«Plus aucun bateau d’ONG pour sauver les migrants»

Par Lorraine Khil

Le scénario du pire ne cesse de se poursuivre en Méditerranée, où les sauvetages d’embarcations surchargées de migrants semblent de plus en plus chaotiques. Les récentes mésaventures de l’Aquarius, le dernier navire spécialement dédié à la recherche et aux secours en Méditerranée, témoignent de procédures de secours en déliquescence, sans cadre clair.

Après avoir finalement pu transférer ses 58 rescapés à proximité de Malte, le navire affrété par l’ONG SOS Méditerranée devrait mettre le cap sur Marseille, où son pavillon [Panama] lui sera retiré dès son débarquement. Officiellement, le Panama a annoncé retirer à l’Aquarius l’autorisation de naviguer sous ses couleurs après réception de «rapports internationaux» selon lesquels le bateau ne respecte pas les procédures légales. Une plainte surtout, émanant des autorités italiennes, affirmait que le navire aurait manqué à ses obligations en refusant de ramener des naufragés dans leur pays d’origine. En l’espèce: la Libye, vers laquelle tout retour équivaut pourtant à un refoulement illégal. Le Haut-Commissariat aux réfugiés a d’ailleurs récemment clarifié ses recommandations pour tout à fait proscrire le renvoi de rescapés vers un pays où les migrants sont notoirement victimes de détention arbitraire, maltraitance et travail forcé.

Malgré la défection de Gibraltar et maintenant du Panama, SOS Méditerranée garde bon espoir de trouver un nouveau pavillon – susceptible de tenir plus d’une mission et demie – pour reprendre la mer, «les soutiens sont là», répond laconiquement un responsable.

L’inquiétude surtout porte sur la situation au large. Si Tripoli est officiellement en charge de la zone de recherche et secours, les ONG dénoncent une gestion erratique: le centre de secours ne répond pas dans la plupart des cas et quand il le fait, c’est pour ordonner un retour vers les côtes libyennes – ce qui est illégal (les rescapés sont censés être ramenés vers un lieu sûr). «Et quand, faute de réponse, on se tourne vers le centre de coordination de Rome, il nous renvoie vers Tripoli, c’est un véritable dialogue de sourds», regrette un bénévole de l’organisation Pilotes volontaires dont un avion surveille la zone.

Les relations avec les gardes-côtes libyens sont aussi de plus en plus tendues. Voilà quelques jours, le sauvetage d’une embarcation découverte par l’Aquarius a failli mal tourner. «Les gardes-côtes étant à plus d’une heure de notre position, nous avons commencé à faire monter les femmes et les enfants à bord de nos navettes, raconte Nick Romaniuk, le coordinateur des sauvetages. Ils nous ont demandé d’interrompre l’opération et de nous éloigner à plus de cinq miles (9,2 km, NDLR). Mais vu la situation, il était inimaginable de laisser un bateau en train de prendre l’eau, sans gilet de sauvetage, en pleine nuit, avec des enfants, une femme enceinte… Impossible, que ce soit d’un point de vue humanitaire ou même légal.»

De l’autre côté le ton monte, à plusieurs reprises les gardes-côtes ironisent: «Vous êtes déjà allés à Tripoli, vous voulez venir passer une semaine ou deux avec nous là-bas?» «C’est la première fois qu’ils se montraient aussi menaçants vis-à-vis de l’Aquarius, se rappelle Nick Romaniuk. C’était une expérience effrayante sachant que nos équipes étaient vulnérables en intervention sur l’eau.» L’escalade s’arrêtera là, les gardes-côtes renonçant à récupérer les autres naufragés (pour ne pas séparer les familles).

«L’Aquarius est visiblement tenu à l’écart, la très bonne communication que nous avions avec le centre de coordination de Rome est révolue. Nous sommes tenus de tout communiquer, on le fait, même avec Tripoli alors qu’on sait que les personnes que les gardes-côtes récupéreront seront renvoyées vers la Libye, mais on le fait parce que la priorité est de sauver des vies. Mais dans l’autre sens, la communication ne passe plus, sauf en dernier recours, lorsque les gens sont vraiment en train de se noyer. C’est un jeu extrêmement dangereux.»

Mayday ignorés

181 décès ont déjà été comptabilisés en septembre 2018, contre 115 sur l’entièreté du même mois en 2017. Une hausse considérable même si les données sur le nombre de départs manquent pour parler de mortalité grandissante. Le phénomène est de plus en plus imputé à la mise à l’écart des ONG et au comportement des autorités européennes qui rechignent à laisser les bateaux débarquer (et financent, forment et équipent les gardes-côtes libyens). «La politique européenne laisse deux options, résume Nick Romaniuk. Soit vous êtes refoulé vers la Libye, soit vous vous noyez.»

