Russie-Dossier. «Liquidation de l’ONG Memorial: la victoire de l’histoire officielle»

Par Petra Markovic

«Pourquoi nous, les descendants des vainqueurs, devrions-nous avoir honte et nous repentir au lieu d’être fiers de notre glorieux passé?» Voilà, capturé en une phrase par le procureur Jafiarov, le réel enjeu du procès Memorial, qui vient de s’achever le mardi 28 décembre 2021 par la mise en liquidation de l’association. La reconnaissance, sans doute bien involontaire, d’une évidence: si ce procès a formellement traité de la loi sur les «agents de l’étranger», de soi-disant «violations répétées» de cette loi par l’ONG de défense des droits humains et de sa structure juridique, si procureurs et avocats se sont opposés dans des joutes oratoires sur les détails de cette loi, les formes du texte «d’avertissement» dont les «agents de l’étranger» sont censés préfacer leurs publications, le concept même de «publication»… tout ceci n’était qu’un transparent prétexte.

Ce qui s’est joué, lors de ce procès, était l’affrontement de deux visions de l’histoire soviétique et de deux légitimités à la raconter. Celle de l’Etat russe, qui se veut l’héritier de l’URSS et le tenant d’une histoire ripolinée, débarrassée de ses aspérités, uniformément héroïque et appuyée sur le mythe fondateur de la victoire de 1945. Contre celle d’une partie de la société civile russe, héritiers de la glasnost, tenants du devoir d’inventaire et de mémoire sur les pages sombres de l’histoire soviétique, celles du totalitarisme et des répressions staliniennes.

Tournant national-conservateur

Memorial en est le porte-flambeau. Fondée en 1988, alors que l’URSS vit ses dernières années, cette association d’historiens veut répondre à la soif de vérité de la société russe d’alors. Les archives du KGB s’ouvrent, des millions de familles veulent enfin savoir ce qui est advenu d’un père, d’un grand-père, d’un oncle, d’un mari… disparus dans les rouages du goulag. Le projet n’est pas seulement historique, il est aussi profondément politique, au sens le plus noble du terme. Pour les fondateurs de Memorial, ce n’est qu’au prix d’un travail de mémoire que la Russie moderne pourra réellement tourner la page de la terreur soviétique et aller de l’avant.

Rapidement, à cette mission historique, Memorial en ajoute donc une autre, contemporaine: une activité de défense des droits de l’homme, d’abord pendant les deux guerres de Tchétchénie [1994-1996 et août 1999-février 2000] . Puis, au fur et à mesure du durcissement du régime russe, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, avec la tenue d’une liste de prisonniers politiques tenue par le Centre de défense des droits humains adossé à l’historique Memorial International.

L’Etat russe, au fil de ce durcissement et de son tournant national-conservateur, tolère de moins en moins les récits historiques concurrents à celui qu’il voudrait imposer. Plus le thème «militaro-patriotique» et la transformation de la victoire de 1945 en quasi-religion d’Etat se structurent, plus les pressions se multiplient contre Memorial. Interruption de leurs événements, agressions contre leurs membres, catégorisation comme «agent de l’étranger» en 2014, affaires judiciaires montées de toutes pièces contre ses représentants en Tchétchénie et en Carélie en 2016 et 2018… Une lutte inégale, dans laquelle une seule des parties est armée – et pour paraphraser le réalisateur italien Ettore Scola, ce n’est pas Memorial qui est anti-Etat russe, c’est l’Etat russe qui est anti-Memorial. Jusqu’au coup de grâce, en novembre, avec l’annonce d’une plainte en liquidation de l’association par le parquet russe.

Archives mises à l’abri

L’issue du procès ne faisait guère de doutes. Depuis des semaines, Memorial s’y préparait. Ses archives, un véritable trésor historique constitué au fil des donations individuelles de descendants de déportés, ont été mises à l’abri dans les différents bureaux régionaux de l’association. A l’annonce du verdict, les quelques dizaines de personnes ayant bravé l’hiver russe pour venir assister à l’audience ont eu beau scander «Honte!», les avocats de Memorial ont eu beau aussitôt annoncer leur intention de faire appel, il n’y a aucun doute sur l’issue négative qu’ils trouveront. Pas plus qu’il n’y en a sur celle de l’audience de mercredi 29 décembre [voir ci-après], consacrée cette fois-ci à la liquidation du Centre de défense des droits humains. «Je ne me fais aucune illusion sur les gens qui sont au pouvoir. Mais ce qui est en train de se passer sera écrit dans les livres d’histoire, nous disait, à quelques jours du procès, Sergueï Bondarenko, jeune historien chez Memorial. Memorial a été officiellement ouvert en 1988 et officiellement fermé en 2022. Et qui était le président qui a fait fermer la plus ancienne et la plus respectée des associations à travailler sur la mémoire des répressions? C’est Poutine.» (Article publié par le quotidien Libération, en date du 28 décembre 2021)

