L’UE veut garder la mainmise sur des investissements «hors UE»

Barack Obama et Angela Merkel avec le PDG de Luka, Till Reuter,
à la Foire de technologies industrielles de Hanovre en avril 2016

Par Elodie Lamer

La Commission veut monitorer les gros investissements de pays tiers. L’Europe veut garder un œil attentif aux investissements étrangers stratégiques. Le but: repérer les motivations politiques cachées. L’Allemagne, la France et l’Italie sont à la manœuvre. Le cabinet EY a peut-être un peu parlé trop vite, fin juillet, quand il affirmait voir une légère décrue dans les investissements chinois à l’étranger par rapport à l’année précédente. Le groupe automobile chinois Great Wall Motor a annoncé, lundi, ses vues sur le groupe italo-américain Fiat-Chrysler Automobile, et plus particulièrement la marque Jeep, confirmant l’intérêt pour les champions étrangers.

Si même il se confirmait qu’ils étaient plus timides qu’en 2016, les investissements chinois en Europe se comptent toujours en dizaines de milliards d’euros. Toujours selon EY, ils auraient atteint 27 milliards sur la seule première moitié de l’année.

Des chiffres vertigineux qui ont poussé l’Allemagne, la France et l’Italie à se montrer particulièrement prescriptives avec la Commission européenne afin qu’elle se décide à protéger davantage les secteurs stratégiques européens des investissements de pays tiers et à viser une meilleure réciprocité dans l’accès aux marchés étrangers.

Dans un papier politique transmis à l’institution européenne fin juillet et rendu public lundi par Politico, ces trois poids lourds de l’UE disent en substance que l’Europe est peut-être trop bienveillante, pour ne pas dire passive. Selon eux, elle laisse des pays étrangers investir à tour de bras dans nos secteurs clés alors que ces pays établissent des conditions si restrictives qu’il est impossible pour nos champions de réciproquer.

Malgré l’appel unanime – sous l’impulsion de ce trio – des dirigeants des pays européens pour que la Commission explore les pistes d’action, le contrôle et la réciprocité sont deux sujets bien distincts, qui ne recueillent pas le même enthousiasme parmi les Vingt-Huit.

La question de la réciprocité, nous dit-on, fait l’objet de discussions depuis des années dans les groupes d’experts de l’UE. Certains pays, dont la Belgique, estiment que la mise en place d’un mécanisme pourrait être complexe et potentiellement contre-productive.

Reste alors l’idée d’une évaluation des investissements étrangers dans l’UE. Petite économie ouverte sur le monde, la Belgique y est traditionnellement favorable. La tentative avortée, l’année dernière, de l’entreprise d’Etat chinoise State Grid d’investir au capital d’Eandis, le gestionnaire des réseaux d’électricité et de gaz de la plupart des communes flamandes, avait électrisé le nord du pays. Contrairement à treize Etats européens, la Belgique n’a pas mis en place un système national de contrôle des investissements étrangers pour voir s’ils représentent une menace à la sécurité nationale ou aux objectifs de politique publique.

Mais, parfois, le contrôle n’est pas suffisant. Ainsi, l’année dernière, l’Allemagne, malgré ses outils (et ses tentatives), n’est pas parvenue à empêcher son champion national des robots Kuka de passer sous pavillon chinois [1].

Selon l’idée italo-germano-française couchée sur papier, la Commission pourrait devenir une sorte de tour de contrôle. Reste que, contrairement à ses compétences en matière de concurrence, la Commission n’aurait aucun pouvoir de veto. Elle serait un simple outil consultatif à la disposition des Etats face à des investissements étrangers qui fleurent la motivation politique à plein nez. Sur demande des Etats, elle se pencherait donc sur les cas où le montant d’un investissement étranger dans une société européenne serait suffisamment important pour que l’acquéreur puisse en tirer les ficelles.

Une attention particulière serait donnée quand l’entreprise étrangère en question est en partie publique; ou si elle a les moyens de faire ses achats auprès du fleuron industriel européen directement ou indirectement grâce à des subsides; ou encore si elle propose un prix excessif par rapport à ce qui se pratique sur le marché. L’analyse viserait notamment à déterminer si le rachat vise à servir une stratégie de politique industrielle d’un pays tiers. Berlin, Rome et Paris veulent aussi que les Etats puissent bloquer un investissement étranger sur leur sol en cas d’inégalité de traitement. C’est-à-dire s’ils jugent que les règles du jeu ne sont pas similaires quand leurs propres entreprises cherchent à sortir le chéquier dans le pays de l’investisseur.

