Hommage. «Mort à Prague de Petr Uhl – 1941-2021»

Par Catherine Samary et Hubert Krivine

Francophone, c’est à Paris que Petr a découvert les idées de la Quatrième Internationale au cours de plusieurs voyages et rencontres où il avait pris contact avec Alain Krivine. Il avait fait sa connaissance à Moscou, au Festival international de la jeunesse, en 1957, où Alain Krivine était délégué de la jeunesse communiste de France. Petr Uhl découvrit donc à Paris, les activités de la gauche «krivinienne» dans l’Union des Etudiants communistes, puis celles de la Quatrième internationale. Il partageait avec elle de profondes convictions anti-impérialistes internationalistes et notamment l’espoir de nouveaux soulèvements dans les pays d’Europe de l’Est visant à réduire l’écart entre leur réalité bureaucratique et les buts socialistes.

De son attachement à un «socialisme par en bas» témoigne encore le texte qu’il écrivit pendant l’ère Gorbatchev en 1988. Il y critique ce qu’il appelle les «réformes d’en haut» – comparant celles de Dubcek en 1968 à celles de l’URSS en 1988 – en défendant une «démocratie par en bas». En 1980, son livre publié par les éditions La Brèche exprimait son point de vue sur «le socialisme emprisonné». Il le défendait y compris au travers de liens militants transfrontaliers clandestins notamment entre opposants de Pologne, comme Jacek Kuron, et de Tchécoslovaquie, et dans la diffusion de la littérature censurée – notamment celle de notre courant.

Il fut un prisonnier politique de l’ancien régime, passant près de dix ans de sa vie en prison dans des conditions souvent dures, la dernière fois (dans le contexte de 1968) pour «complot trotskiste». Petr Uhl ne cachait pas ses sympathies, mais il n’a pas été membre de la Quatrième Internationale – ce dont notre déléguée à son procès, en octobre 1979, devait témoigner [1].

Il lui était en fait reproché d’avoir osé regrouper quelques dizaines de jeunes dans le contexte de l’émergence des «mouvements par en bas» qu’il évoque, stimulés par le «Printemps de Prague», puis d’être actif avec d’autres dans la Charte 77 et autres associations de défense des droits. Sans être lui-même membre du PCT, il était proche du père d’Anna Sabatová (son épouse), Jaroslav Sabata, un des animateurs de l’aile autogestionnaire du Parti communiste tchécoslovaque: ce courant soutint, à la fois contre l’aile conservatrice (Novotny) du régime et contre les réformateurs technocrates, les conseils ouvriers dans les entreprises qui se développèrent pendant l’intervention soviétique, jusqu’en 1969.

Petr Uhl était alors, à nouveau, en prison. Et c’est là qu’il a côtoyé pendant plusieurs années l’écrivain Vaclav Havel qui devint son ami. C’est avec lui (et bien d’autres intellectuel·es) qu’il a formé en 1977 la Charte 77, puis le VONS (Comité de défense des personnes injustement poursuivies). Petr Uhl n’était pas (contrairement à beaucoup d’autres membres, comme Havel) un «dissident» anti-communiste. Par contre, il considérait comme essentielles les batailles démocratiques pour un socialisme digne de ce nom. Il s’est donc engagé dans la mise en place d’organismes et fronts pour le respect des droits, rassemblant des personnes d’horizons idéologiques divers que rapprochaient les luttes «contre» (la répression ou la censure) mais sans réel programme commun «pour» et définissant une autre société.

Un tout autre contexte s’ouvrit en 1989, lorsque, dans la foulée de la chute du Mur de Berlin, la «révolution de velours» de 1989 mit fin au règne du Parti communiste de Tchécoslovaquie et porta au pouvoir Vaclav Havel. Petr Uhl décida alors de s’inscrire, un temps, dans le pluralisme politique émergeant en devenant député du Forum civique – renonçant, de ce point de vue, à un combat pour le socialisme. Mais il garda jusqu’à la fin de sa vie un attachement à l’internationalisme et une opposition résolue à l’OTAN, percevant la construction de l’Union européenne (UE) comme un contrepoids positif aux Etats-Unis. Insatisfait de la vie politique des partis (tout en se rapprochant des Verts), il se concentra sur deux facettes de ses activités: celle de journaliste (au Právo), et celle de défenseur des Droits humains.

