Grande-Bretagne. Le blairisme accompli & Co

rtr389ev_0Par Philippe Bernard
et Benjamin Barthe

Cet article, au-delà du concentré d’informations, illustre de manière flagrante et extrême les traits des sommets dirigeants de la social-démocratie. Ils ne sont pas nouveaux. A grands traits, on peut noter des grandes étapes – qui se concrétisent de manière spécifique dans chaque pays européen – d’une histoire de ces partis que, durant les années 1960-1970, un courant marxiste présentait avec la formule suivante: «restaurant ouvrier, cuisine bourgeoise». Des analyses critiques de la bureaucratie syndicale et sociale-démocrate ont été faites aussi bien par Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek que par l’hétérodoxe Robert Michels (qui milita dans les rangs du SPD et du PSI, avant d’adhérer au fascisme), avant la Première Guerre mondiale. Tous les effets sociaux liés à la division sociale et technique du travail, à la dialectique des conquêtes partielles – et donc au poids pris par la défense de biens accumulés – sont connus. Après 1918, l’intégration dans les appareils d’Etat s’est renforcée. Elle avait déjà pointé le nez avec Alexandre Millerand dès 1899. Se combinent dès lors, au moins, deux dimensions du processus de bureaucratisation et d’intégration. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les nationalisations donnent une nouvelle surface à la gestion économico-politique, avec ce qui en découle comme intrication d’une intégration à l’Etat, étayée par les réseaux contractuels nouveaux du vaste engrenage de «l’Etat social».

Dès la fin des années 1970, dans le contexte de récessions à répétition et d’une offensive néolibérale, l’accession au gouvernement de divers partis sociaux-démocrates braque les phares sur les liens organiques établis par des fractions des appareils avec les milieux industriels et financiers. En France, le «Cercle de l’industrie», animé dès 1993 par Dominique Strauss-Kahn et Raymond Lévy (PdG de Renault), deviendra un lieu de rencontre des représentants des principaux groupes industriels, financiers, de la communication ainsi que des hauts commis PS de l’Etat. La nomination en avril 2015 de Berthold Huber, dirigeant de l’IG Metall de 2007 à 2013, à la direction de Volkswagen, éclaire une autre facette de cette bourgeoisification accomplie de la social-démocratie depuis plus d’un quart de siècle. L’hyperbole blairiste ne relève donc pas d’une exception. Elle fait ressortir avec plus d’emphase ce processus. En cela les anecdotes tressent un portrait social à prendre au sérieux pour capter ce qui est à l’œuvre en Europe, le soubassement social d’une orientation en faveur du capital. (Rédaction A l’Encontre)

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Quel locataire de Downing Street a pu passer aussi radicalement du pinacle à l’abîme? Nul autre que Tony Blair, dont la cote de popularité dépassait 70 % en 2003 et qui est aujourd’hui, à 62 ans, l’homme politique que les Britanniques adorent le plus… détester. Ils sont plus de 60 % à le considérer comme un boulet pour la vie politique, et plus d’un sur deux pense qu’il a menti délibérément en invoquant l’existence d’armes de destruction massive pour justifier l’intervention en Irak aux côtés de George Bush en 2003.

A l’icône du jeune premier ministre audacieux s’est substituée l’image écornée d’un affairiste au service des pires satrapes, infatigable donneur de leçons exploitant son prestigieux carnet d’adresses pour satisfaire sa passion ultime: l’argent. «Un tiroir-caisse ambulant», dit l’un de ses contempteurs cité dans le récent livre à charge Blair Inc. (John Blake éd., non traduit), signé par trois journalistes britanniques [Francis Beckett, David Hencke, Nick Kochan, l’ouvrage sortira en novembre 2015]

Même ses fonctions publiques, pour lesquelles il a refusé d’être rémunéré, nourrissent l’opprobre à son égard: chargé depuis 2007, par le Quartet pour le Proche-Orient (Nations unies, Etats-Unis, Russie et Union européenne), de piloter les initiatives visant à soutenir les Palestiniens, il a démissionné fin mai, au soulagement de tous les protagonistes. Ils étaient excédés par ses vaines gesticulations et l’incessant mélange entre diplomatie et business.

Dès juin 2014, un groupe d’anciens ambassadeurs britanniques avait demandé son renvoi. Son image au Royaume-Uni a encore été malmenée avec la révélation, à la mi-juin, par le Daily Telegraph, du coût de ses déplacements. Blair a besoin d’une armada de douze agents de sécurité, facturés jusqu’à 125 000 livres (178 800 euros) par an au contribuable britannique.

Voracité

Critiqué par l’Autorité palestinienne pour sa proximité avec Israël, l’ex-premier ministre a été nommé, début juin 2015, président du Conseil européen pour la tolérance et la réconciliation (ECTR), une organisation liée au Congrès juif européen qui milite contre l’antisémitisme. Une carte de visite de plus pour cet homme aux casquettes déjà innombrables, qui visite jusqu’à cinq pays par semaine au titre de ses sociétés et fondations.

