Russie. Suite à la guerre, la géographie socialement sélective des «asiles» pour exilés russes

Les résidents d’un refuge à Erevan fourni par Kovcheg, un groupe de soutien aux immigrants russes, se réunissent dans la cuisine. (Tako Robakidze pour le Washington Post)

Par Francesca Ebel et Mary Ilyushina

Lorsque les troupes russes ont envahi l’Ukraine en février dernier, faisant ainsi fuir des millions d’Ukrainiens pour sauver leur vie, des milliers de Russes se sont également empressés de faire leurs bagages et de quitter leur pays, craignant que le Kremlin ne ferme les frontières et n’impose une loi martiale.

Certains s’opposaient depuis longtemps à l’autoritarisme croissant, et l’invasion a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. D’autres étaient poussés par l’intérêt financier, pour préserver leurs moyens de subsistance ou échapper à la menace des sanctions. Puis, à l’automne 2022, une mobilisation militaire a poussé des centaines de milliers d’hommes à se sauver.

La guerre du président russe Vladimir Poutine a déclenché un exode historique de la population de Russie. Les premières données montrent qu’au moins 500 000 personnes, et peut-être près d’un million, sont parties au cours de l’année qui a suivi le début de l’invasion – un raz-de-marée à l’échelle de l’émigration qui a suivi la révolution bolchevique de 1917 et l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.

Aujourd’hui, comme à l’époque, ces départs risquent de redéfinir le pays pour des générations. Et le phénomène n’en est peut-être qu’à ses débuts. La guerre est loin d’être terminée. Tout nouvel effort de conscription de la part du Kremlin entraînera de nouveaux départs, tout comme la détérioration des conditions économiques qui est attendue à mesure que le conflit s’éternise.

Cet énorme exode a gonflé les communautés d’expatrié·e·s russes existantes à travers le monde, et en a créé de nouvelles.

Certains ont fui dans des pays voisins, comme l’Arménie et le Kazakhstan, en franchissant des frontières autorisées (sans visa) aux Russes. D’autres, munis de visas, se sont enfuis en Finlande, dans les Etats baltes ou ailleurs en Europe. D’autres se sont aventurés plus loin, dans les Emirats arabes unis, en Israël, en Thaïlande, en Argentine. Deux habitants de l’Extrême-Orient russe ont même embarqué sur un petit bateau pour se rendre en Alaska.

Le coût financier, bien que considérable, est impossible à calculer. Fin décembre, le ministère russe des Communications a indiqué que 10% des travailleurs et travailleuses du secteur informatique du pays étaient partis en 2022 et n’étaient pas revenus. Le Parlement russe débat actuellement d’un ensemble de mesures incitatives visant à les faire revenir.

Mais il a également été question au Parlement de punir les Russes qui sont partis en les privant de leurs biens en Russie. Poutine a qualifié ces personnes de «racaille» et a déclaré que leur départ «nettoierait» le pays – même si certains de ceux qui sont partis ne s’opposaient ni à lui, ni à la guerre.

Le gouvernement ayant sévèrement limité la dissidence et puni les opposants à la guerre, ceux qui restent dans l’opposition politique décimée se sont aussi affrontés au choix suivant cette année: la prison ou l’exil. La plupart ont choisi l’exil. Les militant·e·s et les journalistes sont désormais regroupés dans des villes telles que Berlin et les capitales de Lituanie, de Lettonie et de Géorgie.

«Cet exode est un coup terrible pour la Russie», a déclaré Tamara Eidelman, une historienne russe qui a déménagé au Portugal après l’invasion. «La strate sociale qui aurait pu changer quelque chose dans le pays a maintenant été emportée.»

Alors que les réfugié·e·s ukrainiens ont été accueillis par l’Occident, de nombreux pays ont repoussé les Russes, ne sachant pas s’ils étaient des amis ou des ennemis, et si, à un certain degré, le pays tout entier était coupable. Certaines nations ont bloqué les arrivées en imposant des restrictions d’entrée ou en refusant de nouveaux visas, semant parfois la panique parmi les Russes déjà à l’étranger, notamment les étudiant·e·s.

