Les dirigeants de la Chine et des États-Unis ne cherchent certainement pas à se faire la guerre. L’administration Biden et le régime du président chinois Xi Jinping considèrent tous deux la relance et la croissance économiques comme leurs principaux objectifs. Tous deux sont conscients que tout conflit entre eux, même limité à l’Asie et mené avec des armes non nucléaires – ce qui n’est pas joué d’avance – entraînerait des dommages régionaux catastrophiques et pourrait mettre l’économie mondiale à genoux. Aucune des deux entités n’a donc l’intention de déclencher délibérément une guerre. Cependant, chacune d’entre elles est pleinement déterminée à prouver sa volonté d’entrer en guerre si elle est provoquée et est donc prête à mettre en œuvre une tactique d’intimidation militaire dans les eaux (et l’espace aérien) au large des côtes chinoises. Ce faisant, chacune rend le déclenchement d’une guerre, même involontaire, de plus en plus probable.
L’histoire nous apprend que les conflits ne commencent pas toujours par une planification et une intention. Certains, bien sûr, commencent ainsi, comme ce fut le cas, par exemple, de l’invasion de l’Union soviétique par Hitler en juin 1941 et des attaques du Japon contre les Indes orientales néerlandaises et Pearl Harbor en décembre 1941. Plus souvent, cependant, des pays se sont retrouvés mêlés à des guerres qu’ils espéraient éviter.
C’est ce qui s’est passé en juin 1914, lorsque les principales puissances européennes – la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Russie et l’Empire austro-hongrois – se sont retrouvées dans la Première Guerre mondiale. Après un acte de terreur extrémiste (l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse Sophie par des nationalistes serbes à Sarajevo), elles ont mobilisé leurs forces et lancé des ultimatums dans l’espoir que leurs rivaux feraient marche arrière. Aucun ne l’a fait. Au lieu de cela, un conflit à l’échelle du continent a éclaté, avec des conséquences catastrophiques.
Malheureusement, nous risquons de nous retrouver dans une situation très similaire dans les années à venir. Les trois grandes puissances militaires de l’époque actuelle – la Chine, les États-Unis et la Russie – se comportent étrangement comme leurs homologues de l’époque précédente. Toutes trois déploient des forces aux frontières de leurs adversaires, ou des principaux alliés de ces adversaires, et s’engagent dans des opérations de «démonstration de force» destinées à intimider leur(s) adversaire(s), tout en démontrant leur volonté d’engager le combat si leurs intérêts sont menacés. Comme dans la période d’avant 1914, ces manœuvres agressives comportent un degré élevé de risque si cela aboutit à provoquer un affrontement accidentel ou involontaire qui pourrait déboucher sur un combat à grande échelle ou même, au pire, sur une guerre mondiale.
Des manœuvres militaires provocatrices se produisent maintenant presque tous les jours le long de la frontière de la Russie avec les puissances de l’OTAN en Europe et dans les eaux au large de la côte orientale de la Chine. Il y aurait beaucoup à dire sur les dangers d’escalade de ces manœuvres en Europe, mais concentrons-nous plutôt sur la situation autour de la Chine, où le risque d’un affrontement accidentel ou involontaire n’a cessé de croître. N’oublions pas que, contrairement à l’Europe, où les frontières entre la Russie et les pays de l’OTAN sont raisonnablement bien marquées et où toutes les parties prennent soin d’éviter les intrusions, les frontières entre les territoires chinois et étatsuniens/alliés en Asie sont souvent très contestées.
La Chine affirme que sa frontière orientale s’étend loin dans le Pacifique – suffisamment loin pour englober l’île indépendante de Taïwan (qu’elle considère comme une province renégate), les îles Spratleys et Paracels de la mer de Chine méridionale (toutes revendiquées par la Chine, mais certaines également par la Malaisie, le Vietnam et les Philippines), et les îles Diaoyu (revendiquées à la fois par la Chine et le Japon, qui les appelle les îles Senkaku). Les États-Unis ont des obligations conventionnelles envers le Japon et les Philippines, ainsi qu’une obligation législative d’aider à la défense de Taïwan (grâce à la loi sur les relations avec Taïwan adoptée par le Congrès en 1979). Les administrations successives ont affirmé que les revendications de la Chine concernant l’extension de ses frontières étaient illégitimes. Il existe donc une vaste zone de territoire contesté, qui englobe les mers de Chine orientale et méridionale – des endroits où les navires et les avions de guerre américains et chinois s’entremêlent de plus en plus avec des caractères de défi, tout en étant prêts à combattre.