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En Russie, la branche droits de l’homme de l’ONG Memorial liquidée à son tour

Par Petra Markovic

Au lendemain de la dissolution de la structure mère de l’organisation, un tribunal de Moscou a ordonné la fermeture de son centre des droits humains. Memorial paie le prix de ses combats passés, notamment en Tchétchénie, et de sa place centrale dans la société civile.

Prévisible et pourtant consternant. Ce mercredi 29 décembre, le tribunal de Moscou a prononcé la mise en liquidation du «Centre de défense des droits de l’homme Memorial». La dissolution, la veille, de son association mère Memorial [voir ci-dessus] ne laissait que peu de place au doute. D’autant que les accusations portées contre le Centre de défense des droits de l’homme étaient encore plus graves que celles portant sur Memorial International. Au prétexte formel de non-respect répété de la loi sur les «agents de l’étranger» s’ajoutait une autre accusation, particulièrement kafkaïenne: le Centre, selon le tribunal, est coupable «d’apologie de l’extrémisme» pour avoir considéré comme «prisonniers politiques» des personnes condamnées en Russie pour terrorisme.

Ainsi est signé l’arrêt de mort de l’une des plus anciennes et des plus importantes ONG russes. Le Centre de défense des droits de l’homme de Memorial date de 1993, créé cinq ans après Memorial International. Il naît d’un constat que résumait, son actuel directeur Alexandre Tcherkassov: «On peut condamner sévèrement les erreurs et les crimes du passé, mais quand tu es témoin de choses similaires dans le présent, se taire veut dire que tu mens sur le reste aussi.» En Arménie, en Azerbaïdjan, en Ossétie, et surtout en Tchétchénie, dévastée en 1994-1996 puis en 1999-2000 par une effroyable guerre civile, Memorial documente les crimes de toutes les parties prenantes. Et inspirés par la même éthique que celle qui structure son travail sur les répressions staliniennes, ses membres s’efforcent de redonner un nom à chaque victime, de retracer son histoire et de désigner les coupables de sa disparition.

Memorial va payer un lourd tribut à son obstination à défendre les droits de l’homme en Tchétchénie. L’association s’attire la haine inextinguible de Ramzan Kadyrov, le satrape installé par Moscou pour tenir la région d’une main de fer après la fin de la guerre. Du «sale boulot», des «traîtres» bons à jeter en prison pour haute trahison, le dirigeant tchétchène n’a pas de mots assez durs pour ceux qu’il considère comme ses ennemis personnels. Et cela va bien au-delà des mots. En 2009, la représentante de Memorial en Tchétchénie, Natalia Estemirova, est enlevée et assassinée. Ce meurtre n’a jamais été élucidé. En 2016, son successeur Oyoub Titiev passe deux ans en prison pour une affaire de trafic de drogues montée de toutes pièces.

Cœur de l’écosystème

L’activité de Memorial ne faiblit pas pour autant. Le Centre de défense des droits est présent partout en Russie, documente, dénonce, fournit une aide juridique, saisit la justice internationale au besoin. Pour qui doit écrire sur les problématiques liées aux droits de l’homme en Russie, sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse des dysfonctionnements du système judiciaire, de la situation politique dans le Caucase nord, des rapatriements en Russie de femmes de l’Etat Islamique, c’est par Memorial que tout commence. C’est l’interlocuteur incontournable, l’endroit où l’on trouvera les meilleurs spécialistes et les analyses les plus complètes. C’est l’ONG à laquelle toutes les autres ONG russes aspirent à ressembler. Le cœur de l’écosystème.

