Les clémentines, ce fruit doux et odorant, peuvent faire penser à la clémence, comme l’on dirait la clémence du mois de novembre. En effet, dès novembre, des milliers de travailleurs immigrés – pour l’essentiel africains et maghrébins – se dirigent vers la Calabre pour récolter mandarines, clémentines et finalement oranges.
«Comme des rats»
Ce qui les attend, c’est l’inclémence, la cruauté, le despotisme d’une mafia d’exploiteurs qui les considèrent comme des «êtres humains invisibles». Invisibles, ils le sont. Car dans la plaine dite de Gioia Tauro – dans les communes de Rosarno, San Ferdinando, Taurianova, Rizziconi et Gioia Tauro – ils survivent, à la marge, dans des «villages» de carton, ou entassés dans de grandes usines désertées depuis plus de vingt ans. Comme l’expliquaient plusieurs d’entre eux à des journalistes: «Nous vivons avec les rats, comme des rats.»
La plupart d’entre eux ont vécu une véritable odyssée durant laquelle ils ont vu mourir des amis dans le désert, dans la mer, dans les camps de rétention ou être blessés et handicapés pour le restant de leurs jours. Ces survivants n’ont pourtant droit qu’à une funeste survie dans «le pays d’accueil». Et les autorités italiennes (comme celles des pays européens) leur demandent d’en être quasi reconnaissants.
Seuls leurs bras et leurs mains sont visibles et comptent. En effet, ils doivent cueillir les agrumes. En se taisant ; en ne levant pas les yeux ; en remerciant ceux qui leur octroient 20 euros pour 12 à 14 heures de travail, le jour où les contremaîtres veulent bien les engager. Sur ces 20 euros, 5 leur sont pris pour payer le déplacement. Quelques euros doivent être «donnés» au contremaître qui leur a «trouvé le travail». Ces derniers ont mis en place tout un système de «fausses coopératives» qui leur permettent en plus de capter divers subsides.
Le maillon d’une chaîne
Ces milliers de travailleurs immigrés, dont un certain nombre sont sans papiers, précarisés car leur carte de séjour est liée à un emploi…, constituent une sorte de troupe qui pérégrine en Italie, d’une région à l’autre selon la saison des récoltes: des pommes de terre à la vigne en passant par les agrumes ou la production horticole.
Ils sont le dernier maillon d’une chaîne: les grandes surfaces, les grands distributeurs imposent leurs prix pour le kilo de clémentines, puis les producteurs imposent les conditions de travail et de salaire. Un exemple concernant la Calabre: le travailleur immigré «irrégulier» touche 2 à 3 centimes d’euro pour un kilo de clémentines (5 à 6 fois moins qu’un travailleur «régulier») ; le prix payé aux producteurs: 30 à 32 centimes le kilo ; le prix dans les grandes surfaces italiennes: 1,50 euro à 2,50 euros le kilo (La Repubblica, 11 janvier 2010 ; 1 euro = 1,48 CHF).
En Calabre ou dans d’autres régions, les diverses mafias jouent, de fait, le rôle de sous-traitant des grands distributeurs pour imposer «l’ordre» par la répression, l’élimination de celui qui lève la tête et est qualifié de meneur, ainsi que la «gestion du territoire». Entendez: «où le travailleur immigré doit camper», «où et à qui il se présente pour son travail quotidien», «quels endroits lui sont interdits». Ce n’est pas un hasard si un tribunal a énoncé un jugement en mai 2009 qui qualifiait cette situation «d’esclavage».
Désespoir et violence
Le jeudi 7 janvier 2010, à Rosarno, dès 18 heures, des centaines de travailleurs immigrés se sont réunis sur la route nationale et sont entrés dans cette ville de 15’000 habitants. La révolte avait éclaté. Dit autrement, le refus d’être sans cesse humiliés et la réaction face à la souffrance – celle de vivre «comme des animaux» et être traités pire que des animaux, selon leur formule la plus utilisée – ont alimenté une rébellion légitime: ils ont brisé quelques vitrines et mis à mal des voitures.
La presse a parlé de leur violence. Mais, depuis des années, ils subissent de multiples brutalités quotidiennes. Le mercredi 6 janvier 2010, un jeune Marocain, puis un Ivoirien, puis un Togolais ont été pris pour cibles par ceux qui «s’amusent à tirer sur les Noirs», avec leurs fusils à air comprimé. Cette agression, une parmi d’autres, a provoqué l’explosion du 7 janvier.
