«La procédure Dublin vise à déterminer l’État responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée sur le territoire d’un des États membres, ainsi que de la procédure de renvoi s’il y a lieu. Une fois l’État responsable déterminé, la demande est examinée au regard du droit interne de cet État. Ce mécanisme permet, d’une part, de prévenir les demandes multiples présentées simultanément ou successivement par une même personne dans plusieurs États membres à seule fin d’y prolonger son séjour et, d’autre part, d’assurer un accès effectif à la procédure d’asile à toute personne qui y sollicite une protection internationale.
Le règlement Dublin III prévoit divers types de procédures, notamment les procédures in et out, ou les procédures de prise et de reprise en charge. Les critères retenus pour déterminer l’État responsable sont globalement de trois ordres: l’existence de liens familiaux, l’entrée légale et l’entrée illégale sur le territoire d’un État Dublin. Lorsque l’État membre responsable est désigné, celui-ci doit admettre ou réadmettre sur son territoire la personne en quête de protection, examiner sa requête et mener la procédure de renvoi s’il y a lieu. La procédure Dublin est encadrée de délais stricts et s’appuie sur un système de communication standardisé entre les États membres.»
SEM, Manuel asile et retour, Article C3, La procédure Dublin, Berne, 2016
Dublin, convention (1990) et règlements (2003, 2013)
La Convention de Dublin, qui date de 1990, est devenue règlement en 2003 (Dublin II). Elle a été alors étendue à toute l’Union européenne (UE) ainsi qu’à l’Islande, à la Norvège, au Liechtenstein et à la Suisse (où elle est entrée en application fin 2008) [1]. Elle détermine l’État responsable du traitement d’une demande d’asile (critères, mécanismes et conditions de transfert). L’accord d’association de la Suisse à Dublin entre en vigueur en décembre 2008. Il concerne aujourd’hui les 28 États de l’UE, ainsi que l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse.
Le Règlement Dublin III est entré en vigueur en janvier 2014. Outre les demandes d’asile, il englobe les procédures pour protection subsidiaire [pour une personne qui n’a pas le statut de réfugié, mais qui est exposée à des très graves dangers dans son pays d’origine]. Il contient un certain nombre de changements qui sont, de manière étonnante, considérés comme des améliorations par certains défenseurs du droit d’asile:
- la mention des droits de l’homme et du demandeur d’asile, autrement dit rien (considérants);
- une protection élargie de la famille et des mineurs (art. 9 à 11), y compris non accompagnés (art. 8), mais ce sont là des garanties précaires;
- une garantie du droit de recours et d’assistance juridique (art. 27), assortie de nombreuses restrictions possibles, dont celle du non-accès de ces droits;
- des limites quant à la détention (art. 28), avec l’introduction d’une notion de proportionnalité qui reste vague;
- des limites quant au transfert vers un État responsable – de l’UE – où il existe une «pression particulière» (art.33) quant à la fonctionnalité du système, à des défaillances dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil ainsi que des «risques de traitement inhumain ou dégradant» (art. 3); or ces limites ne sont ni automatiques (sur la non-expulsion) ni contraignantes (pour l’État responsable);
- des précisions quant aux délais à respecter dans les diverses étapes de la procédure, ce qui n’est de toute façon que rarement à l’avantage du demandeur d’asile.
Ces changements prennent place dans des espaces de non-droit, où l’arbitraire est constitutif de leur mise en œuvre par un personnel souvent résigné face à des requérants dans l’incapacité et l’ignorance de leurs droits. Les rythmes de traitement des «dossiers» sont le plus souvent expéditifs.
Le texte officiel paraît «recadrer» cette triste réalité par le recours à de nombreuses formulations dont le contenu reste vague, comme, par exemple, les termes «délai raisonnable», «aussi bref que possible» si «nécessaire», «dans des conditions humaines», «dans le plein respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine». Entre 2009 et 2014, ce sont plus de 250’000 décisions totales de transferts out (d’un pays Dublin vers un autre pays Dublin) qui ont été prononcées, ainsi que 88’000 transferts effectifs [2].
