Russie. Navalny, l’opposant qui ne sied pas au Kremlin

Par Eliot Rothwell

Le mardi 2 février 2021 Alexeï Navalny a été condamné à purger sa peine de trois ans et demi de prison avec sursis prononcée en 2014, moins les mois qu’il avait passés assigné alors à résidence. La peine effective est donc de deux ans et huit mois. Pour la cour, Alexeï Navalny a violé les conditions du contrôle judiciaire qui accompagnait sa peine avec sursis. Les services pénitentiaires russes lui ont reproché de ne pas avoir contacté ses officiers de probation, «dont les coordonnées figurent sur le site des services pénitentiaires».

Selon Jean Didier Revoin de RFI: «Le parquet a rejeté les pièces attestant des soins reçus par Alexeï Navalny dans la clinique berlinoise de la Charité après une tentative d’empoisonnement. Pour l’accusation, aucune d’entre elles n’indiquait où se trouvait l’opposant entre sa sortie de la clinique de Berlin le 29 septembre dernier et son retour en Russie le 17 janvier.» L’avocat de Navalny a pourtant confirmé avoir transmis aux autorités un message de l’opposant expliquant sa situation.

Et Navalny d’ironiser à ce propos, depuis sa cage de verre: «Que vous aurait-il fallu de plus? Un enregistrement vidéo? Même Vladimir Poutine a dit à la télévision que j’étais en Allemagne pour un traitement.» Puis il a qualifié la fonction de ce procès: «Le plus important dans ce procès est de faire peur à une quantité énorme de gens. On en emprisonne un pour faire peur à des millions». Il conclut: «Vous ne pourrez pas emprisonner tout le pays!»

Pour accentuer le trait anti-Poutine, Navalny lança: «Même si [M. Poutine] essaie de se présenter comme un géopoliticien, un grand leader mondial, il m’en veut parce qu’il va entrer dans l’histoire comme un empoisonneur. Il y a eu Alexandre le Libérateur [1818-1881] et Yaroslav le Sage [978-1054], et, lui, il entrera dans l’histoire comme Vladimir l’empoisonneur de slips», allusion à l’endroit où la substance qui l’a empoisonné en août 2020 aurait été déposée.

Selon les reporters du Financial Times (2 février au soir): «Après le verdict, quelques milliers de personnes ont tenté de se rassembler dans le centre de Moscou mais ont été sauvagement battues par la police antiémeute qui a utilisé des matraques en caoutchouc et des tasers. Une vidéo sur les médias sociaux a montré un policier antiémeute s’approchant d’un homme avec un insigne de journaliste clairement indiqué et le frappant sur la tête si fort qu’il est tombé à terre en hurlant de douleur. Au moins 679 personnes ont été arrêtées dans tout le pays, selon l’OVD-Info, dont 557 à Moscou et 108 à Saint-Pétersbourg.»

Dans la phase actuelle, en tant que héros et héraut de la lutte contre le pouvoir corrompu poutinien, Alexeï Navalny coalise, de fait, des oppositions ayant des traits politiques divers et trouve une audience en particulier parmi les jeunes générations.

Ce constat ne doit toutefois pas faire l’impasse sur la trajectoire politique de Navalny au même titre que sur sa fonction présente de facteur politisant sur la scène politique russe. L’ampleur du déploiement policier, dimanche 31 janvier comme ce mardi 2 février, constitue l’effective «prise de parole» de Poutine.

L’article d’Eliot Rothwell que nous publions ci-dessous informe sur cette conjoncture marquée par «l’écho Navalny», tout en ne taisant pas ses antécédents politiques. (Réd. A l’Encontre)

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Il y a peu de place pour la complexité sur la scène politique russe. Dans ce spectacle médiatisé, les personnages se voient attribuer leurs rôles. Les luttes constantes de la vie quotidienne sont ignorées. Être pour une chose, c’est être en opposition à une autre.

Alexeï Navalny, l’opposant le plus important de Russie, échappe aux caractérisations simples. Il est à la fois l’anti-poutiniste le plus visible de Russie, le journaliste d’investigation le plus performant et le militant anti-corruption le plus acharné. Il bénéficie du soutien d’une grande partie des citadins progressistes russes. Toutefois, en 2007, il a été évincé de Yabloko [Parti démocratique russe unifié], le parti libéral de la Russie post-soviétique, pour avoir participé à une marche ultranationaliste aux côtés de néonazis.