Il se mobilisa notamment et concrètement pour les droits des Roms, affichant publiquement son refus de la citoyenneté Tchèque – après la division de la fédération qu’il déplorait, lorsque le régime tchèque fit bâtir un mur pour empêcher les Roms de Slovaquie d’entrer dans le nouveau pays indépendant. Mais il occupa aussi plusieurs fonctions officielles dans la défense des droits: de 1991 à 2001, il a en effet été expert auprès de la Commission des droits de l’homme des Nations unies et, de 1998 à 2001, commissaire aux Droits de l’homme du gouvernement tchèque, présidant le Conseil gouvernemental pour les nationalités, le Conseil des droits de l’homme et la Commission interministérielle pour les affaires de la communauté rom.

De multiples façons, sa femme et ses enfants ont partagé cet engagement pour des droits universels: Anna Sabatová fut comme lui membre de la Charte 1977 et assuma même la fonction de porte-parole. Elle devint médiatrice de la république de 2014 à 2020. Et Petr était particulièrement fier de l’exploit de sa fille, Sasa Uhlová, «infiltrée» dans les entreprises de son pays pour en révéler les conditions inhumaines de travail, dans un reportage qui fut très popularisé (jusque dans le Monde du 8 décembre 2017) dans un article intitulé «Sasa Uhlova porte-voix des oubliés du miracle économique tchèque». Petr Uhl fut jusqu’à la fin de sa vie un défenseur courageux de tous les «oubliés». Il est donc resté à cet égard pleinement notre camarade. Nos pensées émues et solidaires vont à sa femme et ses enfants. (Publié le 3 décembre 2021, Catherine Samary et Hubert Krivine au nom de la Quatrième Internationale)

Nous mettons ci-après en ligne, en hommage à son combat, ce texte de Petr Uhl «Réformer d’en haut ou démocratiser d’en bas», publié dans la revue L’Homme et la Société de 1988 dans son numéro 88-89 Staline est mort hier. L’émergence du social en URSS (pp. 161-175), l’Harmattan

https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1988_num_88_2_2348?pageId=T1_162

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[1] Pour ce procès d’octobre 1979 contre Vaclav Havel, Peter Uhl et quatre autres membres de la Charte 77, une délégation unitaire fut envoyée associant Patrice Chéreau (Association des artistes) Jean-Pierre Faye (Comité International contre la répression), Pr. Jean Dieudonné f(comité de mathématiciens) et, pour Petr Uhl, Catherine Samary (Comité du 5 janvier pour une Tchécoslovaquie libre et socialiste). Cf. les comptes rendus dans Rouge d’octobre 1979.

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«Le dissident et journaliste tchèque Petr Uhl est mort»

Par Sylvie Kaufman

Jeune enseignant tchécoslovaque de passage à Paris, Petr Uhl avait pris le goût de la révolution dans l’effervescence de Mai 68. Ce goût devait lui coûter cher: de retour à Prague, un combat de deux décennies, entrecoupé de longs séjours en prison, l’attendait avant de pouvoir retrouver, en 1989, cette liberté à laquelle il tenait tant. Dissident de gauche, compagnon de Vaclav Havel, journaliste, francophile, Petr Uhl est mort le 1er décembre à Prague, à l’âge de 80 ans.