Un écosystème de plus en plus menacé. Depuis l’adoption en 2014 de la loi sur les «agents de l’étranger», son champ d’application s’élargit sans cesse. On y trouve, en vrac: l’association d’avocats «Agora»; le fonds de soutien aux migrants «Action citoyenne», le groupe «Pour les droits de l’homme», le «Comité contre la torture», l’association d’aide aux détenus «Rus Sidiaschaïa», le Centre culturel Andreï Sakharov, une association luttant contre les violences domestiques, la quasi-totalité des médias indépendants du pays, Meduza, Dojd, Republic, Mediazona, l’association d’observateurs électoraux Golos, ou encore le «Réseau russe LGBT»… ainsi que Memorial International et son Centre de défense des droits humains. En établissant la liste de ceux qu’il considère comme ses ennemis, le régime de Poutine donne, en creux, la plus éloquente des définitions sur sa vraie nature.

La fermeture de Memorial et de son Centre de défense des droits de l’homme est un signal. La désignation des ennemis du régime comme «agents de l’étranger» ne suffit plus. Place, maintenant, à la fermeture pure et simple des organisations. «Les conséquences seront terribles, dévastatrices, commentait hier à l’annonce du premier verdict le président de Memorial International, Ian Ratchinski. D’abord pour la société civile, mais ensuite pour tout le pays.» (Article publié sur le site de Libération en date du 29 décembre 2021)

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«Quand le Kremlin veut interdire la mémoire des crimes du communisme»

Par Veronika Dorman

Censure des médias, impossible opposition politique, amnésie historique: plongée en trois temps dans une Russie où le passé n’est pas complètement passé. Ici au sein de l’ONG Memorial, dont la dissolution a été ordonnée ce jeudi 28 décembre. «Libé» s’y était rendue quelques semaines plus tôt.

En 1991, était libérée la mémoire: l’association Memorial, créée en 1988 par les dissidents soviétiques, pouvait enfin écrire l’histoire des répressions staliniennes et œuvrer à la réhabilitation de millions de victimes. Trente ans plus tard, en s’y attaquant frontalement et brutalement, le Kremlin entend priver les Russes de tout passé qui ne serait pas glorieux.

Des portes menottées. C’est l’une des images qui marquent cette fin 2021. Ce sont les portes de l’immeuble qu’occupe dans le centre de Moscou l’ONG Memorial, bloquée par la police le 14 octobre. Une bande de jeunes encagoulés vient d’interrompre agressivement la projection d’un film sur la famine ukrainienne de 1932-1933, l’Ombre de Staline. Quelques semaines plus tard, on retrouvera les dirigeants de l’ONG, qui en sont aussi les cofondateurs, sur le banc des accusés dans les tribunaux moscovites: le 12 novembre, le parquet général a requis la «liquidation» de «Memorial International» et du Centre des droits humains de Memorial.

Dans le tourbillon de la perestroïka, à la fin des années 80, les fondateurs de la plus ancienne ONG de Russie, des dissidents, des étudiants et d’anciens prisonniers politiques, considèrent que le véritable changement doit passer par la reconnaissance des crimes commis par l’Etat soviétique, et la perpétuation de la mémoire des millions de victimes de la terreur stalinienne. Ils ont en tête de créer un mémorial au sens large, au-delà d’un monument, avec des archives, un musée, une bibliothèque. «Notre mission est de décrire chaque destinée individuelle», avait dit le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, l’un des cofondateurs. Sortir les victimes de l’anonymat auquel les avait condamnés la machine répressive soviétique pour tendre au pays un miroir de son passé, l’aider à se reconstruire dans le présent et envisager plus sereinement ses lendemains.

La mission de la jeune ONG s’étend rapidement à la défense des droits de l’homme. «On peut condamner sévèrement les erreurs et les crimes du passé, mais quand tu es témoin de choses similaires dans le présent, se taire veut dire que tu mens sur le reste aussi», explique Alexandre Tcherkassov, actuel directeur de Memorial, qui fut aussi un militant de la première heure. Pendant que ses collègues épluchent les archives entrouvertes du KGB, lui se rend dans les points chauds, aux marges de l’empire déchu, «toujours des deux côtés, dans tous les conflits», en Arménie et en Azerbaïdjan pendant la première guerre du Haut-Karabakh, en Ossétie du Nord. En Tchétchénie, surtout: tout en documentant les exactions de guerre, il recherche les disparus, y compris parmi les soldats de l’armée russe. Les défenseurs des droits de l’homme sont rapidement accusés de frayer avec les bandes armées illégales. «Nous ne travaillions pas contre l’Etat, mais dans une autre dimension, explique Tcherkassov. C’est ce qui nous rendait dérangeants. Le pouvoir a rapidement commencé à nous considérer comme des ennemis.» Ce rapport de force se durcira, à mesure que se raidit le régime. Et que se renverse la mémoire.