Repousser les limites (et les défier)
Les dirigeants des États-Unis et de la Chine sont déterminés à ce que leur pays défende ce qu’il définit comme ses intérêts stratégiques dans ces zones contestées. Pour Pékin, cela signifie affirmer sa souveraineté sur Taïwan, les îles Diaoyu et les îles de la mer de Chine méridionale, ainsi que démontrer sa capacité à prendre et à défendre ces territoires face à d’éventuelles contre-attaques japonaises, taïwanaises ou américaines. Pour Washington, cela signifie nier la légitimité des revendications de la Chine et s’assurer que ses dirigeants ne peuvent pas les réaliser par des moyens militaires. Les deux parties reconnaissent que des aspirations aussi contradictoires ne peuvent être résolues que par un conflit armé. Toutefois, en attendant la guerre, chacune semble vouloir voir jusqu’où elle peut provoquer l’autre, diplomatiquement et militairement, sans déclencher une réaction en chaîne qui aboutirait à un désastre.
Sur le plan diplomatique, les représentants des deux parties se sont livrés à des attaques verbales de plus en plus dures. Celles-ci ont commencé à s’intensifier au cours des dernières années de l’administration Trump, lorsque le président a abandonné sa prétendue inclination pour Xi Jinping et a commencé à bloquer l’accès aux technologies américaines de grandes entreprises de télécommunications chinoises comme Huawei, en plus des droits de douane punitifs qu’il avait déjà imposés sur la plupart des exportations de ce pays vers les États-Unis. Sa grande offensive finale contre la Chine sera menée par le secrétaire d’État Mike Pompeo, qui a dénoncé le leadership de ce pays en des termes cinglants, tout en remettant en cause ses intérêts stratégiques dans des zones contestées.
Dans une déclaration de juillet 2020 sur la mer de Chine méridionale, par exemple, Mike Pompeo a critiqué la Chine pour son comportement agressif dans cette région, soulignant les «brimades» répétées de Pékin à l’encontre d’autres demandeurs d’îles dans cette mer. Pompeo est toutefois allé au-delà de la simple insulte. Il a considérablement renforcé la menace de conflit, affirmant que «les Etats-Unis sont aux côtés de leurs alliés et partenaires d’Asie du Sud-Est pour protéger leurs droits souverains sur les ressources offshore, conformément à leurs droits et obligations en vertu du droit international» – un langage clairement destiné à justifier le recours futur à la force par des navires et des avions étatsuniens pour aider des États amis «intimidés» par la Chine.
Mike Pompeo a également cherché à provoquer la Chine sur la question de Taïwan. Dans l’un des derniers actes de son mandat, le 9 janvier, il a officiellement levé les restrictions en place depuis plus de 40 ans sur l’engagement diplomatique des États-Unis avec le gouvernement de Taïwan. En 1979, lorsque l’administration Carter a rompu les relations avec Taipei et établi des liens avec le régime continental, elle a interdit aux responsables gouvernementaux de rencontrer leurs homologues à Taïwan, une pratique maintenue par toutes les administrations depuis lors. Cette mesure était considérée comme faisant partie de l’engagement de Washington en faveur d’une politique de «Chine unique», dans laquelle Taïwan était considérée comme une partie inséparable de la Chine (même si la nature de sa future gouvernance devait rester négociable). En autorisant à nouveau les contacts de haut niveau entre Washington et Taipei plus de quatre décennies plus tard, Pompeo a effectivement brisé cet engagement. Il a ainsi fait savoir à Pékin que Washington était prêt à approuver une démarche officielle de Taïwan vers l’indépendance – un acte qui provoquerait sans aucun doute une tentative d’invasion chinoise (ce qui, à son tour, augmenterait la probabilité que Washington et Pékin se retrouvent sur un pied de guerre).
L’administration Trump a également pris des mesures concrètes sur le front militaire, notamment en multipliant les manœuvres navales en mer de Chine méridionale et dans les eaux autour de Taïwan. Les Chinois ont répondu par des formules vigoureuses et des activités militaires accrues. Par exemple, en réponse à un voyage à Taipei en septembre dernier du sous-secrétaire d’État aux affaires économiques Keith Krach, le plus haut responsable du Département d’État à visiter l’île depuis 40 ans, la Chine a lancé plusieurs jours de manœuvres aériennes et maritimes agressives dans le détroit de Taïwan. Selon le porte-parole du ministère chinois de la Défense, Ren Guoqiang, ces manœuvres étaient «une action raisonnable et nécessaire visant à protéger la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale dans la situation actuelle du détroit de Taïwan». Parlant des contacts diplomatiques croissants de cette île avec les États-Unis, il a ajouté: «Ceux qui jouent avec le feu se brûleront.»
