France. «Laïcité. Une aspiration émancipatrice dévoyée»

Entretien avec Roland Pfefferkorn [1] à propos de son livre Laïcité. Une aspiration émancipatrice dévoyée (Editions Syllepse, 2022, 5 euros)

En France le thème des « valeurs » républicaines, et en premier lieu celui de la laïcité, est mobilisé en permanence depuis une bonne trentaine d’années tant par des idéologues que des hommes et des femmes politiques, et plus récemment par Emmanuel Macron et Elisabeth Borne pour disqualifier leurs adversaires politiques. Le philosophe Jean-Fabien Spitz qualifie les tenants de ces discours d’« intégristes de la République » [2]. Dans la perspective de ces derniers, la laïcité serait ainsi une « valeur » patrimoniale, liée à l’histoire de la République, une valeur qu’il s’agirait de préserver et à laquelle il faudrait adhérer. Partagez-vous cette appréciation ?

Jean-Fabien Spitz souligne à juste titre l’escroquerie intellectuelle que représentent ces discours qui sacralisent des « valeurs » républicaines. Leur tour de passe-passe consiste notamment à substituer des « valeurs » à des « principes ». Or les valeurs ne sont que des propositions morales auxquelles on peut ou non adhérer. Les principes quant à eux sont des règles (de droit) que les institutions et/ou les citoyens sont appelés à suivre et dont ils peuvent se réclamer. Ce n’est pas du tout la même chose. La seconde entourloupe, et c’est particulièrement clair en ce qui concerne la référence à la laïcité ou à la loi de 1905, c’est qu’on les invoque comme un mantra tout en faisant complètement fi de leur contenu qui est en réalité à l’opposé de ce qu’ils défendent.

Dans les grandes lignes, quel est le contenu des lois laïques historiques (lois scolaires de 1882 et 1886 et loi de 1905) ?

Les lois scolaires de 1882 et 1886 visent la laïcité de la puissance publique. Elles permettent de dégager des tutelles religieuses les programmes scolaires, les locaux et les personnels. Elles ne concernent pas les élèves. La loi de 1905 repose sur deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants. Ces lois marquent une rupture avec la situation antérieure caractérisée par une alliance étroite entre le pouvoir étatique et l’Église catholique.

Il est important ici de bien distinguer laïcisation et sécularisation, ce sont deux processus certes liés mais distincts. La laïcisation touche spécifiquement l’État et les institutions publiques, en premier lieu l’école. La sécularisation concerne les sociétés dans leur ensemble. Ces deux mouvements n’avancent pas toujours au même rythme. La laïcisation de l’Etat se caractérise par la séparation entre l’État et les Églises, l’affirmation de l’indépendance de la loi politique par rapport à la loi religieuse et de la primauté de la première sur la seconde. La sécularisation de la société civile renvoie à la libération progressive de la société – de ses membres – des tutelles religieuses en matière de mœurs et de croyance.

Pouvez-vous détailler les principales dispositions des lois scolaires de 1882 et 1886 qui sont insuffisamment connues ?

La loi (Jules) Ferry, du 28 mars 1882, porte sur l’enseignement primaire obligatoire à l’école. La loi (René) Goblet, du 30 octobre 1886, porte sur l’organisation de l’enseignement primaire. Ces lois constituent le cœur de la première phase de la laïcisation républicaine en France. Elles sont précédées et suivies d’une série d’autres lois. Elles entendent écarter l’Église catholique du domaine scolaire qui ne doit relever que de l’État. Leurs principes de base sont les suivants :

Laïcité des programmes : « l’instruction morale et religieuse » des lois (François) Guizot et (Alfred de) Falloux est remplacée par « l’instruction morale et civique ». Catéchisme et prière disparaissent de l’école publique. Les « devoirs envers Dieu » seront cependant inscrits dans le texte réglementaire  (publié le 27 juillet 1882) du programme de morale du cours moyen par le Conseil supérieur de l’Instruction publique avant de disparaître dans l’entre-deux-guerres.

