent de faire eux-mêmes la circulation, assez dense ce matin. Un hélicoptère de l’armée survole très régulièrement le centre-ville.
Quelques heures plus tôt, dans la nuit de dimanche à lundi, Tahrir avait des allures de festival populaire. En dépit du couvre-feu, ils étaient encore nombreux, peut-être 2000, sur la «Place de la Libération» (Tahrir), au centre du Caire. Quelques tentes ont été montées, des feux de camp allumés, ça et là. Beaucoup de jeunes, filles et garçons, mais aussi des couples, des vieux, des familles, des enfants qui jouent. Le moindre porte-voix – journalistes qui passent, conversations qui s’emballent, tribuns qui haranguent la foule – suscite l’attroupement, l’emballement.
«Moubarak, l’avion t’attend à l’aéroport»
Une sono a été apportée, et des centaines de personnes chantent et répètent les slogans anti-Moubarak. L’un des plus repris: «Le peuple veut la chute du régime». L’un des plus drôles: «L’avion t’attend à l’aéroport, pour t’emmener en Arabie Saoudite», là où a fui l’ex-président tunisien Ben Ali. «On restera jusqu’à ce qu’il parte», crie Ahmed, 47 ans, la voix éraillée. «On va essayer de rester toute la nuit», explique Tarek, «parce que si l’on s’en va, la télé égyptienne va diffuser en boucle des images de la place avec 200 ou 300 personnes, et elle dira que ce sont les Frères musulmans.» Quelques minutes plus tard, le jeune homme s’éloigne pour répondre au coup de téléphone maternel, lui intimant de rentrer parce que la télé dit que l’armée va tirer.
Au troisième jour consécutif de mobilisation, les occupants de la place Tahrir se disent «pas fatigués». «Ça doit être l’adrénaline, sourit Wael, 35 ans. Si je suis fatigué, je rentre, et d’autres viendront me remplacer». D’ailleurs poursuit-il, sur ces cinq amis présents à Tahrir, dans la journée, trois sont rentrés au bercail cette nuit, prêts à venir prendre le relais des noctambules au matin.
«Aujourd’hui, c’est un jour de folie, c’est le jour où l’on dit: on peut faire quelque chose», s’enthousiasme Wael. «Pour la première fois depuis trente ans il [Moubarak, ndlr] écoute ce que l’on dit, même si l’on n’est pas d’accord sur le vice-président qu’il a choisi». «Nous sommes puissants, nous sommes plein de fierté, nous sommes confiants, et nous sommes déterminés», enchaîne ce père de trois enfants.
«Dans mon quartier, les musulmans protègent les églises coptes»
«Ce sont les meilleurs jours de notre vie», explique quatre jeunes filles assises en rond près d’une tente. «Les gens ont changé. Ils sont solidaires, nous donnent de la nourriture, nous proposent de nous héberger pour la nuit», détaille Alyaa, 19 ans. Cette détermination, «ça veut dire que Moubarak va tomber» juge cette future ingénieur. A ses côtés Amira, doctoresse de 22 ans, est en rage «il doit partir, on insiste !» s’énerve la jeune femme qui raconte avoir vu mourir quelqu’un dans ses bras, vendredi. Mais, «pour la première fois, je peux dire que c’est mon Egypte».
Et l’Egypte de ces protestataires n’est pas celle des Frères musulmans, ni celle des divisions entre chrétiens et musulmans. Muhammed nous accroche: «Ce n’est pas la révolution des Frères musulmans, c’est la révolution des Egyptiens ! dites-le, s’il vous plaît, car Internet est coupé, on ne sait pas ce qui se dit.» «Dans mon quartier, les musulmans protègent les églises coptes, parce que la police est partie», témoigne Ahmad. «Les frères musulmans ne prendront pas le pouvoir, chaque partie de la société a son rôle, et ne le dépassera pas», souligne, philosophe Muhammed, 70 ans, imam en retraite.
«Nous avons atteint un point de non-retour»
Devançant une question que nous n’avons même pas évoquée, Ahmed, crie qu’«un nouveau président ne remettra pas en cause les accords de paix signés avec Israël». L’objectif, dans un premier temps: «Tenir jusqu’à vendredi», explique Marawan, 21 ans, la mine grave, «si on arrive à tenir jusque-là, Moubarak a perdu. On se réunira tous, comme vendredi dernier pour la prière, et la police ne pourra pas nous en empêcher». Ils n’ont rien à perdre disent-ils «la Bourse a perdu le tiers de la sa valeur, j’y ai perdu toutes mes économies: qu’elles meurent !» s’emporte Yasser, 43 ans, qui manifeste pour la première fois de sa vie.
Le retour de la police dans les rues, annoncée ce lundi ne les effraie pas «nous n’avons plus peur, assène Marawan, vendredi nous avons affronté la mort plein de fois». «Nous avons atteint un point de non-retour, juge le jeune homme. Nos gouvernants vivent comme des pharaons, ils règnent en demi-dieu, nous ne voulons plus revenir à ces temps de despotisme pharaonique».
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