Parallèlement, l’afflux de Russes dans des pays comme le Kazakhstan et le Kirghizistan, qui envoient depuis longtemps des immigrant·e·s en Russie, a déclenché des secousses politiques, mettant à rude épreuve les liens entre Moscou et les autres anciens Etats de l’URSS. Les prix de l’immobilier dans ces pays se sont envolés, provoquant des tensions avec les populations locales.

Près d’un an après le début de l’invasion – et le nouvel exode des Russes – des journalistes du Washington Post se sont rendus à Erevan et à Dubaï pour voir de près comment se portent les émigré·e·s et pour leur demander s’ils envisagent un jour de revenir. Erevan, la capitale de l’Arménie, une ancienne république soviétique, est une destination pour les Russes disposant de faibles moyens financiers – un pays chrétien orthodoxe où le russe est la deuxième langue. En revanche, la coûteuse Dubaï, dans le golfe Persique, est majoritairement musulmane et arabophone, et attire des Russes plus aisés à la recherche de clinquant ou d’opportunités commerciales.

Erevan

Pour de nombreux Russes qui ont choisi de fuir, l’Arménie était une option simple et facile. C’est l’un des cinq pays ex-soviétiques qui permettent aux Russes d’entrer sur leur territoire avec une simple pièce d’identité nationale, ce qui en fait une destination populaire pour les anciens soldats, les activistes politiques et les autres personnes ayant besoin d’un départ rapide.

En Arménie, étant donné la religion et la langue communes, les Russes ne se sont généralement pas affrontés à l’animosité ou à la stigmatisation sociale. L’obtention d’un permis de séjour est également simple et le coût de la vie est moins élevé que dans l’Union européenne.

Erevan a attiré des milliers d’informaticiens, de jeunes créatifs et de membres de la classe ouvrière, y compris des familles avec enfants, venus de toute la Russie. Ils ont créé de nouvelles écoles, des bars, des cafés et de solides réseaux de soutien.

Dans la cour de l’«école libre» pour enfants russes, créée en avril, Maxim, directeur d’une entreprise de construction, attendait son fils de 8 ans, Timofey. L’école a commencé avec 40 élèves dans un appartement. Aujourd’hui, ils sont près de 200 dans un immeuble à plusieurs étages du centre-ville.

Maxim, que le Post ne désigne que par son prénom pour des raisons de sécurité, a pris l’avion de Volgograd à Erevan pour éviter la mobilisation en septembre 2022. «Nous sommes partis pour la même raison que tout le monde. Il y avait soudainement un réel danger dans le pays pour moi et, surtout, pour ma famille», a-t-il déclaré.

La famille s’est parfaitement adaptée à Erevan. Tout le monde autour d’eux parle russe. Maxim travaille à distance sur des projets en Russie. Timofey aime son école et apprend l’arménien. Maxim dit qu’il est sûr que la famille ne retournera pas en Russie. «Peut-être que nous irons ailleurs, peut-être même en Europe si les choses commencent à se normaliser», a-t-il déclaré.

Dans un refuge de la banlieue d’Erevan, Andrei, 25 ans, un ancien officier militaire de la région russe de Rostov, a déclaré qu’il s’adaptait également à une nouvelle vie après avoir fui la conscription. «Je ne voulais pas être un meurtrier dans cette guerre criminelle», a déclaré Andrei, qui est nommé ici par son prénom pour des raisons de sécurité.

Andrei travaille comme chauffeur-livreur et partage une chambre modeste avec deux autres hommes dans un refuge mis en place par Kovcheg, une organisation de soutien aux émigré·e·s russes. «Avant la guerre, je n’ai jamais été attentif à la politique, mais après l’invasion, j’ai commencé à lire sur tout», raconte Andrei. «J’ai tellement honte de ce que la Russie a fait.»

Pendant ce temps, dans un espace de co-working du centre-ville, des groupes d’activistes russes organisent des débats, des réunions politiques et des séances de «thérapie». Des messages de soutien à l’Ukraine sont accrochés aux murs, ainsi que le drapeau blanc et bleu adopté par l’opposition russe. Lors d’une réunion fin janvier, des dizaines de Russes étaient penchés sur des tables, écrivant des lettres aux prisonniers politiques en Russie.

