«Depuis 75 ans, les Palestiniens sont contraints de vivre comme une population apatride»

Allée du camp de réfugiés palestiniens de Shatila, dans la banlieue sud de Beyrouth, en avril 2023.

Par Michael Vicente Perez

On estime à 1,4 million le nombre de Palestiniens et de Palestiniennes qui ont été déplacés [à l’intérieur de Gaza] depuis que l’armée israélienne a commencé à bombarder la bande de Gaza le 8 octobre 2023, en représailles à une attaque surprise des combattants du Hamas. Nombre de ces Palestiniens ont trouvé refuge dans des hébergements d’urgence des Nations unies, dans une situation que l’Organisation mondiale de la santé a qualifiée de «catastrophique».

L’accès à l’eau, à la nourriture, à l’électricité et à d’autres biens essentiels étant devenu quasiment inexistant, les agences humanitaires sont profondément préoccupées et craignent une dégradation totale de leur fonctionnement.

Si la crise actuelle des réfugié·e·s à Gaza a suscité l’inquiétude à l’échelle internationale quant aux personnes déplacées, ce n’est pas la première fois que les Palestiniens subissent les affres de la migration contrainte. Bien avant les derniers événements, les Palestiniens qui vivent aujourd’hui à Gaza et dans tout le Moyen-Orient ont été contraints de quitter ou de prendre la fuite lorsque leurs maisons se trouvaient dans ce qui est devenu l’Etat d’Israël. Aujourd’hui, ils sont environ 5,9 millions de réfugié·e·s, soit près de la moitié du total de la population palestinienne.

Au cours des 20 dernières années, mes recherches en tant qu’anthropologue se sont concentrées sur la situation des Palestiniens et Palestiniennes déplacés au Moyen-Orient. Ayant étudié certains des défis redoutables auxquels s’affrontent des millions de Palestiniens en tant que réfugiés apatrides privés de la possibilité de retourner dans leur patrie ou du droit à une indemnisation, je pense qu’il est essentiel de comprendre leur histoire et ce qui est en jeu pour ceux qui sont condamnés à un exil indéfini.

Peur, violence et exode: la Nakba de 1948

La majorité des réfugiés palestiniens reçoivent aujourd’hui une aide de l’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA). Dispersés dans toute la région, notamment en Jordanie, en Syrie, au Liban et dans les territoires palestiniens occupés, environ un tiers des réfugiés palestiniens vivent dans les camps de l’UNRWA, tandis que les autres vivent dans les villes et villages environnants.

Les origines du déplacement des Palestiniens sont constantes et ne peuvent être réduites à une cause unique. La plupart des réfugiés peuvent toutefois être rattachés à deux événements importants de l’histoire palestinienne: la «Nakba» et la «Naksa».

Le principal événement de l’histoire et de la mémoire palestiniennes modernes est la Nakba [1], que l’on peut traduire approximativement par «catastrophe». Ce terme fait référence au déplacement massif d’environ 700 000 Palestiniens pendant la guerre israélo-arabe de 1948 et la création de l’Etat d’Israël.

La majorité de la population arabe de Palestine a dû quitter ses domiciles et terres pendant la guerre, cherchant un refuge temporaire au Moyen-Orient, mais espérant revenir après la fin des hostilités.

L’exode massif des Palestiniens en 1948 a donné lieu à deux réalités qui ont marqué la région depuis lors. La première concerne environ 25 000 Palestiniens déplacés à l’intérieur des frontières de ce qui est devenu Israël. Connue sous le nom de Palestiniens déplacés à l’intérieur de leur propre pays, cette communauté n’a franchi aucune frontière officielle et n’a donc jamais reçu le statut de réfugié en vertu du droit international. Au lieu de cela, ils sont devenus des citoyens israéliens, se distinguant par leur désignation légale en Israël en tant qu’«absents présents».

Par le biais de la loi [de 1950] de «propriété des absents», l’Etat israélien a procédé à la confiscation des biens des Palestiniens déplacés et leur a refusé le droit de retourner dans leurs maisons et villages d’origine.