Laïcité des locaux de l’école publique (suppression des crucifix dans les salles de classe ou sur les frontons des écoles ; le catéchisme sera donné par les ministres du culte dans des « locaux séparés »). La loi Ferry ajoute cependant dans son article 2 : « Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. L’enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées ».

Laïcité des personnels instituée par la loi Goblet du 30 octobre 1886 qui proclame l’incompatibilité entre le statut de clerc et la fonction d’enseignant dans une école publique.

Ces lois concernent donc l’État et non les élèves ou les parents d’élèves. La grande nouveauté, c’est la suppression de tout enseignement religieux dans l’école publique et l’édification de l’institution scolaire comme univers soumis à l’autorité sans partage de l’État. Elles contribuent, en outre, à la relance de la lutte pour la laïcité de l’école publique ailleurs en Europe. La mise en œuvre de la laïcité en France s’étend aussi à d’autres domaines de la vie sociale restés sous l’emprise des Églises (repos dominical, enterrements, cimetières, divorce, hôpitaux…).

Les lois laïques scolaires représentent donc une étape importante mais le concordat napoléonien est resté en vigueur. Comment en arrive-t-on en 1905 à la séparation des Églises et de l’Etat ?

Entretemps, le mouvement de laïcisation a connu des avancées ailleurs dans le monde, par exemple au Mexique et au Brésil. En France, la montée de la sécularisation de la société et la déchristianisation progressive érodent la prééminence de la religion catholique et le système concordataire napoléonien. Avec la crise de l’affaire Dreyfus les relations entre l’Église catholique et la République se détériorent et l’évolution se précipite. La loi adoptée en décembre 1905 est le résultat d’un compromis entre différents projets de séparation.

Aristide Briand dépose le 4 mars 1905, le « rapport fait au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l’État et de la dénonciation du concordat chargée d’examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi ». A la Chambre des députés comme au Sénat, deux types de « séparations » s’affrontent. D’un côté les héritiers d’un gallicanisme concordataire qui souhaitent contrôler l’Église [3] et conçoivent la séparation comme « une arme de combat contre les religions ». De l’autre des « libéraux », comme Briand qui préconisent une autonomie totale de l’Église. Jean Jaurès qui soutient ce dernier conçoit aussi la séparation comme une indépendance réciproque de l’Église et de l’État.

Après de longs mois de débats dans les deux assemblées, c’est l’option de Briand qui l’emporte en décembre 1905, pour aboutir à une loi « libérale, juste et sage », selon Jaurès. Elle s’inscrit dans la filiation des lois de liberté votées au cours des années précédentes (loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels, loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association…).

Pouvez-vous préciser les principes de la loi de 1905 ?

Le mieux est encore de citer le texte de loi. Le titre I expose les « principes » :

« Article 1er. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

« Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3 ».

La liberté de conscience intègre donc la liberté religieuse, y compris dans sa dimension collective et publique. L’exercice des cultes est libre, l’État n’a pas vocation à contrôler les Églises. Les Églises et l’État sont séparés.

Les articles des titres suivants de la loi apportent des compléments. Les titres III et V précisent le caractère public des activités cultuelles. Le titre V consacré à la police des cultes comporte un article 27 qui traite des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte » et du régime des sonneries de cloches. Ces manifestations, de même que les sonneries de cloches ou l’usage des édifices du culte sont libres, sous la seule réserve du respect de l’ordre public ».

Les convictions religieuses peuvent donc s’exprimer dans l’espace public dans les limites du droit commun municipal. La loi de 1905 anticipe des exigences conventionnelles contemporaines. L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme précise que le droit à la liberté de religion implique « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé ».

Telle qu’elle est mise en place en 1905, la laïcité instaure bien une rupture, dans une logique libérale. Elle est conçue comme un dispositif visant la liberté (de pensée, d’opinion, de culte) et l’égalité (égalité de traitement de toutes et tous indépendamment des croyances de chacun). La laïcité a d’abord affirmé la liberté de conscience. Elle a ensuite posé le principe de séparation des Églises et de l’État, ce dernier ne peut désormais ni les reconnaître, ni les subventionner.