Né le 8 octobre 1941 dans la capitale tchécoslovaque, il obtient un diplôme d’ingénieur en 1963 et opte pour l’enseignement. Etudiant, il avait rencontré Alain Krivine à Moscou au Festival international de la jeunesse et se lie d’amitié avec lui au cours d’un voyage à Paris; «C’est dans ce milieu de l’extrême gauche, racontera-t-il au Monde, que se sont forgées mes opinions politiques.» Petr Uhl crée le Mouvement de la jeunesse révolutionnaire, ce qui lui vaut d’être arrêté une première fois en 1969, en pleine normalisation après l’intervention soviétique qui avait écrasé le «printemps de Prague»; il est condamné à quatre ans de prison.

La création de la Charte 77 et du VONS

Il continue à se battre après sa détention et organise, avec le dramaturge Vaclav Havel et quelques autres dissidents, la Charte 77, autour de laquelle va se cristalliser l’opposition au régime communiste. Il en publie un bulletin clandestin et cofonde aussi le VONS, Comité pour la défense des personnes injustement poursuivies. Petr Uhl est de nouveau arrêté en 1979, avec Havel, Jiri Dienstbier et Vaclav Benda, compagnons de la Charte 77. Cette fois, ce sera pour cinq ans.

Le pays qu’ils retrouvent en sortant est dur. Havel, Uhl, Dienstbier et leurs amis dissidents sont isolés, ostracisés, surveillés en permanence. Devant l’immeuble qui abrite l’appartement où vit Petr Uhl, dans le centre de Prague, avec sa femme Anna Sabatova – fille de Jaroslav Sabata, figure du « printemps de Prague », elle est aussi militante de la Charte 77 – et leurs enfants, des caméras enregistrent leurs allées et venues et celles de leurs visiteurs. Car dans ce pays muet, la porte de Petr Uhl et Anna Sabatova reste courageusement ouverte à ceux qui ont besoin d’aide ou aux journalistes venus de l’étranger. Parfait francophone, Petr Uhl, vif, chaleureux et accueillant, ne se départit jamais de son humour grinçant, même aux moments les plus sombres.

La chute du régime est plus lente à Prague qu’à Varsovie

Le glacis tchécoslovaque commence enfin à se fissurer en 1988, alors que la Pologne et la Hongrie lancent l’assaut final contre l’Empire soviétique. Le 9 décembre 1988, le président François Mitterrand vient en visite officielle à Prague et prend l’initiative inédite d’inviter un groupe de dissidents à un petit-déjeuner à l’ambassade de France, affichant ainsi un soutien précieux à cette opposition démocratique; Petr Uhl est de la partie, aux côtés d’Havel et de Dienstbier.

En contact étroit avec leurs amis polonais de Solidarnosc – Petr Uhl, en particulier, est très lié à l’un de leurs leaders, Jacek Kuron –, ils intensifient la contestation, mais la chute du régime est plus lente à Prague qu’à Varsovie. Le 17 novembre 1989, la violente répression d’une manifestation d’étudiants finit par jeter dans les rues la population tchécoslovaque. En quelques jours, le parti communiste s’effondre.

La «révolution de velours» porte au pouvoir Vaclav Havel et ses compagnons. Petr Uhl va prendre, lui, la direction de l’agence de presse nationale CTK, organe de propagande qu’il transforme en média d’information. Il est tellement furieux du divorce de la Tchécoslovaquie en 1993 qu’il prend la nationalité slovaque, pour être citoyen des deux pays.

Député, proche du Parti des Verts, puis commissaire aux droits de l’homme, il consacrera le reste de sa vie à la défense des droits humains et des minorités, notamment des Roms, tandis qu’Anna Sabatova devient défenseuse des droits de la République tchèque. Tous deux sont successivement décorés en France de la Légion d’honneur. Résolument proeuropéen, Petr Uhl continue aussi de défendre ses convictions de gauche, notamment comme chroniqueur dans le journal Pràvo, et dénonce le virage populiste de certains alliés du premier gouvernement post-«révolution de velours», comme Vaclav Klaus.

Comme sa femme et leurs trois enfants, Sasa, Michal et Pavel, Petr Uhl reste engagé, jusqu’au bout. (Article publié dans le quotidien Le Monde en date du 4 décembre 2021)

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