Les fondements d’une politique
Les accords Dublin reposent sur un choix politico-économique baptisé «immigration choisie» (par opposition à «immigration subie»). L’affirmation de cette «immigration choisie» (concrètement «immigration de travail») – accentuée et proclamée, par exemple, depuis juin 2005, en France, par Dominique de Villepin et mise en œuvre par Sarkozy, ministre de l’Intérieur, en mai 2006 – comme fil rouge des politiques «migratoires et d’asile» se heurte aux dites urgences économiques et sociales ainsi qu’aux persécutions politiques et aux guerres, avec leurs formes et origines multiples. Or, ces deux aspects ne sont, évidemment, pas séparés par la Charte internationale des droits de l’homme de l’ONU [3].
L’impasse relative de cette politique «d’immigration contrôlée» aboutit à un durcissement permanent des législations et règlements en matière d’immigration légale, de normes sur l’immigration dite illégale. Dans divers pays l’asile tend à emprunter les traits d’un système d’apartheid. Il s’agit d’un système de répression des requérant·e·s d’asile, porté par des récits destinés à rendre vraisemblables deux types de discours officiels:
- Celui de la lutte contre le «shopping» de l’asile, l’opportunisme des demandes, les demandeurs d’asile en orbite, les demandes multiples, etc. En résumé, tout ce qui concerne la nécessité prétendue de réprimer les abus.
- Celui sur la défense des droits démocratiques, de l’État de droit, de la bonne foi voire de la compassion humanitaire.
Les politiques en matière d’asile de l’Union européenne renvoient donc à une volonté de tout mettre en œuvre pour repousser dans la marginalité le territoire de l’asile et, plus généralement, des migrations «non choisies».
Il s’agit de la construction d’un récit destiné à rendre le requérant d’asile responsable, aux yeux de la population des pays d’accueil potentiels, de décisions européennes dont les fondements effectifs ne sont pas explicités.
Au-delà des différences ponctuelles – ou même plus importantes liées aux rapports entre accumulation du capital, démographie et migration dans un pays comme l’Allemagne – entre les politiques d’asile des différents pays de l’UE (du moins pour les pays ayant intégré l’UE jusqu’en 1995) et de la Suisse, il est possible d’identifier sept aspects qui caractérisent les politiques d’asile en Europe. L’articulation de ces aspects fait ressortir une certaine homogénéité.
1° Les requérant·e·s d’asile et le régime des camps. En 2011, 300 «camps d’étrangers» étaient dénombrés dans l’UE. Si l’on ajoute à ce chiffre ceux des pays riverains (Russie non comprise), le nombre de camps est passé de 320 en 2000 à 420 en 2011 [4].
2° Le domaine de l’asile est externalisé. Riccardo Compagnucci, chef adjoint pour les Libertés civiles et l’Immigration auprès du Ministère italien de l’Intérieur, a rendu cela explicite lors d’un colloque qui s’est tenu à Bruxelles en avril 2014: «Dublin est né comme un chapitre des accords de Schengen, c’est-à-dire un accord pour la gestion des frontières extérieures.»
Sur la nécessité des accords Dublin, Nabil Benbekhti, alors assistant juridique auprès du HCR avant de devenir administrateur de protection à la représentation du HCR à Tunis, indiquait déjà, en 2002, que: «Les États membres souhaitent en réalité voir décroître le nombre de demandes d’asile en introduisant en droit communautaire des concepts nouveaux (pays tiers sûr, pays d’origine sûr) et des mécanismes (tel que celui mis en place par la Convention de Dublin) qui ont pour effet de réorienter les flux de demandeurs d’asile, essentiellement vers l’extérieur du territoire communautaire. A cette politique restrictive, que les États candidats à l’élargissement ont dû intégrer au titre de l’acquis communautaire, fera certainement écho la politique restrictive des régions extracommunautaires.»
Les accords Dublin manifestent une volonté politique de contrôle et même de limitation du nombre de requérant·e·s d’asile, mais pas de fermeture, ni face aux requérants ni face aux migrant·e·s en général. Un organe phare de l’europhilie, l’European University Institute de Florence, explique cela dans une étude qui défend à la fois les accords Dublin, le contrôle de l’immigration illégale et les bienfaits que représente «l’intégration des migrants».
On ne peut séparer cette approche de l’utilisation par un capital transnationalisé de l’existence d’une armée de réserve industrielle mondialisée, une première dans le cadre de l’économie capitaliste. L’«immigration choisie» est un anneau des politiques de flexibilisation de la force de travail à l’échelle de pays et de régions (l’UE) et des «délocalisations» des investissements. Autrement dit, un élément d’un ensemble de mesures du capital visant à accroître la plus-value absolue et relative. Le titre «politique d’austérité» chapeautant le tout.
