Russie. «Le voyage continue»: une lettre de prison de Boris Kagarlitsky

Par Boris Kagarlitsky

Boris Kagarlitsky, sociologue russe de renom, a été incarcéré le 13 février 2024 pour une durée de cinq ans sur la base d’accusations forgées de toutes pièces de «justification du terrorisme». En réalité, son seul crime a été de s’élever contre la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Son dernier appel devant être entendu début mai, la campagne de solidarité internationale Boris Kagarlitsky a lancé une pétition internationale demandant sa libération ainsi que celle de tous les autres prisonniers politiques. [La rédaction d’Alencontre s’associe à cette campagne.]

Vous trouverez ci-dessous la première lettre publique que Boris Kagarlitsky a envoyée depuis le centre de détention n° 12 de Zelenograd, où il est actuellement détenu. Ecrite à sa fille Ksenia, elle a été traduite par Renfrey Clarke à partir de la version russe originale publiée par Rabkor [dont Kagarlitsky était rédacteur en chef]. Renfrey Clarke a également traduit le dernier livre de Boris Kagarlitsky, The Long Retreat: Strategies to Reverse the Decline of the Left, disponible en pré-commande chez Pluto Press.

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Après mon retour à Moscou depuis Syktyvkar [république des Komis, à 1300 km au nord-est de Moscou], un journaliste de ma connaissance m’a incité à écrire quelque chose sur mes expériences en prison. L’idée m’a séduit et je me suis immédiatement mis au travail. Mais après avoir écrit une quinzaine de pages, je me suis rendu compte que je n’avais pas assez de matière pour un livre entier. Le problème a été rapidement résolu, car le Léviathan a veillé à ce que j’aie de nouvelles occasions d’approfondir mes connaissances sur la vie en prison. A la suite d’une requête du bureau du procureur, une cour d’appel a décidé de réexaminer la peine prononcée à Syktyvkar [le 26 juillet 2023 pour «appels publics au terrorisme»] et m’a de nouveau envoyé [le 13 février 2024] derrière les barreaux [après avoir été libéré le 13 décembre].

Ma dernière expérience de la prison s’est révélée différente à bien des égards de la précédente. En l’espace d’un peu plus d’un mois, je suis passé par trois prisons et cinq cellules, avant de m’installer dans ma «cellule longue durée» [à Zelenograd, dans l’oblast de Moscou], où j’écris ces lignes. Le résultat est que j’ai fait la connaissance de nouvelles personnes et que j’ai eu accès à un matériel extrêmement riche. Beaucoup de nouvelles pensées me sont venues à l’esprit et je les écris petit à petit (ces pensées n’ont pas toujours un rapport avec la vie carcérale, mais elles sont évidemment influencées par l’expérience que j’ai vécue ici). Les occasions de réfléchir à la philosophie et à la psychologie ne manquent pas, mais les découvertes les plus riches sont liées aux transferts d’un endroit à l’autre que j’ai été obligé de subir.

Bien que les règles de la vie carcérale soient fondamentalement les mêmes partout, la pratique réelle peut être très différente, non seulement d’une prison à l’autre, mais même d’une cellule à l’autre. Dans chaque lieu, des communautés distinctes naissent, évoluent, se désagrègent et se reforment au gré des circonstances. Il y a des grandes et des petites prisons, des riches et des pauvres, dans les provinces et dans la capitale. Les gardiens peuvent être aimables et même compréhensifs, mais ils peuvent aussi être méchants. Les détenus sont de différents profils humains, appartenant à différents groupes culturels et classes sociales. Il y a toujours des sujets de conversation, même si ces conversations ne sont pas toujours agréables. Lorsque les détenus sont transférés d’une prison à l’autre, ils échangent des informations sur ce qui se passait dans leur dernier lieu de détention et sur ce à quoi ils peuvent s’attendre dans le nouvel établissement. Ce qui intéresse le plus les gens, c’est bien sûr la nourriture. Manger décemment est l’un des principaux plaisirs que l’on peut espérer de la vie en prison, et la qualité de la nourriture carcérale fait donc l’objet de discussions particulièrement animées.

Lorsque je suis arrivé à Zelenograd, j’ai été placé, pour une raison quelconque, dans une cellule de quarantaine, bien que les deux semaines que j’avais passées à Kapotnya [sud-est de la municipalité de Moscou] équivalaient déjà à une quarantaine. Le problème de cette quarantaine était que les gens de l’extérieur ne pouvaient pas me contacter normalement. Je ne recevais pas de colis et mes trois nouveaux compagnons de cellule étaient exactement dans la même situation. C’est là que j’ai entendu parler de la maison d’arrêt de Medvedkovo [Moscou], où, paraît-il, les prisonniers sont très bien nourris. Oh, les louanges que j’ai entendues sur les cuisiniers de cette prison pendant ma période de quarantaine à Zelenograd! Le porridge dans cet endroit! La quantité de viande dans la soupe! La taille des portions distribuées au dîner! A en juger par les commentaires de mes compagnons de cellule, cet établissement méritait une étoile Michelin.