Le deuxième événement concerne plus de 700 000 Palestiniens qui ont dû fuir au-delà de ce qui est devenu les frontières de facto d’Israël et qui ont obtenu le statut officiel de réfugié sous l’égide des Nations unies. Ce collectif a trouvé refuge dans des régions de Palestine non conquises par les forces juives, comme Naplouse et Jénine, et dans les Etats voisins, notamment la Jordanie, la Syrie, le Liban et l’Egypte.

Immédiatement après leur déplacement, ces Palestiniens ont bénéficié d’un soutien ad hoc de la part de diverses organisations internationales jusqu’à la création, en 1949, de l’UNRWA, qui a assumé la responsabilité officielle de la gestion des opérations de secours directes et de l’infrastructure des camps de réfugiés dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Outre l’éducation, les soins de santé et d’autres services, y compris le microfinancement et la formation professionnelle, l’UNRWA a soutenu des projets d’amélioration des camps de réfugiés en construisant des routes et en réhabilitant des maisons dans les camps.

Réfugiés en Jordanie, en Egypte et en Syrie: la Naksa de 1967

Le deuxième plus grand déplacement de Palestiniens a eu lieu en 1967 pendant la guerre israélo-arabe, connue par les Palestiniens sous le nom d’Al Naksa: le «revers», la «rechute» [commémoré le 5 juin de chaque année].

Opposant Israël d’un côté et la Syrie, l’Egypte et la Jordanie de l’autre, la guerre s’est terminée par l’occupation israélienne de territoires dans les trois pays, y compris les zones restantes de la Palestine: la Cisjordanie et la bande de Gaza. Pendant la guerre, environ 400 000 Palestiniens ont été déplacés de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, principalement vers la Jordanie, et placés dans l’un des six nouveaux camps de réfugiés de l’UNRWA.

D’autres ont trouvé refuge en Egypte et en Syrie. Plus d’un tiers des Palestiniens déplacés en 1967 étaient déjà des réfugiés de 1948 et ont donc subi une deuxième migration forcée. Comme en 1948, à la fin de la guerre de 1967, le gouvernement israélien a refusé le retour de tous les réfugiés et a procédé à la destruction de plusieurs villages palestiniens dans le territoire occupé, notamment Emmaüs, Yula et Beit Yuba. Après leur destruction, ces zones ont été cédées à des Israéliens juifs.

Au-delà de la Nakba et de la Naksa

Bien que les tragédies de la Nakba et de la Naksa aient fait de la grande majorité des Palestiniens des réfugiés, de nombreux événements survenus depuis ont augmenté leur nombre. L’une des principales causes de déplacement des Palestiniens aujourd’hui est la pratique israélienne de la démolition de maisons.

Qu’il s’agisse d’une mesure punitive ou du résultat d’un système de permis qui, selon les groupes de défense des droits humains, est systématiquement discriminatoire à l’égard des Palestiniens, entre 2009 et 2023, cette pratique a détruit plus de 9000 maisons et laissé environ 14 000 Palestiniens sans abri.

Des guerres régionales n’impliquant ni Palestiniens ni Israéliens ont également entraîné de nouveaux départs forcés de Palestiniens. Après la fin de l’occupation du Koweït par l’Irak en 1990, plus de 300 000 Palestiniens ont été expulsés du Koweït (Badil, no 44, 2010, revue Esprit, juillet 2011] en représailles du soutien apporté à Saddam Hussein par la principale organisation nationale palestinienne, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, plus de 120 000 réfugiés palestiniens ont fui le pays, principalement vers la Turquie et la Jordanie, tandis que 200 000 autres ont été déplacés à l’intérieur de la Syrie. Plus récemment, la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza a déjà entraîné le déplacement de plus de 1,4 million de Palestiniens. [Voir l’article sur les plans de déplacement possible de la population gazaouie.]

De nombreux réfugié·e·s, de nombreux exilé·e·s

Etant donné que les Palestiniens vivent sous différents gouvernements et dans des circonstances diverses, aucune histoire unique ne peut expliquer leur expérience de l’exil. En Jordanie, par exemple, où j’ai mené des recherches, les réfugiés palestiniens peuvent être divisés en plusieurs groupes, chacun ayant ses propres caractéristiques et défis.