«Plus il y a de lettres, mieux c’est», a déclaré Ivan Lyubimov, 37 ans, un militant de Iekaterinbourg. «Il est important qu’ils n’aient pas l’impression d’être seuls.» Il a brandi une caricature d’un panda souriant. Pour contourner la censure de la prison, ils doivent éviter d’écrire quoi que ce soit de politique, mais les dessins sont sûrs d’être livrés.

Tanya Raspopova, 26 ans, est arrivée à Erevan en mars dernier, avec son mari mais sans plan, accablée et effrayée. Puis elle a entendu qu’un autre émigré cherchait des partenaires pour monter un bar, un espace où les expatriés russes pourraient se retrouver, et elle a voulu aider. Tuf, qui doit son nom à la roche volcanique rose que l’on trouve partout à Erevan, a ouvert ses portes en un mois.

Ils ont commencé par un bar et une cuisine éclairés au néon au rez-de-chaussée, qui s’est rapidement étendu à une petite cour. Ils ont ensuite ouvert un deuxième étage, puis un troisième. A l’étage, on trouve désormais un studio d’enregistrement, une boutique de vêtements et un salon de tatouage. Un mercredi soir de janvier, l’endroit était bondé de jeunes Russes et Arméniens chantant au karaoké, buvant des cocktails et jouant au ping-pong. «Nous avons depuis créé une grande communauté, une grande famille», a déclaré Raspopova. «Tuf est notre nouvelle maison.»

Dubaï

Les Russes sont partout à Dubaï: ils tiennent des sacs Dior posés sur des valises Louis Vuitton à l’aéroport, se promènent dans les centres commerciaux en survêtement et filment TikToks et Reels près du [gratte-ciel] Burj Khalifa.

Les riches et les puissants de Russie se rendent depuis longtemps à Dubaï, mais ce n’était qu’un des nombreux points de chute. Cela a changé lorsque la guerre a coupé les Russes de l’Occident.

Des milliers d’entre eux ont choisi comme nouvelle patrie les Emirats arabes unis, qui n’ont pas adhéré aux sanctions occidentales et qui ont toujours des vols directs pour Moscou. Les Russes bénéficient d’une exemption de visa pour 90 jours, et il est relativement facile d’obtenir une carte d’identité nationale, par le biais d’une entreprise ou d’un investissement, pour un séjour plus long.

Le coût élevé de la vie fait qu’il n’y a pas de militants ou de journalistes. Dubaï est un refuge, et le terrain d’opération par excellence, pour les fondateurs de technologies russes, les milliardaires sous sanctions, les millionnaires non pénalisés, les célébrités et les influenceurs.

Peu après l’invasion, les conversations dans le quartier aisé de Patriarch Ponds à Moscou ont porté sur les meilleures affaires immobilières de Dubaï, a déclaré Natalia Arkhangelskaya, qui écrit pour Antiglyanets, un blog Telegram sarcastique et influent axé sur l’élite russe. Un an plus tard, les Russes ont détrôné les Britanniques et les Indiens en tant que principaux acheteurs de biens immobiliers à Dubaï, des yachts appartenant à des Russes accostent à la marina et des jets privés font le va-et-vient entre Dubaï et Moscou.

Les Russes peuvent toujours acheter des appartements, ouvrir des comptes bancaires et s’offrir des articles de maroquinerie de marque qu’ils achetaient auparavant en France. «Dubaï est bâti sur le modèle suivant: les gens avec de l’argent viennent ici», a déclaré Arkhangelskaya.

L’accueil réservé par les Emirats arabes unis aux entreprises étrangères a attiré un flot d’informaticiens russes désireux de couper les liens avec la Russie et de rester connectés aux marchés mondiaux. Les jeunes entreprises cherchent des financements auprès d’incubateurs subventionnés par l’Etat. Les grandes entreprises recherchent des clients pour remplacer ceux qui ont été perdus à cause des sanctions.