3° Généralisation du fichage somatique-informatique de masse. Actuellement par l’enregistrement des empreintes digitales (système Eurodac) déjà systématique pour les requérants d’asile et les illégaux appréhendés.
A Stockholm, un complexe réunissant plusieurs entreprises actives dans les technologies, Epicenter, a développé une puce fonctionnant par radiofréquence (RFID). Cette puce, une fois glissée sous la peau de la main, permet d’ouvrir les portes du bâtiment, faire des photocopies, payer les achats de la cafétéria, etc. Elle contient en outre un certain nombre de données personnelles et permet de débloquer différents appareils tels qu’ordinateurs portables ou téléphone portable. Nul doute qu’une telle technologie ouvre sur des possibilités de surveillance décuplées. Autant sur les lieux de travail que pour le contrôle des migrant·e·s [6].
4° Mise en place d’une véritable toile d’araignée d’accords entre de nombreux États en matière d’expulsion et de (ré)admission. À ce jour l’UE a signé 17 accords multilatéraux concernant 21 pays, tandis que les divers États membres ont signé plus de 150 accords bilatéraux. La Suisse en a signé une cinquantaine [7]. C’est toutefois une politique qui, bien que conjuguée avec un grand nombre d’accords commerciaux compensatoires (c’est ainsi que l’on nomme l’instrumentalisation de la coopération au développement), semble avoir des effets limités et inégaux en termes de nombre d’expulsions effectives.
Cela s’explique par la défaillance de structures étatiques (suite à des politiques d’ajustements structurels) et à une paupérisation explosive, de conflits militaires et d’affrontements interimpérialistes complexes, relayés par des affrontements ayant les traits de guerres civiles. Une «situation chaotique», peu contrôlable y compris par les «grandes puissances», comme l’illustrent l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Yémen, l’Ukraine, etc. En outre, pour des secteurs des élites dominantes de divers pays, l’engagement d’appliquer dans un délai donné et d’une manière précise les accords devient l’objet de négociations afin d’obtenir des compensations financières.
5° Militarisation de la «gestion» des requérants d’asile. Cette militarisation s’organise dans deux directions.
La première, au moyen d’interventions conjointes – sans limite de temps – des forces de l’OTAN (satellites, aviation et marine), des gardes-frontière européens de Frontex (dont la Suisse fait partie), des garde-côtes grecs et turcs. Les migrant·e·s arrêtés sont conduits en Turquie (aujourd’hui 80% des réfugiés et migrants arrivés en Grèce via la Turquie viennent de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak). Et le gouvernement turc a déjà commencé à en renvoyer en Syrie!
La deuxième, l’accord conclu entre l’UE et la Turquie, parfois nommé Accord de réadmission Grèce-Turquie. Entré en vigueur en avril 2016, peu après avoir été signé, il stipule que la Turquie fait le tri entre ceux qui peuvent recevoir le statut de réfugiés et les «autres». Il dispose que pour chaque Syrien entrant en Turquie, un Syrien de Turquie doit partir vers l’UE [8].
Il convient de souligner que le gouvernement turc détient des milliers de prisonniers politiques dans ses geôles, pratique la torture et la censure à grande échelle et qu’il est engagé dans une guerre brutale contre les Kurdes de Turquie. Il bombarde également des villages kurdes en Turquie, des Kurdes de Syrie et les Kurdes d’Irak, qui doivent affronter en même temps l’Etat islamique et la dictature Assad. De surcroît, la Turquie n’a pas de système légal de protection des réfugié·e·s.
Dès lors, il n’est pas difficile d’imaginer quelles sont les pratiques qui seront mises en œuvre, masquées par le terme de faire le tri dans les demandes d’asile des non-Syriens [9]. Quant aux Syriens, combien d’entre eux seront simplement renvoyés en Syrie, comme c’est déjà le cas ainsi que le dénonce Amnesty international [10]?