La Troisième République promeut donc un idéal d’émancipation de la tutelle religieuse et l’égalité des religions entre elles. Elle renforce la liberté d’expression avec la garantie de la liberté de conscience. Elle a veillé à permettre la libre manifestation des convictions de tous, y compris religieuses, les religions disposant d’une complète liberté d’organisation et de communication. Pour autant l’Église catholique mène une lutte opiniâtre contre la loi de 1905. A l’opposé, les religions minoritaires – protestants et juifs – y adhèrent et le mouvement syndical lui porte un intérêt croissant malgré ses limites. La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles, rarement mentionné, de la politique laïque de la IIIe République.

Comme d’autres auteurs (Jean Boussinesq ou Jean Baubérot par exemple) vous insistez sur l’esprit libéral de la loi de 1905 qui transparaît par exemple dans le traitement des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte » ou lors du débat provoqué par l’amendement du député Charles Chabert qui souhaitait interdire le port de la soutane. Pouvez-vous nous en dire plus ?

En demandant l’interdiction du port de la soutane le député Chabert prétend faire « œuvre de paix, d’union, d’honnêteté, de logique, […] d’humanité ». Il s’appuie sur différents arguments, je cite en vrac : dans certains pays les prêtres catholiques « s’habillent comme tout le monde » ; son usage ne s’est développé qu’en raison de « l’influence croissante de l’ultramontanisme » [c’est-à-dire de Rome] ; « le costume spécial dont s’affublent les religieux peut favoriser leur autorité sur une partie de la population » ; « Le costume religieux n’est-il pas essentiellement un emblème ? Son port n’est-il pas au premier chef une manifestation confessionnelle ? […] le costume est une prédication vivante, un acte permanent de prosélytisme » ; le costume rend le prêtre « prisonnier de sa longue formation cléricale, prisonnier de son milieu étroit, prisonnier de sa propre ignorance, je dirai presque de sa propre sottise » ; « supprimez le costume et aussitôt le prêtre […] échappe à son supérieur, s’évade […] vers le siècle, vers les idées, vers la vie » ; « ôtez sa robe […] vous libérez son cerveau » ; « les plus intelligents, les plus instruits attendent avec anxiété cette loi qui les rendra libres ».

Par-delà la dimension pittoresque de l’argumentation développée par le député Chabert en 1905, le lecteur contemporain remarquera aisément qu’il suffit dans les propos précédents, de remplacer le mot soutane par celui de voile ou de foulard, voire même plus récemment de « vêtement islamique par destination » ( !), pour retrouver, presque mot à mot, les arguments mobilisés par les partisans de l’interdiction du fameux « foulard ».

Toujours est-il qu’en 1905 la commission parlementaire rejeta la proposition d’amendement Chabert. En son nom, Briand argumenta en trois points, je cite : « Ce serait encourir […] le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, d’imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements » ; À supposer que la loi de séparation des Églises et de l’État intègre cette interdiction, on peut compter sur « l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs [pour] créer un vêtement nouveau […] pour permettre de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen » ; « Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel », « La soutane devient un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non ».

Dans les décennies suivantes la soutane des ministres des cultes ne gênera personne, y compris quand ces derniers exerceront des responsabilités politiques. Aux lendemains de la Libération, l’abbé Pierre, élu par trois fois député [d’octobre 1945 à juillet 1951], ou le chanoine Kir, député-maire de Dijon [de 1945 à 1968] durant vingt-deux ans, prendront la parole au Parlement vêtus d’une soutane ou déposeront leurs bulletins de vote dans l’urne dans le même habit, sans que cela soit considéré comme une « atteinte à la laïcité », voire comme une manifestation de « séparatisme ».