Audience à la Cour suprême

Les scellés se referment sur les archives de la police politique soviétique, qui redeviennent un secret jalousement gardé. Dès 2004, Vladimir Poutine met un point d’honneur à célébrer tous les 20 décembre la fête professionnelle des services secrets, qui «défendent non seulement les intérêts de la Russie, mais les bases fondamentales de l’Etat russe». Les chapitres sur la collectivisation, les purges et le goulag – des millions de victimes – fondent dans les manuels scolaires. En 2015, le seul camp de travail forcé à avoir été transformé en musée des répressions, Perm-36, bascule en lieu de mémoire des gardes du NKVD (ancêtre du KGB), en mettant l’accent sur la culture des matons, au détriment du quotidien des zeks [prisonniers du Goulag]. Deux ans plus tard, Vladimir Poutine clôt le débat sur la perpétuation de la mémoire des répressions en inaugurant un monument aveugle à Moscou – le «mur du chagrin», une sculpture monumentale de 6 mètres de haut et 35 de long, en bronze et en pierre, représentant une foule sans visages. Dans le même temps, le culte de la «victoire dans la grande guerre patriotique» devient l’un des principaux piliers de l’idéologie kremlinoise, et toute personne qui en déroge est vite taxée de connivence avec l’ennemi nazi.

En 2021, dans un pays malade de son passé, la mémoire historique est devenue une affaire politique. Et la défense des droits de l’homme, un acte de dissidence voire de trahison. Nul ne doute que Memorial est poursuivie aujourd’hui pour son travail sur les crimes du passé et ses prises de position sur les exactions du présent. En ce mardi morose de novembre, Alexandre Tcherkassov a l’air épuisé. La première audience à la Cour suprême aura lieu la semaine d’après, les journalistes défilent toute la journée, en prévision des requiem qu’il faudra composer.

Les attaques contre Mémorial ou ses membres ne sont pas nouvelles. En 2009, Natalia Estemirova, spécialisée dans les violations des droits de l’homme en Tchétchénie, est enlevée et assassinée (comme pour Anna Politkovskaïa, son amie et collègue, le commanditaire ne sera jamais identifié par la justice). Son successeur au bureau Mémorial de Grozny, Oyoub Titiev, est accusé en 2018 de détenir de la drogue, et passe de longs mois en prison. Depuis 2016, Oyoub Titiev, qui a découvert le charnier de Sandarmokh en Carélie et exhumé des dizaines de milliers de noms de victimes des purges staliniennes, est poursuivi par la justice pour pédopornographie, dans un procès monté de toutes pièces. Début décembre, le parquet a demandé que la peine initiale de l’historien âgé de 65 ans soit encore rallongée de deux ans, la portant à quinze ans sous régime sévère. Comme le souligne l’historien Nicolas Werth, qui préside la filiale Mémorial France, Dmitriev a commencé à avoir des problèmes le jour où il s’est aussi penché sur les bourreaux, ceux qui sont responsables de ces milliers et millions de morts, c’est-à-dire les agents du NKVD, les prédécesseurs des forces au pouvoir dans la Russie d’aujourd’hui. Qui, elles, n’ont évidemment aucun intérêt à ce que le passé soit remué, exhumé, et qualifié.