Les requérant·e·s d’autres origines seront expédiés à droite et à gauche, indépendamment des contacts qu’ils peuvent avoir dans un pays européen, pour autant qu’ils soient effectivement admis dans les États de l’UE. La majorité d’entre eux sera laissée à elle-même, dans l’extrême précarité des camps turcs ou dans l’errance en Europe. Cet accord assassin a un prix: le gouvernement turc a exigé une contrepartie supplémentaire de 3 milliards d’euros aux 3 milliards déjà prévus, mais pas encore versés, pour les 2,5 à 3 millions de Syriens réfugiés sur son territoire. Il demande en outre la liberté de circulation des ressortissants turcs au sein de l’UE en parallèle à la reprise des démarches sur l’adhésion de la Turquie à l’UE.
Les eurocrates – avec l’aide spécifique de la Russie de Poutine et de l’Iran – font ainsi d’une pierre deux coups: ils remettent en selle le dictateur sanguinaire Assad de Syrie (plus de 450’000 morts depuis 2011), au nom de la lutte contre l’État islamique. Et ils attribuent, de fait, des diplômes d’honorabilité à la dictature d’Erdogan qui devient un précieux auxiliaire – avec l’armée turque, actrice de relief de l’OTAN – de la gestion des «flux migratoires».
La militarisation du domaine de l’asile passe également par les rafles de polices aux marches de l’UE (Maroc, Égypte, Israël, Est européen) ainsi que par la militarisation des frontières au sein de l’UE. L’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la Hongrie, la Macédoine, la Slovénie sont les premiers pays à avoir engagé l’armée aux frontières.
6° Construction de murs: de barbelés, de treillis et lames coupantes, de pierre, de systèmes électroniques sensibles, etc. [11]. L’Europe a célébré en grande pompe les 25 ans de la chute du Mur de Berlin. La multiplication de ces murs relègue celui de Berlin à une opération lilliputienne. Ces nouveaux murs se trouvent, entre autres, aux frontières des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla avec le Maroc, entre la Grèce et la Turquie, la Bulgarie et la Turquie, la Macédoine et la Grèce, enfin, aux frontières entre la Hongrie, la Croatie et la Serbie. C’est également le mur de Calais, autour des accès du port et du tunnel sous la Manche, érigé alors que le président «socialiste» Hollande appelle à «ne pas ériger de murs» en Europe [12]!
Sans omettre le mur que la France, la Suisse et l’Autriche ont érigé, à travers la mise en application des accords de Dublin, à l’égard de l’Italie qui laisse les requérants livrés à eux-mêmes et à la rue ou encore le mur virtuel que la Suisse a érigé avec la procédure dite «de 48 heures» concernant les Géorgiens et les Kosovars [13]. Faut-il laisser planer le silence sur les murs qui tuent le plus: soit la Méditerranée, l’Atlantique? Sans mentionner le Sinaï où les migrants et réfugié·e·s sont livrés aux bandes armées d’esclavagistes, aux snipers de l’armée égyptienne et au verrou des gardes frontière israéliens [14].
7° Construction de murs faits de briques d’endoctrinement, sous couvert d’informations. Ainsi à travers l’amalgame établi entre des actions terroristes (dit djihadistes) et l’afflux de migrants des «pays musulmans». Les autorités politiques accroissent de cette manière la pression sur les requérants d’asile, mais aussi sur les sans-papiers, les mettant dans une position d’isolement aggravé lorsqu’ils se trouvent en Europe [15].
Les failles de Dublin
Les failles actuelles du système mis en place par les accords de Dublin sont évidentes. En voici quatre:
• Dans la pratique, les administrations des États de l’UE ne sont pas ou pas toujours prêtes à suivre la politique européenne. Une étude de la Commission européenne, sur la période 2003 à 2005, indique que 58% des demandes Dublin formellement acceptées ne donnent lieu à aucun transfert effectif. Une étude réalisée par le Bureau européen d’appui en matière d’asile, sur la période s’étendant de 2008 à 2012, indique que ce taux de non-transfert effectif atteint 75% [16].
• Le traitement des demandes d’asile et les chances de l’obtenir sont variables d’un pays à l’autre: le taux d’acceptation des demandes d’asile en 2012 varie entre 50% (Finlande) et 3% (Luxembourg) [17].
• De nombreux États remettent en cause, officiellement ou de facto, le Règlement Dublin. L’Italie demande sa révision. L’Allemagne n’a de fait pas appliqué Dublin en 2015. La Hongrie refuse toute entrée de requérant d’asile («d’illégal») sur son territoire. Plusieurs pays font directement transiter les arrivants (migrants ou requérants d’asile) vers un pays voisin sans les enregistrer.