Aujourd’hui, alors que Trump et Pompeo ne sont plus en fonction, la question se pose: comment l’équipe Biden va-t-elle aborder ces questions? À ce jour, la réponse est: «un peu comme l’administration Trump».
Lors de la première rencontre de haut niveau, sous le mandat de Joe Biden, entre les responsables américains et chinois – une réunion à Anchorage, en Alaska, les 18 et 19 mars – le secrétaire d’État nouvellement installé, Antony Blinken, a profité de son discours d’ouverture pour fustiger les Chinois, exprimant de «profondes inquiétudes» quant au comportement de la Chine dans les mauvais traitements qu’elle inflige à la minorité ouïgoure dans la province du Xinjiang, à Hong Kong, et dans son approche de plus en plus agressive de Taïwan. De telles actions, a-t-il dit, «menacent l’ordre fondé sur des règles qui maintiennent la stabilité mondiale». Antony Blinken a formulé des plaintes similaires dans d’autres contextes, tout comme les hauts responsables nommés par Joe Biden à la CIA et au ministère de la Défense. Il est révélateur qu’au cours des premiers mois de son mandat, l’administration Biden ait donné le feu vert à la même intensité de manœuvres militaires provocatrices dans les eaux asiatiques contestées que l’administration Trump au cours de ses derniers mois.
La «diplomatie de la canonnière» aujourd’hui
Dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, il était courant que les grandes puissances déploient leurs forces navales dans les eaux proches de leurs adversaires ou d’États clients rebelles à l’époque du colonialisme, afin de suggérer la probabilité d’une action militaire punitive si certaines demandes n’étaient pas satisfaites. Les États-Unis ont eu recours à cette «diplomatie de la canonnière», comme on l’appelait à l’époque, pour contrôler la région des Caraïbes, en forçant la Colombie, par exemple, à céder le territoire sur lequel Washington voulait construire un canal reliant les océans Atlantique et Pacifique. Aujourd’hui, la diplomatie de la canonnière est à nouveau bien vivante dans le Pacifique, la Chine et les États-Unis adoptant un tel comportement.
La Chine utilise désormais régulièrement sa marine et ses garde-côtes de plus en plus militairement puissants pour intimider les pays qui revendiquent des îles qu’elle considère comme siennes dans les mers de Chine orientale et méridionale – le Japon dans le cas des Senkakus, et la Malaisie, le Vietnam et les Philippines dans le cas des Spratleys et des Paracels. Dans la plupart des cas, cela signifie qu’elle ordonne à sa marine et à ses garde-côtes de chasser les bateaux de pêche de ces pays des eaux entourant les îles revendiquées par la Chine. Dans le cas de Taïwan, la Chine a utilisé ses navires et ses avions de manière menaçante pour suggérer que toute initiative visant à déclarer l’indépendance de la Chine continentale entraînerait une réponse militaire déterminée.
Pour Washington, à l’ère de Biden, les manœuvres militaires affirmées dans les mers de Chine orientale et méridionale sont une façon de dire que, quelle que soit la distance qui sépare ces eaux des États-Unis, Washington et le Pentagone ne sont toujours pas prêts à en céder le contrôle à la Chine. Cela a été particulièrement évident en mer de Chine méridionale, où la marine et l’armée de l’air des Etats-Unis mènent régulièrement des exercices de provocation et des opérations de démonstration de force visant à montrer que les États-Unis sont toujours capables de dominer la région – comme en février, lorsque deux forces opérationnelles de porte-avions ont été envoyées dans la région. Pendant plusieurs jours, l’USS Nimitz et l’USS Theodore Roosevelt, ainsi que les flottilles de croiseurs et de destroyers qui les accompagnaient, ont mené des opérations de combat fictives à proximité d’îles revendiquées par la Chine. «Grâce à des opérations de ce type, nous nous assurons d’être tactiquement prêts à relever le défi du maintien de la paix et nous pouvons continuer à montrer à nos partenaires et alliés dans la région que nous sommes déterminés à promouvoir un bassin Indo-Pacifique libre et ouvert», a expliqué le contre-amiral Doug Verissimo, commandant du Roosevelt Carrier Strike Group, à propos de ces actions nettement belliqueuses.
