Cliquez ici pour format PDF: Bommensatt (GISTI) – UNIL
Quelles options se cachent derrière les expressions de «gestion des flux migratoires» et de «limitation de la population étrangère»? Une mise en perspective à l’échelle de l’Europe
Le terme «flux migratoires» est utilisé par la presse, les médias, les partis politiques. La consonance de cette formule suscite l’image d’un liquide qui, naturellement, coule. Du petit ruisseau on passe au torrent. Ainsi, le «flux migratoire» devient, dans de nombreux pays d’Europe – notamment en Suisse – une «invasion étrangère». La formule a été consacrée par les institutions gouvernementales helvétiques depuis la Première Guerre mondiale: il s’agit de l’Überfremdung, soit, en français, la «surpopulation étrangère». Cette thématique de surpopulation est aujourd’hui reprise à l’occasion de l’initiative lancée par l’association Ecologie et Population (EcoPop). Celle-ci postule que la résolution des questions écologiques passe par une réduction de la population. Il y a 50 ans, alors que les effectifs de la population n’atteignaient pas les 5 millions, les mêmes courants affirmaient que la «charge maximale de la population» était atteinte. Entre 2001 et 2013, la population résidante permanente a passé de 7,55 millions à 8,13. Et le «scénario moyen» de l’évolution future de la population situe à hauteur de 8,98 millions la population résidante en 2060.
A la différence des démographes sérieux, cette droite écolo-naturaliste aborde la thématique de la population comme une «donnée naturelle» indépendante aussi bien de la planification du territoire, des évolutions socio-économiques, de l’organisation de l’habitat, de la «transition énergétique», du rapport en prix du logement, des assurances maladie, de l’accessibilité aux crèches, etc. ainsi que le nombre d’enfants par couple. Le même raisonnement naturaliste était fait, il n’y a pas si longtemps, à propos de la «bosse des maths» inexistante chez les filles ou sur leur incapacité à être médecins (mais pas infirmières !).
Cette droite écolo-naturaliste propose ainsi un développement du «planning familial» en dehors de l’Europe (ignorant les transition démographique dans des pays du Proche-Orient, pour faire exemple) avec une contention de la croissance de la population en Suisse qui va se faire en restreignant l’accès des «étrangers» de diverses catégories (depuis les migrant·e·s extra-européens en passant par les «réfugié·e·s syriens».
Une réalité migratoire occultée
Que «l’écologie», «les intérêts de la place économique helvétique» ou encore «la préservation de l’identité nationale» soient évoqués pour «contrôler» et «restreindre» la population étrangère en Suisse, plusieurs réalités sont occultées. La première: près d’un quart d’habitant·e·s de ce pays ne possède pas la nationalité suisse, y compris après des décennies de résidence. Les conditions d’accès à la nationalité sont rendues encore plus difficiles. Pourquoi n’est-il jamais question d’une politique réelle d’intégration, fondée sur l’égalité des droits, le principe d’un salaire égal pour un travail égal et d’autres principes qui limitent la concurrence et le dumping salarial? C’est bien parce que les «dominants» bénéficient des multiples divisions entre les salarié·e·s.
Ensuite, plus généralement, la réalité migratoire n’est jamais vue comme ce qu’elle est: un arrachement, une contrainte. Cela est déjà vrai pour des jeunes espagnols diplômés qui expriment bien cela par un slogan: nous ne nous en allons pas, on nous chasse! ou lorsqu’ils parlent d’exil du travail. Les guerres, plus encore qu’une crise économique massive, poussent aux migrations. Les millions de syrien·nes qui, par exemple, ont quitté leurs domiciles (à l’intérieur du pays ou dans de gigantesques camps dans les pays proches) y ont été contraints par une dictature qui mène une guerre contre «son» peuple. L’immense majorité ne souhaite qu’une chose: rentrer dès que possible. Un autre exemple: la Suisse a retiré des motifs valables de demande d’asile la désertion. Implicitement cette mesure vise les jeunes érythréens qui fuient un pays où un «service militaire» qui est plutôt du travail forcé obligatoire accompagné de maltraitances d’une violence inimaginable. Le résultat est simple: rendre plus difficile encore – parfois mortel – le «voyage» de ces jeunes vers l’Europe, comme le montrent les prises d’otages dans le Sinaï.
Naufrages et camps
Les 366 migrant·e·s qui ont trouvé la mort lors d’un naufrage au large de l’île italienne de Lampedusa, le 3 octobre 2013, a rendu quelque peu visible cette réalité. Quelques jours plus tard, l’Italie lançait l’opération «Mare Nostrum». Le but affiché: éviter de nouvelles tragédies. Si elle a bien rempli un rôle humanitaire (plus de 100’000 migrant·e·s ont été recueilli en une année) et suspendu provisoirement certaines dispositions répressives de l’UE (le relevé d’empreintes utilisé pour renvoyer les migrant·e·s «vers le premier pays traversé»), le caractère militaire, l’absence de transparence quant au sort des personnes «repêchées» ainsi que le volet répressif de cette opération indique toute son ambiguïté.
Mare Nostrum prendra fin le 1er novembre 2014 et sera remplacé par l’opération «Triton» pilotée par l’agence de surveillance aux frontières de l’UE, Frontex. La dimension de sauvetage disparaîtra au seul profit de la «surveillance» et de la répression. Cela alors que depuis le début de l’année, selon le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), plus de 3000 personnes sont mortes alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Europe.
Pis, la récente campagne de chasse aux migrant·e·s qui s’est déroulée dans l’espace Schengen entre le 13 et le 26 octobre sous le nom de «mos maiorum» («coutumes des ancêtres) rappelle que les Etats n’ont d’autre orientation que d’affiner leurs dispositifs sécuritaires et rendre plus précaires les conditions de vie des migrant·e·s. Aujourd’hui l’Europe compte plus de 400 «camps de rétention administrative» (d’une capacité prétendue de 35’000 places, où circulent chaque année plus de 500’000 personnes, y compris des enfants). Cet ensemble – ainsi que la surveillance aux frontières – fait fleurir un juteux «business des migrations» autour duquel rivalisent les compagnies privées de sécurité, les polices et les marchands des technologies de la surveillance.
Cette «gestion», accompagnée de mises en scène spectaculaires, est légitimée par une xénophobie institutionnelle qui présente les migrant·e·s comme des ennemis, comme un problème. Elles font croire qu’il existe une solution «sécuritaire» aux migrations – lesquelles ne peuvent être empêchées. Et, plutôt que de développer une véritable politique d’intégration à l’échelle européenne sur la base de droits égaux, les politiques étatiques poursuivent un objectif tout autre: l’insertion précarisée des migrant·e·s dans le marché du travail, favorisant le dumping salarial et social. Plus généralement, la répression des migrant·e·s sert de laboratoire à la répression et au contrôle social (chômeurs, personnes à l’assistance, à l’AI, etc.).
Patrice Bommensatt situera les «discussions» sur les migrations dans leur contexte européen.
Le GISTI, Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s, est une association française dont l’un des objectifs est d’œuvrer pour la reconnaissance et le respect des droits fondamentaux des étrangers sur la base du principe d’égalité.