L’UE elle-même a proposé, en été 2015, de «relocaliser» 160’000 demandeurs d’asile, indépendamment de Dublin. Cette mesure est restée lettre morte. La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne, respectivement en janvier et décembre 2011, ont elles-mêmes remis en question la légalité des transferts-expulsions Dublin vers la Grèce [18].
Les autorités européennes semblent actuellement désireuses de centraliser et de redistribuer toutes les demandes d’asile, selon des critères de répartition combinés, tels que le PIB, la taille de la population, le taux de chômage, le nombre de demandeurs d’asile déjà acceptés ou encore le nombre de réfugiés déjà réinstallés [19]. Mais il semble difficile d’imaginer que cela puisse se réaliser, vu le poids du principe de souveraineté en la matière et la force des mouvements xénophobes qui occupent le terrain politique.
La Suisse, quant à elle, soutient inconditionnellement ces accords. C’est d’ailleurs le pays qui a procédé au plus grand nombre de renvois parmi les pays signataires [20].
• Les accords Dublin constituent un véritable système d’expulsion des requérants d’asile. Alors que sa justification est de lutter contre le «shopping de l’asile», il s’agit en réalité d’un asylum deportation.
C’est dans ce contexte général qu’il faut situer le Règlement de Dublin III, avec ses 32 montagnes de jurisprudences (32 pays européens sont signataires de Dublin III): directives, réglementations et pratiques nationales, avec les innombrables transferts et renvois forcés, avec les centres de détention fonctionnant notamment pour Dublin. Sans oublier les petites et grandes affaires liées à la privatisation du domaine de l’asile.
En Suisse, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a, par exemple, confié le mandat pour les prochains centres d’enregistrement et de procédure de la Confédération aux entreprises privées ORS, AOZ, Securitas, Abacon Sicherheit, Juggers Securité et Prosegur [21].
Hypocrisie des gouvernants, aveuglement des oppositions institutionnelles
Avant de conclure, revenons sur quelques aspects du récit au sujet des gens de Dublin, pour oser une formule à la Joyce.
Cela «ne fonctionne plus […]. Je dis non à l’immigration illégale, mais je dis un grand oui à la migration légale. L’Europe vu son état démographique a besoin de migration légale. […] Nous avons besoin de migration, mais de migration organisée, de migration structurée, donc de migration légale », annonce Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, en octobre 2015.
Il s’élève également contre les sept États membres de l’UE (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Autriche, Slovénie, Croatie et Grèce) «qui ne se parlent pas, qui ont le même problème et qui n’ont pas l’énergie pour essayer de résoudre ce problème en se parlant». La défense d’une «migration légale, organisée, structurée» illustre de manière évidente une vision fonctionnaliste de la «migration». Sans imaginer que le président de la Commission européenne croie à ses propos utilitaristes, il n’en demeure pas moins qu’en mettant ainsi dos à dos immigrés légaux et illégaux (et donc aussi immigrés et «nationaux»), l’UE perfectionne la ségrégation d’une fraction des salarié·e·s sur tout le continent.
En Suisse, la droite gouvernementale – à l’exception de l’UDC (Union démocratique du centre) – les organisations institutionnelles de l’asile, comme l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) ainsi que le Parti socialiste (PS), ont soutenu les accords Dublin.
Cela, depuis la votation de juin 2005 jusqu’à l’entrée en vigueur de Dublin III en 2013. Actuellement, l’OSAR considère, à l’instar du président de la Commission européenne, que le système Dublin est «dépassé par les événements». Cette organisation semble même gênée par son soutien indéfectible, puisqu’on ne trouve plus, sur son site Internet, notamment dans ses chronologies, la trace de son appel au vote favorable à Dublin… [22].
Le Conseil fédéral, lui, continue de défendre les accords du Dublin [23]. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que «les autorités italiennes ne sont désormais plus en mesure d’enregistrer tous les migrants dans la banque de données Eurodac en raison du nombre considérable de débarquements dans le sud de l’Italie»[24]. Pourtant, presque toutes les instances gouvernementales concernées et presque toutes les institutions de l’asile critiquent aujourd’hui ce Règlement.