En parallèle, c’est toute la structure qui se trouve sous pression, dès l’adoption, en 2012, de la loi sur les «agents de l’étranger», «clairement créée pour soumettre toutes les organisations indépendantes, et liquider celles qui refuseraient de se soumettre», rappelle Alexandre Tcherkassov. De blâmes en amendes, en passant par une tentative de dissoudre le réseau des bureaux nationaux en 2015, le dossier contre Memorial s’épaissit. Mais le coup porté cette fois pourrait être fatal. «C’est le résultat de la remise à zéro des compteurs de l’année dernière. C’est une reconfiguration des relations entre le pouvoir et la société, dans laquelle il ne reste plus de place du tout pour une société civile indépendante.» (Article publié sur le site de Libération en date du 20 décembre 2021. Veronika Dorman est une envoyée spéciale à Moscou et Nijni-Novgorod)

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«La vérité ne peut jamais être annihilée»

Entretien avec Nicolas Werth par Sonia Delesalle-Stolper

Mardi 28 décembre 2021, la justice russe a décidé la dissolution de l’association de défense des droits humains Memorial, fondée par des dissidents initialement pour faire la lumière sur les purges staliniennes, puis sur les répressions dans la Russie de Vladimir Poutine. Pour Nicolas Werth, président de la branche française de l’ONG, ancien directeur de recherche au CNRS et l’un des plus grands spécialistes du régime soviétique, le travail de mémoire de Memorial, engagé il y a trente ans, «a été fait, est archivé et ne peut plus disparaître».

Etes-vous surpris par la décision de la justice russe?

Non, on n’est pas surpris du tout. Lundi 27 décembre nous avait donné un avant-goût de ce qui nous attendait avec le énième alourdissement de la peine contre Iouri Dmitriev [historien du goulag, collaborateur de Memorial en Carélie, ndlr], désormais condamné à quinze ans de réclusion. Nous savions déjà qu’il s’agissait d’une offensive tous azimuts, de grande ampleur du pouvoir poutinien. Il s’agit d’une nouvelle étape du durcissement du régime, à l’intérieur et à l’international. Depuis le 11 novembre, quand la première menace avait été brandie contre Memorial, nous étions très pessimistes.

Mais où va s’arrêter la répression?

Difficile à dire. Le nombre de prisonniers politiques va sans aucun doute augmenter. Il y en a déjà plus de 400. Mais je voudrais insister sur une lueur d’optimisme. D’abord, la liquidation prendra beaucoup de temps, des mois, peut-être une année. Ensuite, il y a peut-être possibilité de faire appel, même si nous n’entretenons pas beaucoup d’illusions à ce sujet. Et puis, le travail fait est fait, il ne disparaîtra pas. Ce travail de mémoire, d’histoire, a été numérisé, archivé, il est là et ne peut plus disparaître. Il est à l’abri, il va rester. On ne peut pas gommer comme ça d’un trait trente ans de travail, de connaissances, d’archives. Tout n’est donc pas complètement négatif.

Par ailleurs, Memorial ne fonctionne pas comme le pouvoir de Poutine, à la verticale. C’est une organisation absolument horizontale, dont il existe 63 branches régionales et sept hors de Russie, dont deux en Ukraine. Et ces branches régionales disposent d’une très large autonomie, elles ont toutes leur propre fonds d’archives.

Or, le jugement de ce mardi 28 décembre ne concerne qu’une poignée de ces branches. Il faudrait que les autorités liquident une à une toutes ces branches régionales, ce qui est de l’ordre du possible évidemment, mais cela prendra beaucoup de temps. Il y a aussi la question pratique de ce qui va advenir de tous ceux qui travaillaient pour Memorial. Toutes ces mains qui, concrètement, travaillent chaque jour. Nous assistons au combat éternel d’un pouvoir politique contre la vérité. Mais celle-ci ne peut jamais être annihilée. [1]

Peut-on espérer un sursaut de la société civile?

Je ne suis pas très optimiste à ce sujet. On l’a vu avec la mobilisation pour Alexeï Navalny. Deux week-ends de mobilisation, avec quelques dizaines de milliers de manifestants, à l’échelle d’un pays de 144 millions d’habitants, ça ne pèse pas lourd. Memorial ne mobilise pas les foules. D’ailleurs il y a quelques semaines, l’organisation a diffusé un film très touchant où des gens dans la rue étaient interrogés. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’est Memorial! Seuls quelques-uns, dans un certain milieu, celui de l’intelligentsia, comme toujours en Russie, comme au XVIIIe, au XIXe et au XXe siècles, se mobilisent. Il existe toujours un petit groupe d’intellectuels qui comptent, quelques centaines, peut-être quelques milliers, qui sont engagés. Mais il n’y a pas de mouvement de résistance de masse.

Pourquoi? Est-ce la peur qui empêche la mobilisation?