Aux Emirats arabes unis, les Russes fuyant la guerre en Ukraine cherchent le succès à «Dubaisk» [émirat des Russes en exil].

Un appartement situé au 40e étage de l’une des tours de la Jumeirah Beach Residence, avec une vue imprenable, est réservé aux réunions hebdomadaires ouvertes aux nouveaux arrivants dans le secteur des technologies de l’information. Par une soirée éventée, en janvier, l’organisateur, Ivan Fediakov, directeur d’une société de conseil, accueille les invités dans un sweat à capuche noir imprimé de «Tout le monde comprend tout» – une phrase d’accroche popularisée par Alexey Pivovarov, un journaliste russe qualifié d’agent étranger par Moscou et dont la chaîne YouTube compte 3,5 millions d’abonnés.

Une douzaine de personnes sont arrivées pour discuter des possibilités en Inde, qui a maintenu des liens avec la Russie malgré la guerre. La plupart d’entre elles ont exprimé leur ressentiment à l’égard de la politique du Kremlin et leur nostalgie de Moscou, à l’époque où elle était un centre mondial en devenir.

Alexandra Dorf, une entrepreneuse en informatique, a déménagé à Dubaï avec ses deux enfants en avril. «Personne ne savait ce qui allait se passer ensuite», a déclaré Alexandra Dorf. «Les frontières peuvent être fermées brusquement», a-t-elle ajouté. «Une décision a dû être prise; soit vous restez, soit vous partez rapidement.»

En 2022, Alexandra Dorf a rompu tous ses liens avec la Russie. Elle a vendu son appartement et sa voiture, et a trouvé un emploi à Dubaï en tant que responsable du développement commercial dans une entreprise axée sur l’IA (intelligence artificielle). «Pendant les deux premiers mois, vous êtes constamment stressé. Vos enfants ont été arrachés à leur mode de vie habituel, et vous ne pouvez pas les inscrire dans une école en milieu d’année», raconte-t-elle. «Mais Dubaï est un centre en plein essor. Le plus important pour moi est de pouvoir développer des projets internationaux et d’intégrer mes enfants dans une communauté mondiale, afin qu’ils grandissent dans un environnement libre», a-t-elle ajouté.

Outre les technophiles, de nombreux Russes de la classe moyenne ont fait route vers Dubaï: pour des emplois dans l’hôtellerie, pour ouvrir des salons de beauté ou simplement pour travailler à distance, loin de la mère patrie belliciste.

Artem Babinov, fondateur d’un espace de cohabitation appelé Colife à Moscou, a ouvert un bureau à Dubaï quelques jours avant l’invasion, espérant attirer des spécialistes britanniques de la finance comme clients. La guerre a changé ses plans. Il loue maintenant des dizaines de propriétés comme logements à court terme, principalement à des Russes d’une trentaine d’années. «La communauté ici est essentielle. Les gens ont simplement besoin d’autres personnes.»

Troisième exode

Comme les émigrés russes blancs de l’ère bolchevique et les immigrants post-soviétiques des années 1990, beaucoup de ceux qui ont quitté la Russie à cause de la guerre en Ukraine sont probablement partis pour de bon.

Tamara Eidelman, l’historienne russe, note que le passage du temps ne fait que rendre plus difficile le retour au pays. «Chaque mois supplémentaire amène les gens à s’habituer à un pays différent», dit-elle. «Ils y trouvent un emploi, leurs enfants vont à l’école, ils commencent à parler une autre langue. Plus la guerre dure – plus la dictature du pays perdure – moins les gens reviendront.»

Mais la technologie rend cet exode différent de ses prédécesseurs, garantissant que les Russes de l’étranger resteront connectés à leur passé.

Matthew Rojansky, président de la Fondation américaine pour la Russie, basée à Washington, a déclaré que les expatrié·e·s pourraient devenir «un réservoir de compétences pertinentes pour une Russie meilleure, plus libre et moderne». Mais pour l’instant, selon Matthew Rojansky, cet exode envoie un message clair. «C’est historique. Ces gens votent avec leurs pieds. Ils partent à cause de ce que fait le régime de Poutine.» (Article publié dans le Washington Post, le 13 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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