Dès le début, Dublin était une machine contre le droit d’asile, ce qui aurait dû faire réfléchir les organisations dites non gouvernementales. Une machine qui était en outre programmée à moyen terme à s’engager dans l’impasse actuelle, ce que les gouvernements étaient à même de comprendre et de prévoir. Il suffit, pour saisir cela, de lire les textes de la Convention de Dublin de 1990 et les Règlements de 2003 et de 2014…
Enfin, l’argument qui énonce que la Suisse a tout intérêt à faire partie du système Dublin est infondé. L’argument mis en avant est qu’il a permis à ce pays de réaliser de grandes économies en raison du transfert, de 2009 à 2014, d’un solde positif de 18’200 requérants [25], soit environ 11% des demandes totales.
En réalité, si l’on considère que ces requérants sont arrivés en Suisse, qu’ils ont été pris en charge, ont été renvoyés et qu’en plus la Suisse paie des contributions annuelles aux frais de Dublin, d’Eurodac (empruntes digitales), de l’agence Frontex, du Rapid Border Intervention Teams (RaBIT), du Système d’information Schengen (SIS) et du Système d’information sur les visas (VIS), il est difficile de croire qu’il y a là une «économie».
En fait, ce qui importe, répétons-le: c’est l’inscription de Dublin dans la logique politique de l’immigration choisie (qu’elle puisse effectivement l’être – choisie – est une autre question…). Que Dublin permette une économie ou non ne change rien à la brutalité antidémocratique de ce système. Par contre il n’est pas indifférent de comprendre que sa finalité n’est pas immédiate (économies, répartition des requérants, abus, etc.), mais que c’est bel et bien une pierre importante de l’édifice de l’immigration choisie.
Ainsi, comprendre la crise de Dublin aujourd’hui signifie saisir deux éléments. Tout d’abord, la contradiction ouverte posée par la difficulté – l’impossibilité? – de l’immigration choisie, à moins que l’on n’inclue dans celle-ci le volant d’immigration illégale. Ensuite, les tensions – exacerbées par la force des nationalismes et des xénophobies construites – entre les différentes fractions dominantes des pays constituant l’UE. Une Union européenne qui doit faire face aux défis multiples d’une crise économique larvée, durable; à des crises de directions politiques dans de multiples pays et à un projet encore embryonnaire de restructuration sous l’impulsion de son noyau dur, dont l’Allemagne, son hinterland et ses alliés proches constituent l’axe. (10 avril 2016)
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[1] Au sein de l’Union européenne, les conventions sont des accords entre deux ou plusieurs États, comportant l’octroi réciproque de droits et l’acceptation d’obligations. L’ensemble de leurs dispositions ne sont pas entièrement contraignantes, ni contraignantes pour tous les États membres. Un règlement, en revanche, a une portée générale: toutes ses dispositions sont obligatoires et il est directement applicable dans tout État membre. La directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. La décision est obligatoire dans tous ses éléments pour les parties qu’elle désigne. Les recommandations et avis ne lient pas les parties concernées.
[2] Voir les tableaux statistiques d’Eurostat sur les variables transfer decisions [migr_dubdo], decisions [migr_dubdi], transfer [migr_dubti], transfer [migr_dubto], mises à jour juillet 2015, http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Asylum_statistics/fr
[3] La Charte internationale des droits de l’homme de l’ONU comprend la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte des droits civils et politiques et le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels.
[4] Migreurop, La face cachée des camps d’étrangers en Europe, Les notes de Migreurop, Paris, 2014.
[5] Philippe Fargues (dir.), Is what we hear about migration really true? Questioning eight stereotypes, European University Institute, Florence, 2014. Voir le résumé sous ce lien: http://cadmus.eui.eu/bitstream/handle/1814/31832/Migration_Report_EUI.PDF?sequence=3
[6] Jean Elyan, Des puces RFID greffées dans la paume de salariés suédois, Le monde informatique, journal online, Suresnes, 9 février 2015. Voir aussi le reportage de janvier 2015 sur le site de la BBC: http://www.bbc.com/news/technology-31042477
[7] Luma Pillet, Suisse. «La jungle opaque des accords migratoires. Un contrat gagnant-gagnant?», mensuel Vivre ensemble, Genève, décembre 2015.
[8] European Commission, EU-Turkey joint action plan, Fact Sheet, Brussels, 15 octobre 2015. France 24 Actualités, «UE-Turquie, un accord donnant-donnant», Paris, 6 février 2016.