Alors que ces dernières semaines la rumeur courait dans les milieux bien informés que des navires commerciaux éteignaient leur système de géolocalisation pour éviter les sauvetages, plusieurs organisations font désormais état de signalement de détresse et d’injonction à intervenir tout simplement ignorés. «Lorsqu’on identifie une embarcation dans le besoin et que les centres de secours ne nous répondent pas, nous faisons un relais Mayday [alerte maximum en cas de naufrage] à tous les bateaux de la zone, raconte un pilote bénévole de Pilotes volontaires. On peut supposer qu’ils entendent nos appels car alors ils changent de direction et quittent la zone rapidement. Un responsable de flotte nous a expliqué qu’ils étaient tiraillés entre leur devoir de marin et la réticence à s’exposer aux tracas qu’induisent les secours. Non seulement ce sont des opérations dangereuses, mais elles ont un coût, surtout maintenant qu’il y a une grande incertitude quant aux possibilités de débarquement.»

Et le nombre de morts réelles pourrait être beaucoup plus élevé, estime SOS Méditerranée.

«Le profil de certaines opérations de secours déclarées par les gardes-côtes ne colle pas , assure Nick Romaniuk. Dans au moins deux cas ce mois-ci, ils ont rapporté le sauvetage d’une quarantaine de rescapés, sans disparus, alors qu’on sait que ces embarcations contiennent au bas mot 120 personnes.» (Article publié dans le quotidien Le Soir, daté du 27 septembre 2018, https://journal.lesoir.be/, reproduit avec l’accord de l’éditeur)

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Maroc. Tirs mortels sur un bateau «go fast»:
une répression accrue

Par Baudoin Loos

Une première historique? De mémoire d’homme, on ne se souvient pas qu’un pays des rives sud de la Méditerranée ait jamais tiré sur ses citoyens qui fuyaient à bord d’un bateau. C’est bien ce qu’il s’est passé ce 25 septembre 2018, quand la marine royale marocaine a ouvert le feu sur une embarcation de migrants qui refusait de répondre à ses sommations. Bilan: une Marocaine de 19 ans originaire de Tétouan tuée, un autre, d’Al-Hoceima, grièvement blessé (un bras explosé) et deux autres blessés.

Selon le communiqué des autorités locales, «la marine a été contrainte d’ouvrir le feu sur un go fast (embarcation à moteur très puissant), piloté par un Espagnol qui refusait d’obtempérer dans les eaux marocaines au large de M’diq-Fnideq. Il y avait 25 personnes à bord du bateau, dont les passeurs qui sont espagnols» . Ces derniers, le capitaine et son adjoint, ont été arrêtés.

Un point important reste obscur: pourquoi des migrants utiliseraient-ils des «go fast», des embarcations utilisées par les narcotrafiquants pour échapper aux navires des gardes-côtes, moins rapides? Ce phénomène serait tout récent. Les «narcos» espagnols auraient-ils voulu défier la police espagnole qui les pourchasse de manière accrue ces derniers mois?

Pour Ali Lmrabet, un journaliste marocain connu pour ses vues sans concessions envers les autorités de son pays, les tirs contre le «go fast» transportant des migrants, loin de résulter d’une méprise, sont «un coup de semonce contre les migrants marocains qui sont en train de fuir en masse pour échapper à la répression du Rif, au chômage et au service militaire».

«Prêts à tous les risques»

Le fait est en tout cas évident: en plus d’un phénomène global de migration venant de l’Afrique subsaharienne qui passe par le Maroc depuis des années, le royaume fait face à un accroissement de la migration de ses nationaux, également en direction de l’Europe, via les plages les plus proches, celles de l’Espagne. Depuis 2018, explique l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 38 000 migrants sont arrivés en Espagne par voie maritime. Et, d’après les chiffres officiels marocains, 7100 Marocains ont été empêchés de se rendre illégalement en Europe sur un total de 54 000 tentatives que le Maroc dit avoir fait avorter cette année.

La situation sociale et même politique, au Maroc, se détériore. Un rapport officiel s’en faisait d’ailleurs encore l’écho ce 24 septembre, relayé par la presse marocaine. La pauvreté, le chômage des jeunes et les inégalités sociales et territoriales sont ainsi «de moins en moins acceptés» par les Marocains, selon le Conseil économique, social et environnemental du Maroc (Cese), dans cette étude consultée par l’AFP.

La même agence contextualisait sa dépêche en précisant que «la publication de cette étude intervient alors que les réseaux sociaux marocains sont inondés, depuis début septembre, de vidéos montrant des jeunes du pays en route clandestinement vers l’Espagne à bord de bateaux pneumatiques, prêts à prendre tous les risques pour quitter leur pays».

Il est enfin de notoriété publique que le Maroc subit de la part des Européens en général et des Espagnols en particulier des pressions intenses pour juguler l’immigration clandestine vers le Vieux Continent. Car les chiffres ne trompent pas: quelque 17 000 migrants venus du Maroc ont débarqué sur les plages espagnoles durant les six premiers mois de 2018, deux fois plus qu’en 2017. (Article publié dans Le Soir, en date du 27 septembre 2018, https://journal.lesoir.be/, reproduit avec l’accord de l’éditeur)

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