Lorsque vous atterrissez dans une cellule dotée d’un réfrigérateur et d’un téléviseur, vous commencez à dépendre moins de la cuisine de la prison et plus des colis alimentaires et de vos compagnons de cellule. Tout n’est pas partagé, ni avec tout le monde, mais la gestion en commun des ressources est tout à fait naturelle et raisonnable. Dans la cellule où j’ai été placé à Kapotnya, j’ai été frappé par le fait que des procédures démocratiques avaient été mises en place, certaines questions étant décidées par vote, d’autres par consensus. La nourriture, en revanche, ne relevait pas de la propriété commune. Les détenus s’étaient répartis en plusieurs groupes (nous étions en tout entre 13 et 15, avec des arrivées et des départs constants), et à l’intérieur de ces groupes, les ressources étaient partagées. J’ai fini par y voir une sorte d’anarcho-socialisme, même s’il y avait aussi des individualistes. Par exemple, il y avait un ancien responsable universitaire qui avait été emprisonné pour corruption. Le réfrigérateur était rempli par ses réserves de nourriture, qu’il ne partageait avec personne. Une fois, il est vrai, il s’est approché de moi et m’a offert un morceau de gâteau. J’ai été étonné et j’ai accepté le cadeau avec gratitude. Malheureusement, la raison de sa générosité est apparue immédiatement: le gâteau avait dépassé sa date de péremption.

Ici, à Zelenograd, la cellule est plus petite et il ne vient à l’idée de personne d’établir des procédures formelles, et encore moins de procéder à des votes. Néanmoins, des communautés informelles prennent inévitablement forme et fonctionnent selon leurs propres règles. Le degré de solidarité et d’entraide qui y règne est sensiblement plus élevé qu’à l’extérieur.

Bien sûr, j’ai eu de la chance. J’ai été placé dans une cellule avec des gens corrects, pour autant que cela soit possible dans de telles conditions. Mais ce n’est peut-être pas si surprenant. La plupart des détenus, après tout, ne sont pas des malfaiteurs endurcis, mais des gens ordinaires qui sont entrés en conflit avec la loi, qui ont cédé à une tentation ou qui ont perdu le contrôle de leur situation. Lorsque j’ai été placé dans ma cellule à Kapotnya, l’un des détenus, qui était là depuis plus longtemps que les autres, m’a immédiatement dit: «Vous seriez ici pour un meurtre, n’est-ce pas?» J’ai été choqué. «Est-ce que j’ai vraiment l’air d’un meurtrier?» La réponse fut encore plus inattendue que la question: «Les gens qui sont ici pour meurtre non prémédité sont tous très décents, intelligents et gentils.» En revanche, la réputation des prisonniers politiques n’est pas toujours très bonne. «Certains d’entre eux ont une trop haute opinion d’eux-mêmes et, dans l’ensemble, ils sont enclins à l’hystérie.» J’espère avoir pu améliorer quelque peu la réputation des prisonniers politiques aux yeux de mes compagnons de cellule.

La prison de Zelenograd, où l’on a fini par me placer, est petite et dispose de ressources limitées. Cela se voit dans la quantité et la qualité de la nourriture, et dans le fait que l’établissement est en sous-effectif chronique. Les gardiens se plaignent constamment de tout cela, s’attirant la sympathie et la compréhension des prisonniers. En général, cependant, la qualité de la nourriture de la prison cesse de vous déranger une fois que vous êtes placé dans une cellule équipée d’un réfrigérateur. Notre cellule est particulièrement chanceuse: l’un des détenus est diplômé d’un institut de cuisine et est pâtissier de métier. Il a réussi à obtenir une cocotte-minue pour la cellule, et chaque soir, l’endroit est rempli d’arômes délicieux.

Malheureusement, si un réfrigérateur peut devenir source d’émotions positives, il en va tout autrement d’un téléviseur. Curieusement, ces deux appareils existent dans une sorte d’unité organique: soit vous avez les deux, soit vous n’avez rien. Chaque jour, la télévision vous abreuve de propagande qui se transforme en une sorte de bruit de fond auquel il est difficile d’échapper en changeant de chaîne – le message est partout le même. Au bout d’un certain temps, cependant, on développe une immunité. La télévision a également une fonction positive: elle permet de connaître l’heure.

En discutant avec mes compagnons de cellule pendant quelques semaines, et dans certains cas seulement quelques heures, j’ai peu à peu constitué une sorte d’encyclopédie des types humains et des histoires de vie, sur la base de laquelle je pourrais peut-être, un jour, écrire un bon livre. Toutes ces expériences et connaissances devront cependant encore être résumées et retravaillées. J’espère pouvoir le faire à l’extérieur! Pour l’instant, je me contente d’accumuler des connaissances. Le voyage continue. – Zelenograd, 25 mars 2024 (Texte en anglais publié par LINKS International Journal of Socialist Renewal ; traduction rédaction A l’Encontre)

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