L’opposition s’exprime en Russie contre l’invasion de l’Ukraine. La répression poutinienne la combat

Par Pjort Sauer et Andrew Roth (à Moscou)

Vladimir Poutine a déclaré que l’invasion de l’Ukraine, qu’il a annoncée jeudi matin (24 février) peu avant l’aube, bénéficiait d’un large soutien public. Mais dans la soirée, des milliers de personnes dans les villes de Russie [plus de 50 selon la BBC et d’autres chaînes] avaient défié les menaces de la police pour se rendre sur les places centrales et protester contre la campagne militaire.

Selon l’OVD-Info [projet médiatique russe indépendant de défense des droits humains visant à lutter contre la persécution politique], la police avait procédé à au moins 1346 arrestations dans la soirée du jeudi 24 février, dans le cadre de la répression des manifestations non autorisées. La plupart des arrestations ont eu lieu à Moscou et à Saint-Pétersbourg, où les foules étaient les plus nombreuses.

Les manifestants ont scandé: «Non à la guerre!» alors qu’ils échangeaient des réactions choquées à l’attaque de l’Ukraine.

A Moscou, Alexander Belov a déclaré qu’il pensait que Poutine avait «perdu la tête». «Je pensais que nous ne verrions jamais une guerre comme celle-ci au XXIe siècle», a déclaré Belov, qui est arrivé tôt sur la place Pouchkinskaïa [place Pouchkine, lieu de réunion des oppositions] de Moscou pour la trouver entourée de fourgons de police. «Il s’avère que nous vivons au Moyen Age.»

L’ambiance à Moscou était noire et sombre quelques heures après que Poutine a annoncé qu’il lançait une vaste offensive militaire visant l’Ukraine. «Je suis embarrassé pour mon pays. Pour être honnête avec vous, je suis sans voix. La guerre est toujours effrayante. Nous ne voulons pas cela», a déclaré Nikita Golubev, un enseignant de 30 ans. «Pourquoi faisons-nous cela?» Sa colère et son désespoir étaient partagés par de nombreuses personnes se rendant au travail dans la rue centrale Arbat. Au centre culturel ukrainien situé juste en bas de la rue, l’ambiance était encore plus sinistre.

L’administrateur ukrainien a déclaré que le centre, qui vise à promouvoir la langue, les traditions et l’identité d’un pays dont Vladimir Poutine a nié la légitimité en tant qu’Etat moderne dans son discours de lundi, serait fermé pour la «période à venir». «Nous sommes bombardés au moment où nous parlons. Bien sûr que nous sommes fermés! Jésus, que se passe-t-il?», a crié l’administrateur, qui n’a pas voulu donner son nom.

Certains signes indiquaient déjà que les Russes n’étaient pas à l’aise avec la décision initiale de Poutine de reconnaître les deux républiques autoproclamées du Donbass.

Mardi 22 février, Yuri Dudt, l’une des personnalités médiatiques les plus populaires de Russie, a déclaré qu’il «n’avait pas voté pour ce régime» et son «besoin d’empire», et qu’il se sentait honteux, dans un message qui a reçu près d’un million de like en 24 heures.

Un nouveau sondage du centre indépendant Levada, publié jeudi 24 février, a montré que seuls 45% des Russes étaient favorables au geste de reconnaissance qui a précédé les événements dramatiques de jeudi matin.

«Je ne pensais pas que Poutine serait prêt à aller jusqu’au bout. Comment pouvons-nous bombarder l’Ukraine? Nos pays ont leurs désaccords, mais ce n’est pas une façon de les résoudre», a déclaré Ksenia, une Moscovite.

Mais les cris de colère n’ont pas seulement été ressentis dans les rues de Moscou, où le Guardian n’a pas rencontré de soutien pour l’assaut militaire. L’élite culturelle et sportive russe, habituellement derrière Poutine et souvent sollicitée par le président lors des campagnes électorales pour recueillir le soutien populaire, a également exprimé ses profondes inquiétudes quant à l’invasion de la Russie.

Valery Meladze, sans doute le chanteur le plus aimé du pays, a posté une vidéo émouvante dans laquelle il «supplie» la Russie d’arrêter la guerre. «Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire. L’histoire sera le juge de ces événements. Mais aujourd’hui, je vous en supplie, arrêtez la guerre.»

De même, l’international russe de football Fyodor Smolov a posté sur sa chaîne Instagram: «Non à la guerre!!!»

Les services de renseignement des Etats-Unis ont prévenu depuis des mois que la Russie chercherait à fabriquer un prétexte majeur avant de lancer une invasion de l’Ukraine. Au final, aucun prétexte n’est intervenu. Les experts pensent désormais que Poutine a décidé d’agir sans recueillir le soutien de son propre électorat.

«Poutine semble totalement indifférent à l’approbation de la rue. Il n’agit pas comme un politicien ayant besoin du soutien de la population, mais comme un personnage des livres d’histoire nationaux qui ne se soucie que de l’approbation des futurs historiens et lecteurs», a tweeté Alexander Baunov, analyste politique au Carnegie Moscow Center.

Le dirigeant russe semble avoir également surpris certains des oligarques les plus importants de Russie, qui ont vu leur fortune s’effondrer avec l’effondrement des marchés financiers du pays.

Lundi encore, après que Poutine a reconnu l’indépendance des deux territoires du Donbass, Oleg Deripaska, un oligarque proche du Kremlin qui a un jour déclaré qu’«il ne se distancie pas de l’Etat russe», s’est exclamé sur sa chaîne Telegram que «la guerre avait été évitée». Il a depuis supprimé ce message.

A la télévision d’Etat russe, l’invasion a été présentée comme une mission défensive visant à préserver les vies russes. «Quel est l’intérêt d’une première frappe majeure? Aussi étrange ou cynique que cela puisse paraître, c’est en fait humain car cela permet à tout le monde d’éviter un grand massacre. En immobilisant l’Ukraine, on préserve la vie», a déclaré le commentateur Vladislav Shurygin dans l’émission officialiste Vremya Pokazhet de Channel One.

Certains ont pris le risque d’être arrêtés jeudi soir afin d’exprimer leur opposition à l’invasion. Zhargal Rinchinov, originaire de Bouriatie, est arrivé sur la place dans une veste portant l’inscription: «Non à la guerre». S’il brandissait une pancarte, a-t-il dit, il serait arrêté. «Tout le monde a peur», a-t-il dit. «Ils savent que s’ils disent quelque chose de mal alors ils seront mis en prison. Alors les gens font semblant de ne pas remarquer que nous avons commencé une guerre, pour ne pas avoir à en parler.»

Pour les Ukrainiens, les messages publics d’opposition à la guerre arriveront trop tard. Le pays a déclaré qu’au moins 40 soldats ont déjà été tués et de nombreux autres civils blessés, alors que l’Ukraine est menacée d’être envahie complètement par une force militaire beaucoup plus importante.

Pourtant, sentant qu’un véritable mouvement à grande échelle contre la guerre pourrait être la meilleure chance de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, a exhorté jeudi matin les Russes à s’exprimer. «Si les autorités russes ne veulent pas s’asseoir avec nous pour discuter de la paix, peut-être s’assiéront-elles avec vous.» (Article publié sur le site de The Guardian le 24 février à 19h31; traduction rédaction A l’Encontre)

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