Quand vous évoquez le contenu des lois scolaires de 1882 et 1886 et de la loi de 1905 on s’aperçoit que les campagnes politico-médiatiques visant le foulard ou le voile islamique – qui se développent à partir de 1989 et conduisent à l’adoption de la loi « anti-foulard » en 2004 – ne peuvent en aucun cas s’appuyer sur ces lois historiques qui garantissent la liberté religieuse, y compris dans sa dimension collective et publique. De même la volonté de l’État français de contrôler le culte musulman va clairement à l’encontre de la loi de 1905.

Absolument, c’est l’une des raisons qui me conduisent à parler de dévoiement de la laïcité. Mais ce n’est pas la seule. Car nous assistons depuis bien plus longtemps à la mise en place d’une véritable « catho-laïcité », pour reprendre l’expression d’Edgar Morin, suivie plus récemment d’une « néo-laïcité identitaire et discriminatoire » à l’égard des musulmans.

Dès les lendemains de la Grande Guerre, les gouvernements successifs renoncent à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Les normes cléricales antérieures vont rester « provisoirement » en place dans ces trois départements. Ce « provisoire » dure toujours. Ce qui rend d’autant plus choquant l’application immédiate en Alsace-Moselle de la loi du 15 mars 2004 « sur les insignes religieux », car les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 et la loi de 1905 attendent toujours d’être introduites [4].

Dans l’ensemble du territoire français, dès 1919 un « régime de séparation évolutif » se met en place. Des assouplissements, accommodements et arrangements de plus en plus importants sont obtenus par l’Église catholique : les établissements scolaires privés catholiques seront ainsi les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers, estimés à 14 milliards d’euros pour l’année 2019.

Un nouveau rituel politico-religieux s’est institué de facto sous la Ve République : celui de la visite officielle régulière au Vatican par les chefs d’Etat français. Emmanuel Macron s’y est déjà rendu trois fois, mais il est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il a pris part à la conférence des évêques de France, au collège des Bernardins, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation des Églises et de l’État de 1905. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État » ! Cette participation du chef d’État à la conférence des évêques de France est évidemment en rupture totale avec la loi de 1905. Le soutien financier aux écoles catholiques et ces visites sont des expressions du caractère « catho-laïque » de la Ve République.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité.

Cette campagne a abouti à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 qui marque, on ne l’a pas suffisamment dit, un tournant rétrograde en rupture avec les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 qui portaient sur la laïcité des programmes, des locaux et des personnels. Ces lois ne concernaient que la seule puissance publique, l’État (séparé des Églises). Elles n’avaient nullement vocation à s’appliquer aux élèves ou encore aux parents accompagnateurs de ces derniers.

Cette loi « anti-foulard » a pourtant été présentée par ses promoteurs, de droite et du Parti socialiste, comme un retour aux sources ou comme un aboutissement logique de la « laïcité française » ?

En effet, selon le récit mythique que ses promoteurs ont réussi à imposer, cette loi n’aurait fait que « réaffirmer » des principes oubliés, « redécouvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « retrouver » la saine intransigeance de Ferry, Jaurès ou (Léon) Gambetta, « restaurer » ou « refonder » un ordre public mis en péril par un renouveau de la menace religieuse.

Cette rhétorique fallacieuse du retour aux sources aura servi à promouvoir une loi qui opère en réalité une transformation radicale de la laïcité française, en rupture et contradiction totales avec l’esprit des lois fondatrices qui visaient la liberté et l’égalité. C’est pourquoi Jean Baubérot parle à juste titre de « laïcité falsifiée ». Dans la plupart des argumentaires en faveur de la loi de 2004, c’est du « voile » qu’il était question, même s’ils réclamaient, dans leurs intitulés et dans leurs conclusions, une interdiction de « tous les signes religieux ». De même c’est du « voile » qu’aura parlé le président Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 pour appeler le Parlement à légiférer. Enfin c’est sur le « voile », et sur le « voile » seulement, que les députés ont épilogué au cours des débats parlementaires.

Finalement, comme l’avait préconisé le rapport (François) Baroin, la laïcité devient « un élément de référence de l’identité française ». Se met désormais en place un « identitarisme national-républicain » (Philippe Corcuff), un « républicanisme identitaire » (Alain Policar) ou « une islamophobie d’État » (Jean-François Bayart).

