Par Patricia Cohen et Stanley Reed
Les sanctions punitives que les Etats-Unis et l’Union européenne ont jusqu’à présent annoncées contre la Russie pour son invasion de l’Ukraine comprennent l’exclusion du gouvernement et des banques des marchés financiers mondiaux, la restriction des exportations de technologies et le gel des avoirs de Russes influents. On remarque l’absence dans cette liste d’une mesure de représailles qui pourrait être la plus douloureuse pour la Russie: l’arrêt des exportations de combustibles russes.
Cette omission n’est pas surprenante. Ces dernières années, l’Union européenne a importé de la Russie près de 40% de son gaz et plus d’un quart de son pétrole. Cette énergie chauffe les foyers européens, alimente ses usines et ses véhicules, tout en injectant d’énormes sommes d’argent dans l’économie russe.
La perte de ces revenus serait difficile pour la Russie, qui dépend fortement des exportations d’énergie pour financer les opérations de son gouvernement et soutenir son économie. Les exportations de pétrole et de gaz représentent plus d’un tiers du budget national. Mais une interruption des exportations ferait également du tort à l’Europe.
«Il faut que les sanctions fassent plus de mal à l’auteur de l’agression qu’à celui imposant la sanction», a déclaré David L. Goldwyn, qui a été envoyé spécial du Département d’Etat pour l’énergie dans l’administration Obama.
La situation surprendrait certains des acteurs de la guerre froide du siècle dernier. Pendant la majeure partie de la période d’affrontement des superpuissances qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, de nombreux analystes pensaient que plus l’Union soviétique et l’Occident étaient économiquement liés, moins les conflits étaient probables. L’argument était que le commerce et l’intérêt économique propres finiraient par faire de chacun un allié.
Aujourd’hui, l’Union européenne est le premier partenaire commercial de la Russie, comptant pour 37% de son commerce mondial en 2020. Environ 70% des exportations de gaz russe et la moitié de ses exportations de pétrole sont destinées à l’Europe. Le revers de la médaille de l’intérêt mutuel est la douleur mutuelle.
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Les dirigeants européens sont pris entre la volonté de punir la Russie pour son agression et celle de protéger leurs propres économies.
Jusqu’à présent, la décision prise mardi par l’Allemagne d’arrêter Nord Stream 2 – le gazoduc achevé qui relie directement la Russie et le nord-est de l’Allemagne – est l’une des plus importantes que l’Europe ait prises, a déclaré Mathieu Savary, chef de la stratégie d’investissement européenne chez BCA Research [une firme d’analyse économique réputée dont le siège est à Montréal].
Quant au gaz qui est déjà acheminé vers l’Europe, les dirigeants occidentaux sont réticents à le réduire davantage, étant donné qu’au cours des trois derniers mois de 2021, la Russie a réduit ses exportations par gazoduc de près de 25% par rapport à l’année précédente, selon l’Agence internationale de l’énergie. Les réserves de l’Europe s’élèvent à seulement 30%. Les Européens paient déjà des prix exorbitants pour l’énergie.
Le conflit survient alors que l’approvisionnement en pétrole et en gaz naturel est tendu depuis des mois, ce qui fait grimper les prix. Selon Helima Croft, responsable des matières premières chez RBC Capital Markets, une banque d’investissement, «il y a de sérieuses inquiétudes» quant à la possibilité que Moscou restreigne davantage les exportations et fasse grimper les prix.
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L’Allemagne, premier partenaire commercial de la Russie en Europe, s’approvisionne à 55% en Russie. L’Italie, deuxième partenaire commercial en importance, en reçoit 41%. Lors d’un forum à Milan la semaine dernière, l’ambassadeur russe Sergey Razov a déclaré que le président Vladimir V. Poutine avait dit au premier ministre italien, Mario Draghi, que «si l’Italie a besoin de plus de gaz, nous sommes prêts à le lui fournir». Poutine a également tenu à préciser qu’environ 500 entreprises italiennes sont présentes en Russie et que les investissements bilatéraux s’élèvent à 8 milliards de dollars.
L’Autriche, la Turquie et la France sont de gros consommateurs de gaz naturel russe. En Europe centrale et orientale, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie sont les plus gros clients, selon le géant énergétique russe Gazprom.
Jeudi 24 février, l’Agence internationale de l’énergie, qui coordonnerait probablement toute réponse à une perturbation énergétique mondiale, a déclaré que les approvisionnements en pétrole «les plus immédiatement menacés» se situaient à hauteur de 250 000 barils par jour en provenance de Russie et transitant par l’Ukraine vers la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque. Cette quantité est relativement faible sur un marché mondial qui consomme 100 millions de barils par jour, mais une telle perte pourrait créer de graves pénuries dans ces pays.
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L’Occident n’est pas sans outils. David L. Goldwyn, l’ancien envoyé du département d’Etat, a déclaré que les ventes d’énergie de la Russie seraient probablement affectées par des sanctions contre les institutions financières russes et d’autres mesures, même si les exportations de pétrole et de gaz n’étaient pas directement visées.
L’argent que la Russie tire des exportations d’énergie pourrait également être réduit si les expéditeurs, inquiets de la complexité croissante du transport du brut et des fournitures russes, augmentent leurs tarifs à Moscou, a déclaré David L. Goldwyn.
Il a ajouté qu’il était possible que la Maison Blanche interdise les importations de brut russe aux Etats-Unis. Selon les experts, une telle mesure obligerait les raffineurs étatsuniens à se tourner vers d’autres fournisseurs et Moscou à trouver d’autres acheteurs pour environ 700 000 barils par jour. La Chine serait très probablement l’un d’entre eux, après que les deux pays se sont engagés à «se soutenir fermement l’un l’autre».
Eurasia Group, un cabinet de conseil en risques politiques, a souligné, jeudi 24 février, dans une note que si les Etats-Unis et l’Europe essayaient d’éviter de viser directement les exportations de carburant russe, «le blizzard de nouvelles restrictions obligerait de nombreux négociants à être extrêmement prudents dans les opérations ayant trait aux barils russes».
Les sanctions pourraient également viser à assombrir les perspectives d’avenir de la Russie. «Si les Etats-Unis ciblent l’énergie, je pense que ce sera par le biais de contrôles technologiques visant le futur gaz naturel liquéfié et l’hydrogène russes», a déclaré Scott Modell, directeur général du Rapidan Energy Group, une société de conseil basée à Washington.
Si la Russie réduit ses exportations de gaz, l’Europe essaiera de combler la différence grâce aux réserves déjà limitées qui sont stockées et en recherchant davantage de gaz naturel liquéfié dans le monde. Ces dernières semaines, les flux de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance d’ailleurs, principalement des Etats-Unis, ont dépassé les volumes de gaz russe à destination de l’Europe. De telles mesures aideraient probablement davantage les pays d’Europe occidentale comme l’Allemagne et l’Italie que ceux d’Europe méridionale et orientale qui ont moins d’alternatives au gaz russe.
Même en l’absence d’une coupure nette de l’approvisionnement en combustibles par Moscou ou d’une perturbation due à la guerre, il existe un risque important que les prix extraordinairement élevés du gaz et de l’électricité se poursuivent, mettant à mal les consommateurs et poussant éventuellement davantage d’entreprises à réduire leurs activités. Ces derniers mois, certaines entreprises à forte consommation d’énergie, notamment des fabricants d’engrais, ont annoncé des fermetures en raison du coût élevé du gaz. (Article publié par le New York Times, le 25 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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