Le couple qu’il forme avec Cherie, 60 ans, avocate des droits des femmes reconvertie elle aussi dans les affaires et les conseils stratégiques aux régimes douteux, ne fait rien pour rehausser son prestige. Leur carte de vœux, en décembre 2014, a été la risée des internautes. Cherie y pose délicatement la main sur la chemise de Tony qui arbore un sourire carnassier, comme pour confirmer sa réputation de voracité. La photo traduit aussi un troublant mimétisme avec Bill et Hillary Clinton, également experts en tours de passe-passe politico-philanthropico-financiers.

Au Royaume-Uni, pas plus qu’aux Etats-Unis, le fait qu’un ancien dirigeant politique se reconvertisse dans les affaires n’est considéré comme choquant. Margaret Thatcher, par exemple, était devenue consultante chez Philip Morris. Mais les Britanniques supportent mal que l’ancien premier ministre, devenu catholique depuis qu’il a quitté le pouvoir, refuse de reconnaître la faute commise en 2003. Pour la presse populaire, il reste «le caniche de Bush», le « Bliar » (contraction de Blair et de liar, c’est-à-dire « menteur »), mais aussi le vantard qui, en 2005, s’est targué de faire l’amour «au moins cinq fois par nuit». Ses incessantes interventions dans la vie politique contredisent la discrétion de mise pour les ex-premiers ministres, tandis que ses gesticulations au Proche-Orient confirment sa vanité.

Penchant pour les régimes répressifs

Nommé émissaire du Quartet en 2007, Tony Blair installe ses bureaux à Jérusalem, dans une aile de l’American Colony, l’hôtel le plus raffiné de la Ville sainte, louée 1,2 million d’euros à l’année. Il n’y est présent qu’une semaine par mois. Sa devise est celle d’un homme pressé: «Ne m’apportez pas de problèmes, apportez-moi des solutions.» Et quelles solutions! Au nom de la relance du tourisme en Cisjordanie, il suggère d’aménager des «Tourists friendly checkpoints» à l’entrée de Bethléem, réservés aux bus de pèlerins étrangers. Tollé chez les Palestiniens, victimes de tracasseries quotidiennes, qui voient dans cette proposition un pur et simple embellissement du système d’occupation israélien. «Monsieur Quartet» ranime aussi de vieilles lubies comme la construction de zones franches industrielles en Cisjordanie qu’il prétend adapter au mur et aux checkpoints.

Dans un document secret, divulgué en 2011 par la chaîne Al-Jazira, Tony Blair demande à Israël de s’engager à ne pas bombarder un projet de développement sur lequel il travaille. La réaction palestinienne, griffonnée dans la marge, est cinglante: «Nous fermerons les yeux sur les actes criminels perpétrés contre les cibles civiles, mais s’il vous plaît, assurez-vous de ne pas endommager les intérêts des investisseurs.»

La grande victoire de «Tony», c’est Wataniya. En 2007, cette compagnie de téléphonie mobile, joint-venture entre le fonds souverain palestinien et Qtel, le géant des télécommunications qatari, avait obtenu une licence du régime de Ramallah. Mais l’armée israélienne refusait de lui accorder des fréquences. Il fallut à M. Blair deux ans et demi de lobbying acharné pour que Wataniya puisse commencer à opérer. Curieux hasard: la banque d’affaires américaine JPMorgan, à l’origine de l’entrée de Qtel dans le capital de Wataniya, rémunère Tony Blair 2 millions de livres par an comme consultant. L’homme du Quartet a démenti avoir eu un intérêt personnel dans le succès de Wataniya.

Mais l’essentiel des activités de Tony Blair n’a jamais été centré sur Jérusalem. Les autres vies de ce voyageur qui peut parcourir 350’000 kilomètres par an sont gérées depuis Londres. D’un côté, l’homme d’affaires qui monnaye ses services et son carnet d’adresses dans le monde entier, avec un penchant net pour les régimes répressifs. De l’autre, le philanthrope qui milite pour la tolérance religieuse et le développement de l’Afrique.

Enchevêtrement opaque

Un immeuble chic de Grosvenor Square abrite Tony Blair Associates (TBA, 35 salariés), la société qui organise ses activités d’homme d’affaires et de consultant. Non loin, dans une tour surplombant Hyde Park, sont logées ses institutions philanthropiques. Il s’agit principalement de la Faith Foundation (Fondation pour la foi, 200 salariés). Créée en 2008 pour «promouvoir une conception tolérante de la foi», elle est financée par le milliardaire israélo-américain Haim Saban ainsi que par le magnat de la presse Rupert Murdoch, qui a toujours soutenu Blair. Au moins jusqu’à ce que, en 2013, Murdoch soupçonne Blair d’être l’amant de sa femme, Wendi. Comme par hasard, quelques mois plus tard, le Sunday Times, propriété de Murdoch, révélait que Blair était lié depuis 2010 à la compagnie pétrolière PetroSaudi par un contrat secret qui lui procure 41’000 livres par mois.