Ces campagnes menées pendant des années sous couvert de défense de la laïcité suivies de l’adoption de la « loi anti-foulard » de 2004 et plus récemment de la loi « séparatisme » n’ont pas été sans effets…

Elles ont participé massivement à la stigmatisation des musulmans et à la fabrication de l’islamophobie, désormais omniprésente. Après l’adoption de la « loi anti-foulard » en 2004, tous les prétextes seront bons pour étendre indéfiniment le champ d’application de cette loi. La loi « séparatisme » de 2021 va plus loin encore. Elle s’attaque directement aux lois de liberté du début du 20e siècle, à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association et à la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. On assiste à la mise en place d’un contrôle étatique étroit sur le culte musulman et sur les associations regroupant des personnes musulmanes. Cette surveillance renforcée menace potentiellement tous les autres cultes et de manière générale la liberté associative. La loi « séparatisme » témoigne d’un refus du pluralisme et surtout de l’abandon des grands principes de la laïcité historique qui visait la liberté (de pensée, d’opinion, de culte) et l’égalité (égalité de traitement de toutes et tous indépendamment des croyances de chacun) dans le cadre d’une séparation de l’État et des Églises.

Avec la loi « anti-voile » du 15 mars 2004 et la loi « séparatisme » du 24 août 2021 on assiste en quelque sorte à l’apparition d’une nouvelle forme de gallicanisme, visant spécifiquement à contrôler et à brider le culte musulman. Ce tournant identitaire et discriminatoire est d’autant plus choquant que le rapprochement entre l’État et l’Église catholique prend des formes inédites.

___________

[1] Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

[2] Voir son ouvrage récent : La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Gallimard, 2022.

[3] Le gallicanisme dominait en France pendant des siècles, depuis le concordat de 1516. Il visait à édifier une Église catholique nationale, certes théologiquement soumise au pape, mais autonome vis-à-vis de Rome sur le plan temporel. Pour les gallicans, les affaires matérielles de l’Église catholique de France relèvent des affaires nationales. Ce sont les conciles nationaux qui sont compétents pour le dogme et l’administration de l’Église de France, et non le pape. Le gallicanisme s’oppose à l’ultramontanisme (au-delà des monts, c’est-à-dire des Alpes, donc Rome). Pour les ultramontains (par exemple les Jésuites) le pape l’emporte sur les conciles nationaux. Dans le cadre du gallicanisme les cultes ont tendance à être placés sous le contrôle plus ou moins étroit de l’État. Les conflits entre les deux courants sont particulièrement vifs sous le Second Empire, ils perdureront sous la Troisième République.

[4] Voir R. Pfefferkorn, « Laïcité maltraitée en France. Ce que révèle l’affaire du financement de la mosquée strasbourgeoise », Raison présente, n° 218, 2021, pp. 99-108, en ligne : https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2021-2-page-99.htm ; et R. Pfefferkorn, « Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des Sciences sociales, n° 38, 2007, pp. 158-17, en ligne : https://www.persee.fr/doc/revss_1623-6572_2007_num_38_1_1707

1 Commentaire

  1. On ne peut qu’être d’accord avec la lettre de ce qui est écrit: laïcité dévoyée, catholaicite, etc.

    Mais cela n’épuise pas le sujet du prosélytisme des frères musulmans. Quelle réponse à ce sujet différent? Pour être précis si on autorise le voile pour les infirmières musulmanes en France, pourquoi ne pas réintroduire les bonnes sœurs avec la cornette dans l’hôpital français ?

    Idem pour les mères musulmanes qui accompagnent les sorties de l’école publique en France ? Est ce que le trotskyste “moyen” peut accompagner la classe de son fils vêtu d un t shirt rouge avec Che Guevara devant, la faucille le marteau et le 4 derrière?

    On ne peut traiter (très bien) un seul côté du sujet.

    Salutations mr.

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