Il a soutenu Bernie Sanders, en 2020, lors des primaires du Parti démocrate, mais il s’est également manifesté comme défenseur des armes à feu, louant le Tea Party pour avoir «enfoncé» Obama. Il a été aussi un trader en bourse; sa motivation pour s’attaquer à la corruption en Russie provenait de son mécontentement face aux dividendes insuffisants versés sur ses actions de Gazprom, Rosneft et Transneft. Au début de sa carrière politique, il a qualifié les migrants de «cafards». Et, lors d’entretiens en 2017 et 2020, il a refusé de nuancer ses déclarations ou d’y renoncer.

Suite au mouvement de protestation de 2011 [suite aux élections législatives du 4 décembre 2011, la mobilisation la plus importante, celle du 22 décembre à Moscou, a réuni des dizaines de milliers de personnes qui contestaient la victoire du parti de Poutine: Russie unie], Alexeï Navalny a été propulsé dans la conscience publique russe. Il a fait partie du petit groupe de leaders de cette protestation qui sont devenus des figures emblématiques de l’opposition. Depuis lors, l’exil, l’assassinat et la cooptation [d’autres figures oppositionnelles] ont fait d’Alexeï Navalny la seule figure à avoir une influence durable. En septembre 2013, il s’est présenté aux élections municipales de Moscou, arrivant en deuxième position [avec 27,24% des suffrages] derrière Sergueï Sobianine [51,37% des voix]. Cinq ans plus tard, il a élaboré un programme pour l’élection présidentielle, mais s’est vu interdire de se présenter.

Au cours de ces incursions dans la politique organisée, Alexeï Navalny a continué à publier des enquêtes sur la corruption officielle, en phase avec le «moment kleptocratique» [d’enquêtes et de dénonciations de la kleptocratie, de la corruption] occupant une grande place dans le monde de l’édition et du journalisme dans les pays occidentaux. En fait, son attractivité en tant que journaliste d’investigation et défenseur de la lutte contre la corruption s’est accrue dans les années qui ont suivi les manifestations de 2011. Et ceci, alors que la qualité de ses enquêtes et l’importance de ses cibles atteignaient de nouveaux sommets. Il s’en est pris à des oligarques, à l’ancien président Dmitri Medvedev [président du gouvernement de mai 2012 à janvier 2020; président de Russie unie depuis 2012], puis, ce mois-ci, en janvier 2021, à Poutine lui-même. Aujourd’hui, lorsque Alexeï Navalny appelle à l’action, les gens écoutent. Ils s’organisent, ils participent, ils protestent.

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Mais, ces dernières années, l’accent mis par Navalny sur la lutte contre la corruption a creusé les contours plus larges de sa politique. Alexeï Navalny – qui a été médiatisé et qui a traversé le maelström du théâtre politique russe – est une icône de la lutte contre Poutine et la corruption. Tout autre contenu politique est dès lors mis de côté.

Navalny a exposé ses vues dans le cadre de sa campagne présidentielle de 2018, mais on s’en souvient à peine. Il a promis de modestes augmentations de la redistribution des revenus, des dépenses publiques, le développement des infrastructures et des réductions d’impôts pour les propriétaires de petites entreprises. Il a également admis que le régime de documentation qu’il proposait pour les migrants d’Asie centrale et du Caucase pouvait être comparé aux politiques de Donald Trump. Depuis lors, Alexeï Navalny n’a pas fait grand-chose pour développer ces points de vue ou pour organiser un appel basé sur sa politique plus d’ensemble. Peu de gens lui ont demandé de le faire.

Je pense que cela convient à Navalny. Cela fait partie de ses calculs politiques. La lutte contre la corruption est devenue sa raison d’être. C’est l’aspect de son appel qui lui assure un large soutien et qui unit le politicien Navalny, le journaliste d’investigation Navalny et l’activiste Navalny. Ce dernier fournit un message simple autour duquel les militant·e·s antigouvernementaux peuvent se rassembler. Une plateforme politique bien conçue et visible pèserait sur Navalny au milieu des batailles de la gauche, de la droite et du centre.

Au lieu de cela, le message anti-corruption transcende les clivages politiques et fournit une pâte souple servant à mouler son image médiatisée. Et comme me l’a dit Jeremy Morris, anthropologue de la Russie «post-socialiste» et professeur associé d’Etudes mondiales à l’université d’Aarhus (Danemark), l’une des raisons pour lesquelles Navalny «obtient toute cette force d’attraction auprès du public occidental est qu’il se concentre sur ce message assez simpliste de lutte contre la corruption».