Je pense qu’il s’agit plus d’une profonde ignorance, et indifférence, de la nouvelle génération vis-à-vis de l’époque soviétique. Ça peut se comprendre en partie. Depuis vingt ans, on a assisté à l’avènement d’une véritable société de consommation, construite sur une économie fragile certes, avec ses failles, mais tout de même. Poutine est le symbole de cette société de consommation, qu’il associe à la restauration de la fierté nationaliste.

La période soviétique se divise en deux, une première moitié de violences et de terreur et une seconde moitié très différente, dans les années 70, sur laquelle s’est bâtie une forme de nostalgie. Une sorte d’Etat-providence, où il y avait des pénuries mais où la sécurité de l’emploi était assurée. La jeune génération a une vision très approximative de la période soviétique, alimentée par des films des années 70 qui repassent régulièrement à la télévision et entretiennent cette image caricaturale.

Cela n’incite pas à l’optimisme pour l’avenir?

Non, nous ne sommes pas vraiment optimistes. Sauf si la toute nouvelle génération réagit. La chute de l’URSS date d’il y a trente ans. Il y a les quadragénaires, et puis il y a les très jeunes. Dans les soutiens à Navalny par exemple, on a constaté qu’il y avait bien plus de jeunes d’une vingtaine d’années que de quadragénaires. Les choses ne sont pas figées, heureusement. Comme toute société, la société russe est en mouvement, on ne sait pas comment la plus jeune génération va se développer. Lorsqu’on voit que le film du journaliste youtubeur sur la Kolyma et les goulags a été vu par des millions de personnes, on peut espérer. Rien n’est jamais figé. Le travail réalisé par Memorial ne peut pas être effacé. On ne peut immobiliser ni le passé ni l’avenir.

Poutine ne va pas s’arrêter là?

Non, je le crains. Maintenant, il va passer aux choses sérieuses, à la question des nationalités, des pays proches. Le cœur du problème pour lui, c’est que la Russie d’aujourd’hui n’est pas une construction monolithique. Les minorités nationales de l’intérieur ont toujours posé problème. Poutine est préoccupé par la relation centrale et majeure de la Russie avec l’Ukraine, le Bélarus, le Caucase ou l’Asie Centrale. Il faut comprendre l’offensive contre Memorial dans un contexte plus large, celui de la réflexion poutinienne sur les sphères d’influence, la place de la Russie dans son environnement proche et plus largement dans le monde d’aujourd’hui. (Entretien publié par Libération le 28 décembre 2021)

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[1] Dans une tribune publiée sur le site du Monde en date du 2 janvier 2022, Nicolas Werth écrit: «Nos collègues de Memorial ont été pionniers dans l’étude des camps du goulag, de la Grande Terreur de 1937-1938, des déportations des années 1930-1950, mais aussi de la dissidence des années 1960-1980. Ils ont, en outre, répondu à la célèbre injonction de la poétesse russe Anna Akhmatova [1889-1966] à propos des victimes de la répression – « Je voudrais vous nommer toutes par votre nom. Mais ils ont pris la liste. A qui poser les questions ? », dans l’épilogue de son recueil Requiem [écrit entre 1935 et 1940] en constituant une immense base de données (3,5 millions de noms). Chacun peut y chercher le nom d’un proche disparu. A cela s’ajoute un fonds unique d’archives privées (plus de 60 000 dossiers) léguées par les familles des victimes. Memorial a, en outre, recueilli des milliers de témoignages de rescapés et érigé des centaines de mémoriaux sur les lieux de massacre de la Grande Terreur, retrouvés et exhumés pour la plupart par les membres de l’ONG.

Toutes ces initiatives contrarient profondément la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée depuis le milieu des années 2010 par le régime, dans le but d’imposer un récit historique officiel fédérateur centré sur une vision glorificatrice de l’histoire nationale, dont la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique [la seconde guerre mondiale pour les Russes] constitue l’épisode le plus éclatant. Depuis 2020, ce nouveau récit national russe est gravé dans le marbre de la Constitution : « La Fédération de Russie, Etat successeur de l’URSS, protège la vérité historique. » Pas moins de sept lois mémorielles ont été adoptées. Dans ce nouveau récit national, y a-t-il encore de la place pour sa « face sombre » ? Assurément, mais une place minimale et surtout bien balisée.»

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