[9] Voir les condamnations et explications de cet accord: Gisti, L’accord UE-Turquie, la double honte, Paris, 12 mars 2016. Amnesty international, page Internet sur la Turquie (https://www.amnesty.ch/fr/pays/europe-asie-centrale/turquie). Maxime Bourdier, Comment le rôle trouble de la Turquie complique (encore plus) le conflit en Syrie, Le Huffington Post, 18 février 2016.
[10] Amnesty international, Accord UE-Turquie. Expulsions collectives illégales en Turquie, Berne, 1er avril 2016
[11] Catherine Gouëset, «Des murs, contre les migrants, partout en Europe, y compris en France», L’Express, Paris, 28 octobre 2015. Maryline Baumard, Alain Salles, «La tentation de dresser des murs en Europe», Le Monde, Paris, 18 juin 2015.
[12] AFP, «Hollande appelle “à ne pas ériger de murs” en Europe», Le Point, Paris, 30 octobre 2015.
[13] Conseil fédéral, Rapport en réponse au postulat Humbel 12.3250 du 15 mars 2012: Le système Schengen/Dublin doit enfin fonctionner, Berne, 2014.
[14] Delphine Deloget et Cécile Allegra, Voyage en Barbarie, documentaire (prix Albert Londres 2015), production Memento, Paris, 2014. Baptiste Cazenove, «Sinaï, le désert des tortures», Libération, Paris, 10 janvier 2014.
[15] Maryline Baumard, Alain Salles, article cité. Luzi Stamm, Initiative parlementaire 15.421, L’asile ne doit pas conférer un droit de séjour en Suisse, Conseil national, 19 mars 2015. Fabian Hägler, «SVP-Nationalrat Luzi Stamm will Asylzentren ins Ausland auslagern», Aargauer Zeitung, Aarau, 19 mars 2015.
[16] Cyril Auger, Règlement Dublin: mémoire à charge, mémoire de master, Université Jean Moulin, Lyon, 2014.
[17] Sans mentionner la Grèce (1%), vu la particularité de sa situation en 2012, et l’Italie (62%) en raison du peu de fiabilité de ces chiffres. Voir Sophie Malka, «Cartographie. L’asile dans l’Union européenne, une loterie?», Vivre ensemble, Genève, février 2014.
[18] Cour européenne des droits de l’homme, Les autorités belges n’auraient pas dû expulser un demandeur d’asile vers la Grèce, Strasbourg, 21 janvier 2011. Cour de justice de l’Union européenne, Inadmissibilité des transferts des demandeurs d’asile vers la Grèce dans le cadre du Règlement Dublin II (affaires jointes C-411/10 et C-493/10), Bruxelles 21 décembre 2011.
[19] Commission européenne, Questions et réponses sur l’agenda européen en matière de migration, Bruxelles, 13 mai 2015.
[20] Eurostat, Incoming ‘Dublin’ transfers by submitting country (PARTNER), legal provision and duration of transfer [migr_dubti] et Outgoing ‘Dublin’ transfers by receiving country (PARTNER), legal provision and duration of transfer [migr_dubto], Bruxelles, 2015. Il s’agit de la statistique des «transferts effectifs» et non des «décisions de transferts», les gens citant généralement, à tort, cette dernière statistique dont les chiffres sont évidemment plus élevés.
[21] ATS, «Six sociétés privées assureront la sécurité dans les centres de la Confédération», quotidien Le Temps, Genève, 6 octobre 2013.
[22] OSAR, Plus près de la Berne fédérale de 1995 jusqu’à aujourd’hui, 2016 (https://www.osar.ch/a-notre-sujet/histoire/de-1995-jusqua-aujourdhui.html) et OSAR, L’OSAR prend position, 2016 (https://www.osar.ch/publications/prises-de-positions.html).
[23] Le site Internet du SEM abonde en prises de positions favorables au Règlement Dublin (https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home.html).
[24] Réponse du Conseil fédéral à l’interpellation 14.3977, Pourquoi la Suisse ne réagit-elle pas contre la violation des traités par l’Italie?, déposée par Keller Peter, UDC, 29 septembre 2014, Conseil national.
[25] Il s’agit ici de «transferts» effectifs et non de simples «décisions» de transfert, qui sont plus nombreuses. Les textes sur Dublin confondent souvent les deux catégories, prenant les secondes pour les premières.
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