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Mais Alexeï Navalny est pragmatique et opportuniste. Conformément aux tendances politiques générales, il parle désormais le langage de la lutte contre la corruption avec un accent populiste. Comme me l’a dit Ilya Budraitskis, historien et partisan du mouvement socialiste russe, Navalny met l’accent sur «l’idée d’antagonisme entre le peuple et l’élite au pouvoir». Selon Budraitskis, le cœur du populisme de Navalny est que la corruption du gouvernement «vole l’avenir de la majorité des gens» [voir sur ce site la déclaration d’Ilya Budraitskis publiée en date du 28 janvier 2021].

Il s’agit donc d’un vaste message de Navalny, destiné à ceux qui veulent le changement. C’est pourquoi, lors de ces manifestations, les drapeaux rouges du Parti révolutionnaire des travailleurs socialistes flottent dans la brise, tandis que les libertaires de droite distribuent des tracts. C’est pourquoi, Navalny flirte avec le nationalisme, tout en tweetant, un matin de l’année dernière, qu’il s’est réveillé heureux de voir que Bernie Sanders avait gagné le New Hampshire.

Pour l’instant, le populisme anti-corruption de Navalny maintient sa coalition. Il est façonné par le drame de l’icône Navalny, son affrontement face à l’autorité, le refus de succomber à l’empoisonnement, la volonté de rentrer en Russie malgré «l’inconnu connu» de l’arrestation et de la prison. Mais à un moment donné, Navalny devra dire dans quelle direction il se dirige. Si l’avenir a été volé, Navalny devra offrir une vision des terres ensoleillées qui se profilent à l’horizon. Si l’argent a été siphonné, il devra dire comment il pourrait être mieux dépensé.

Jeremy Morris et Ilya Budraitskis voient tous deux, ici, des problèmes pour Navalny. Une vision de l’avenir, penchant à gauche ou à droite, lui aliénerait inévitablement certains partisans, tout en plaisant à d’autres. Jeremy Morris m’a dit que Navalny est «coincé dans une impasse». Malgré son message unificateur de lutte contre la corruption, Navalny, selon Jeremy Morris, «ne peut pas vraiment s’imposer avec un éventail politique plus large comme moyen pour se vendre». Ilya Budraitskis a expliqué que Navalny «n’est pas très clair sur l’alternative qu’il essaie de proposer. Il ne donne pas de réponses plus précises sur ce que devrait être cette belle Russie future.»

Comme me l’a dit Ilya Budraitskis: «Navalny a ouvert la voie à la politisation d’une grande partie de la jeunesse». La gauche et la droite, selon Budraitksis, peuvent «utiliser cette politisation pour promouvoir leurs idées et leur alternative». La droite libertaire, qui s’est développée en force et en nombre ces dernières années, voudrait que l’État soit dépouillé, qu’il se «retire» de la vie des gens. La gauche, un petit groupe de groupes et de tendances, utiliserait l’État pour la redistribution, pour combattre les inégalités économiques.

Sur le terrain, ces groupes de gauche sont actifs dans la politique de la vie quotidienne. Le Mouvement socialiste russe et l’Alternative socialiste, les deux groupes les plus importants, s’opposent à la corruption de l’État au niveau local. Ils protestent contre les décharges non traitées, ils luttent contre le sexisme, ils font de l’agitation contre les fonctionnaires locaux. Près de mon ancien quartier au nord-ouest de Moscou, bordé d’arbres, de parcs et de l’autoroute périphérique de Moscou, la gauche locale est venue protester contre les projets de développement de logements dans un grand parc. Ces actions, bien qu’elles ne s’alignent pas sur celles de Navalny, s’inspirent de son message. Elles partagent ses ennemis, mais pas ses solutions.

Aujourd’hui, cependant, Alexeï Navalny a peu de chance de développer sa vision de l’avenir de la Russie. Il se bat pour son avenir. Enfermé dans une prison au nord-est de Moscou, son sort n’est pas clair. Il n’y a pas grand-chose à tirer de prédictions, mais il semble peu probable qu’il sera libre de se promener dans les rues de Moscou dans un avenir proche. En son absence, des appels à de nouvelles réunions de protestation retentissent. Elles se poursuivront probablement jusqu’à ce que son sort soit résolu. (Article publié dans le magazine britannique Tribune en date du 1er janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Eliot Rothwell, journaliste et essayiste, est basé à Moscou

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