Il y a les Palestiniens déplacés en 1948 qui sont devenus citoyens jordaniens mais qui dépendent de l’UNRWA pour des services de base tels que l’éducation et les soins de santé. Il y a aussi les réfugiés déplacés de la bande de Gaza en 1967 qui n’ont pas la citoyenneté et sont donc privés de certains droits civils et politiques. Plus récemment, il y a des Palestiniens déplacés de Syrie pour lesquels les possibilités de circulation et de travail ont été sévèrement restreintes en Jordanie.

Les Palestiniens vivant hors de Jordanie sont également confrontés à des situations particulières. En Cisjordanie, environ 900 000 réfugiés palestiniens vivent sous occupation israélienne, soumis à un système discriminatoire que les organisations de défense des droits de l’homme ont qualifié d’«apartheid».

Les réfugiés palestiniens de la bande de Gaza, gouvernée par le Hamas, qui sont aujourd’hui environ un million et demi, vivent actuellement sous un blocus depuis 16 ans, mis en place par Israël mais soutenu par le gouvernement égyptien. Depuis le début du blocus en 2007, les restrictions imposées à l’importation de marchandises, à la circulation des personnes et à l’accès aux ressources de base telles que l’électricité ont créé des conditions désastreuses pour les Palestiniens, notamment un taux de chômage de plus de 45% et une insécurité alimentaire pour 70% des familles.

Depuis 1948, les Palestiniens du Liban font face à de sévères restrictions en matière de travail, d’éducation et de santé. Considérés comme une population indésirable dans le pays, leur présence a été une source de divisions importantes au Liban et un facteur de nombreux conflits, notamment la guerre civile libanaise et la guerre des camps entre les milices soutenues par la Syrie et les factions de l’Organisation de libération de la Palestine (voir le chapitre «Palestinians in Lebanon: Status ambiguity, insecurity and flux» Rosemary Sayig dans l’ouvrage Refugees in the Age of Total War, Routledge, 1988).

Exil permanent ou retour?

Les réfugiés palestiniens représentent la plus longue situation de réfugiés de l’histoire moderne. Depuis 75 ans, ils sont contraints de vivre comme une population apatride sans pouvoir retourner dans leur patrie.

La durée de leur situation difficile est sans aucun doute liée au caractère unique de leur migration forcée. Les Palestiniens ont fui une patrie qui est devenue l’Etat d’une autre population, en l’occurrence juive, dont les dirigeants considèrent le retour des Palestiniens comme une menace démographique.

Toute solution à l’exil des Palestiniens impliquant le retour sur un territoire de l’Israël contemporain est donc confrontée au problème de surmonter l’idée qu’Israël est un Etat exclusivement juif [2]. Et pourtant, c’est bien là le défi. Quelles que soient les négociations de paix, aucune solution permanente au conflit israélo-palestinien ne pourra éviter de répondre à la question du retour. (Article publié sur le site The Conversation, le 1er novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Michael Vicente Perez est professeur associé d’anthropologie, Université de Memphis (Tennessee)

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[1] Voir à ce sujet l’article intitulé «Israël et la Nakba: de la reconnaissance au déni» d’Eitan Bronstein Aparicio et Eleonore Merza Bronstein paru dans le numéro spécial de Politis/Orient XXI d’octobre-novembre 2018. Voir de même le billet, du 21 mai 2023, de Dominique Vidal «Nakba palestinienne: retour sur 1948». (Réd.)

[2] Dominique Vidal dans un entretien publié dans L’Humanité du 1er août 2022 souligne que la principale discrimination est «la loi du 19 juillet 2018 qui a transformé l’Etat d’Israël, désigné jusque-là comme «Etat juif et démocratique», en «État-nation du peuple juif» et dont l’article 1er stipule: «Seul le peuple juif a droit à l’autodétermination nationale en Israël.» L’autre peuple constitutif de la population israélienne, le peuple arabe, en est privé. L’apartheid est ainsi gravé dans le marbre constitutionnel.» Dans un entretien paru dans AOC ce 3 novembre 2023, Charles Enderlin insiste sur la dimension «annexionniste» du programme du gouvernement Netanyahou qui précise: «La Judée-Samarie [la Cisjordanie] est la propriété exclusive du peuple juif.» (Réd.)

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