La Marine a également intensifié ses patrouilles de destroyers dans le détroit de Taïwan afin de suggérer que toute future tentative d’invasion de Taïwan par la Chine entraînerait une réponse militaire puissante. Depuis l’investiture du président Biden, la Marine a déjà effectué trois patrouilles de ce type: par l’USS John S. McCain le 4 février, l’USS Curtis Wilbur le 24 février et l’USS John Finn le 10 mars. À chaque fois, la Marine a insisté sur le fait que ces missions visaient à démontrer que l’armée étatsunienne «continuerait à voler, à naviguer et à opérer partout où le droit international le permet».
Généralement, lorsque la Marine des Etats-Unis effectue des manœuvres provocatrices de ce type, l’armée chinoise – l’Armée populaire de libération, ou APL – répond en envoyant ses propres navires et avions pour défier les navires américains. Cela se produit régulièrement en mer de Chine méridionale, chaque fois que la Marine mène ce qu’elle appelle des «opérations de liberté de navigation», ou FONOP, dans les eaux proches d’îles revendiquées par la Chine (et parfois construites par elle), dont certaines ont été transformées en petites installations militaires par l’APL. En réponse, les Chinois envoient souvent un ou plusieurs de leurs propres navires pour escorter – en termes aussi polis que possible – le navire américain hors de la zone. Ces rencontres se sont parfois révélées excessivement dangereuses, notamment lorsque les navires se sont suffisamment rapprochés pour présenter un risque de collision.
En septembre 2018, par exemple, un destroyer chinois s’est approché à moins de 41 mètres du destroyer à missiles guidés USS Decatur lors d’une mission FONOP de ce type, près de Gavin Reef, dans les îles Spratleys, obligeant le Decatur à changer brusquement de cap. S’il ne l’avait pas fait, une collision aurait pu se produire, des vies auraient pu être perdues et un incident aux conséquences imprévisibles aurait été provoqué. «Vous êtes sur [une] trajectoire dangereuse», aurait communiqué par radio le navire chinois au navire américain peu avant la rencontre. «Si vous ne changez pas de cap, [vous] en subirez les conséquences.»
Que se serait-il passé si le capitaine du Decatur n’avait pas changé de cap? À cette occasion, le monde a eu de la chance: le capitaine a agi rapidement et a évité le danger. Mais qu’en sera-t-il la prochaine fois, avec des tensions en mer de Chine méridionale et autour de Taïwan à un niveau bien plus élevé qu’en 2018? Cette chance pourrait ne pas durer et une collision, ou l’utilisation d’armes pour l’éviter, pourrait déclencher une action militaire immédiate de part et d’autre, suivie d’un cycle d’escalades potentiellement imprévisible de contre-mouvements menant on ne sait où.
Dans de telles circonstances, une guerre que personne ne souhaite entre les États-Unis et la Chine pourrait soudainement éclater, avant tout par hasard – une guerre que cette planète ne peut tout simplement pas se permettre. Malheureusement, la combinaison d’une rhétorique incendiaire au niveau diplomatique et d’une propension à soutenir de telles paroles par des actions militaires agressives dans des zones hautement contestées semble toujours figurer en tête de l’agenda sino-américain.
Les dirigeants chinois et américains se livrent actuellement à des tactiques d’intimidation qui ne pourraient pas être plus dangereuses pour les deux pays et la planète. N’est-il pas temps que la nouvelle administration Biden et son homologue chinoise comprennent plus clairement et plus profondément que leurs comportements et décisions hostiles pourraient avoir des conséquences imprévisibles et catastrophiques? Un langage virulent et des manœuvres militaires provocatrices – même s’ils ne sont destinés qu’à servir de message politique – pourraient précipiter une issue funeste, de la même manière qu’un comportement équivalent en 1914 a déclenché la tragédie colossale de la Première Guerre mondiale. (Article publié le 1er avril 2021 sur le site TomDispatch; traduction rédaction A l’Encontre)
Michael T. Klare est professeur émérite d’études sur la paix et la sécurité mondiale au Hampshire College et chercheur invité senior à l’Arms Control Association. Il est l’auteur de 15 livres, dont le dernier s’intitule All Hell Breaking Loose: The Pentagon’s Perspective on Climate Change (Metropolitan Books, 2019). Il est l’un des fondateurs du Committee for a Sane U.S.-China Policy.
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