Cherie Blair en compagnie du président Ali Bongo Odimba, à Libreville
Cherie Blair en compagnie du président Ali Bongo Odimba, à Libreville

La structure de l’empire Blair, enchevêtrement opaque des douze entités juridiques où seuls des prête-noms apparaissent, a été conçue pour résister à toute investigation. Chaque employé est lié par un strict engagement de confidentialité et les adresses des sièges sociaux se limitent à des boîtes postales. L’ensemble aurait rapporté 90 millions de dollars (82 millions d’euros) entre 2007 et début 2013, selon l’agence Bloomberg. Les auteurs de Blair Inc. évaluent le patrimoine des époux Blair à 60 millions de livres (85 millions d’euros). L’intéressé en avoue le tiers, mais ses seuls biens immobiliers sont évalués à 24 millions. Il comprend quatre propriétés à Londres et un manoir dans le Bucking­hamshire. Tony Blair aurait refusé d’entrer à la Chambre des Lords pour ne pas être obligé de révéler ses revenus. Selon son porte-parole, Tony Blair Associates rapporterait 20 millions de livres par an, dont 10 millions seraient réinvestis dans la philanthropie, les 10 autres étant consacrés à l’immobilier.

TBA chapeaute deux sociétés. L’une, Firerush, est consacrée au conseil aux entreprises et compte parmi ses clients le géant du luxe LVMH – dont le patron, Bernard Arnault, est un intime des Blair [Hubert Vedrine, ministre des Affaires étrangères sous Lionel Jospin, est aussi administrateur de LVMH, depuis 2005] –, la banque JPMorgan ou Mubadala, fonds d’investissement d’Abou Dhabi. L’autre, Windrush, la plus prospère, prodigue ses conseils aux dirigeants politiques. Elle peut facturer 200 000 livres des conférences où M. Blair se contente d’aligner des lieux communs. Ses clients sont des chefs d’Etat contestés, comme le Congolais Joseph Kabila, le Rwandais Paul Kagamé, le Guinéen Alpha Condé ou Nursultan Nazarbaïev, président du Kazakhstan depuis 1990. M. Blair est ainsi apparu dans une vidéo de propagande kazakhe de 67 minutes où, sur fond de soleil levant et de harpe, il célèbre les performances économiques de ce régime autocratique. Moyennant 7 millions de livres par an selon le Financial Times, il conseille ce dictateur en communication.

Plus récemment, Tony Blair a participé à la réhabilitation d’Abdel Fattah Al-Sissi, le président putschiste égyptien, en qualifiant le renversement de son prédécesseur, le Frère musulman Mohamed Morsi, de « sauvetage absolument nécessaire d’une nation ». Un positionnement conforme aux intérêts de ses employeurs du Golfe, mais qui contredit la neutralité attendue d’un envoyé spécial au Proche-Orient. Eclectique, M. Blair a participé en juin au Forum économique de Saint-Péters­bourg organisé par Vladimir Poutine quelques heures après s’être vu offrir un job de conseiller par le président ukrainien Petro Porochenko.

Pragmatisme revendiqué

Investissements miniers ou pétroliers, conseils stratégiques, en sécurité ou de gouvernance, Cherie Blair – Cherie Booth, son nom de jeune fille, pour ses clients – pratique le même genre d’activités que son époux. Elle a défrayé la chronique en 2012 en faisant financer par un fonds basé aux îles Caïman la création d’une chaîne de cabinets médicaux privés implantée dans les supermarchés, alors que le Labour lutte contre la privatisation du système national de santé (NHS). En mars, son entrée au conseil d’administration de Renault a confirmé sa réorientation vers les affaires marquée par son départ, six mois plus tôt, de Matrix, le cabinet d’avocat spécialisé dans les droits de l’homme qu’elle avait contribué à créer.

Elle se consacre désormais à Omnia Strategy, une société qui fournit «des équipes pluridisciplinaires composées d’avocats, de chefs d’entreprise, de banquiers et de diplomates dans le monde entier». Ses clients ressemblent à ceux de «Tony» : dirigeants du Kazakhstan, d’Albanie, du Gabon, du Rwanda, de Bahreïn et des Maldives.

Nul étonnement donc à ce que ses activités croisent celles de son époux. Même prétention, mêmes tarifs astronomiques, mêmes controverses. Leur pays a beau les considérer comme un couple infernal, M. et Mme Blair mènent leur barque avec succès dans les méandres de l’économie globalisée, jonglant entre bonnes affaires et grandes causes. Un pragmatisme revendiqué les conduit à aider les régimes les plus crapuleux,  «pour qu’ils s’améliorent ». A moins qu’il ne s’agisse d’un compulsif besoin d’argent». (Publié dans le quotidien Le Monde daté du 17 juillet 2015)

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