La Commission cogite depuis plusieurs semaines et promet des annonces dès le 13 septembre, lors du discours sur l’état de l’Union de son président Jean-Claude Juncker. Elle pourrait reprendre à son compte les idées du trio et envisagerait même d’aller plus loin (en obligeant par exemple les pays à harmoniser leurs outils nationaux et en s’octroyant un avis plus contraignant). Avec un seul leitmotiv: avoir une Europe «ouverte», mais pas «offerte». (Article publié dans Le Soir, en date du 22 août 2017)

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[1] Par Charles-André Udry. Début août 2016, la fabrique allemande de robots KUKA ­­– considérée comme leader dans la robotisation industrielle – a été acquise à hauteur de 95% du capital par le géant chinois de l’électroménager: Midea. ChemChina – qui a déjà acquis la firme suisse Syngenta (liée antérieurement à la pharma: Novartis), leader mondial avec Monsanto dans le domaine des semences et produits phytosanitaires – avait déjà mis la main sur KraussMaffei Group pour 925 millions d’euros. En 2012, Weichai Power avait passé un accord avec le groupe KION, leader européen de chariots élévateurs; la firme est sise à Wiesbaden. Elle est même classée au deuxième rang à l’échelle mondiale. Ces chariots élévateurs sont dédiés aux entrepôts géants automatisés, ce qui est un des éléments clés de la logistique. Weichai Power avec 38,25% des actions contrôle de fait KION.

Une des marques de voitures technologiquement les plus avancées (avec des perspectives concrètes dans l’autoconduite et la sécurité à l’échéance 2020), Volvo, a été rachetée par le chinois Geely à Ford en 2010. Geely se situe parmi les 10 principaux constructeurs au monde et dans le haut de gamme avec Volvo. Cette dernière a les mains libres pour ses développements et obtient, sur ce plan, une «place d’honneur», aux côtés de BMW ou d’Audi. Actuellement – bien que l’affaire ne soit pas conclue – le chinois Great Wall (qui en 2016 a vendu 1,07 million de voitures) envisage d’acquérir la firme italo-étatsunienne Fiat-Chrysler (FCA) dirigée par Marchione. Le choix est important. Great Wall vise le modèle Jeep (un SUV qui peut être concurrent de Hyundai-Kia, de Nissan-Renault, de Toyota). La question est de savoir si Alfa Romeo et Maserati (membres du groupe FCA) vont être séparés ou non. Un élément de plus pour stimuler une certaine attention du secteur automobile européen, certes transnationalisé partiellement (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 août 2017, p. 21).

La hausse des investissements chinois en Allemagne a été signalée par le Handelsblatt depuis quelques années (voir graphique ci-dessous).

La Chine vise, à l’échéance 2020, de passer d’une moyenne (ce qui n’est pas toujours significatif du point de vue de la diffusion technologique) de 150 robots par 10’000 ouvriers, ce qui serait un multiple de 4 par rapport aux données de 2014. Le problème va résider dans la continuité de cette «robotisation» depuis les biens intermédiaires jusqu’aux produits finis, cela en termes de quantité et de qualité. Le pays leader dans ce processus de robotisation est la Corée du Sud (en termes de densité: 478 robots pour 10’000 ouvriers industriels), le Japon (densité de 315), Allemagne (densité de 292) selon les données de l’International Federation of Robotics (IFR).

Combien de robots seront installés et produits en Chine? Le rachat de KUKA vise, à moyen terme, à une production plus sophistiquée de robots en Chine. Pour l’heure dominent le marché chinois dans ce domaine: FANUC (Japon, Oshino, préfecture de Yamanashi), Yaskawa (Japon, une firme historique fondée en 1915), et KUKA (sic!). Donc l’intérêt de ce rachat saute aux yeux. Mais le rachat pour la somme de 4,5 milliards d’euros n’a pas pour but de sortir KUKA de son écosystème de haute technologie en Allemagne, ce qui crée les impulsions et rétroactions pour le développement et l’amélioration productive de ses robots, ce qui souvent se joue à la marge, comme dans l’industrie des machines-outils. Processus bien connu en Suisse et en Allemagne. C’est un lent transfert qui va s’opérer dans un environnement industriel chinois encore très largement inférieur (en termes de diffusion) à celui de l’Allemagne ou du Japon.

C’est une des erreurs, sur le timing et l’élévation du niveau technologique, commises par divers analystes qui ont une vision simpliste des processus de «robotisation» de l’industrie, y compris dans des secteurs comme la pharma, par exemple la voie empruntée par Novaris, qui a automatisé l’éventail de sa production de médicaments (catégorie à prix élevés) pour passer, par la suite, à la production de génériques (donc à plus bas prix de revient et de vente) par sa filiale Sandoz. Donc, il est erroné de ne pas tenir compte de ces aspects dans le jugement sur les écarts entre des pays comme le Japon, l’Allemagne, la Suisse ou la Corée du Sud. Des mesures de «protection», comme celles envisagées par le trio Allemagne-France-Italie, s’inscrivent pour maintenir le gap avec l’évolution technologique du capitalisme industriel chinois, non parce que l’industrie chinoise dépasserait, à court et moyen terme, celle des pays effectivement hautement industrialisés. Densité d’industrialisation, qui doit être appréhendée en intégrant une grande partie des services qui sont une externalisation du noyau productif. Il faut à ce propos prendre en compte une grande partie des start-up, si vantées par la presse, qui, souvent, sont des formes d’externalisation, sans risque significatif et à moindres coûts, de la R&D.

 

Des «perspectives» officielles à la réalité des «écosystèmes industriels»: il n’y a pas un simple processus de rattrapage. Il y a une bataille concurrentielle et des processus de «cluster».

 

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