Il y a une année, des travailleurs immigrés de Rosarno avaient déjà, pacifiquement, manifesté contre de telles attaques. Ils n’avaient pas été entendus. Or, leurs conditions misérables de survie, leur santé dégradée, le système d’exploitation auquel ils sont soumis, les humiliations répétées, tout cela est connu depuis des années. Caritas, Médecins sans frontières et quelques prêtres ainsi que des activistes ont multiplié les articles et les reportages. Les syndicats ont dénoncé cette situation, mais n’ont pas co-organisé leur défense.
Ce n’est donc pas depuis le 7 janvier 2010 que «l’on découvre» leur situation. Il est dès lors scandaleux de constater que la presse ose parler de deux violences symétriques. En effet, un signe égal est placé entre la violence d’êtres humains, traités comme des animaux – qui osent une fois se rebeller – et la violence quotidienne et institutionnelle du pouvoir et du patronat à leur encontre. Ces contre-vérités sont traditionnelles dans la présentation des luttes sociales.
«La chasse aux Noirs»
Dès le 8 janvier 2010, «la revanche» est organisée par la mafia et des secteurs de la population. «La chasse aux Nègres» commence. Des rondes punitives sont organisées. Des dizaines d’immigrés ont reçu des tirs de fusil de chasse dans les jambes, avec 60 ou 70 billes de plomb logées dans leurs chairs. Cela au moment où ce que l’on ose difficilement appeler leur logement est détruit par des bulldozers.
La police, qui avait brutalement réprimé les immigrés le 7 janvier, coordonne, dès les 8 et 9 janvier, leur déplacement vers des centres de rétention, à Bari ou ailleurs.
Le ministre Roberto Maroni n’a pas hésité à proclamer que les «incidents de Rosarno» étaient dus à la «trop grande tolérance» face aux immigrés sans papiers, ou face à ceux qui ont perdu leur carte de séjour car ils n’ont plus leur emploi.
Le racisme, la discrimination et la répression – officielle ou mafieuse – comme armes de division des salarié·e·s se sont toujours renforcés lors d’une crise économique et de chômage. Chercher des boucs émissaires pour détourner les regards des origines effectives d’une crise sociale est une méthode bien connue.
Avec un cynisme propre aux exploiteurs, des patrons et potentats locaux ont, de suite, clamé: «On fera appel, dorénavant, à des Roumains et des Bulgares. Plus de Noirs ici.» Une belle illustration de ce que les dominants entendent par «libre circulation» dans l’Union européenne et comment ils l’utilisent.
Là-bas. Et ici ?
Ce qui se passe en Calabre – ou ailleurs en Espagne, en France, en Allemagne – existe aussi en Suisse sous d’autres formes.
Dans la construction, l’emploi de travailleurs précaires, sans papiers, est une spécialité d’entreprises de sous-traitance, pour le coffrage et le ferraillage. Les grands donneurs d’ordre (les quelques grosses entreprises du secteur) délèguent en cascade divers travaux. Ces derniers sont exécutés par des travailleurs journaliers soumis à une exploitation brutale, risquant les accidents et touchant des salaires de misère… sans cotisations sociales. Il en va de même dans la restauration, l’hôtellerie, etc.
La révolte des travailleurs immigrés de Rosarno dévoile – une fois de plus – les conditions infra-humaines auxquelles est soumise une partie des salarié·e·s. Mais elle illustre aussi la logique d’un système où celui ou celle qui n’a que sa force de travail à vendre peut être une «cible sur laquelle on tire», s’il / elle ne dispose pas d’une organisation collective pour se défendre. Comme viennent de le démontrer – a contrario – les travailleurs de swissport à Genève qui, après 9 jours de grève, ont obtenu satisfaction: salaire, prime, jours de maladie payés 100 %.
Cette rébellion et «la revanche raciste» qui s’en sont suivies démontrent aussi l’urgence de combiner la régularisation collective des «sans-papiers» avec la défense des droits pour tous sur le lieu de travail. C’est ainsi que pourra se consolider un bloc uni des salarié·e·s face aux politiques sociales régressives, à la mise en concurrence des salarié·e·s («il y en a 100 qui attendent devant la porte») pour tous les affaiblir.
Elle est aussi une occasion pour illustrer le pouvoir dont disposent les grands distributeurs et les grandes surfaces: en ce sens, les conditions de vie des travailleurs de Rosarno doivent nous faire réfléchir tous, comme salarié·e·s-consommateurs.
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