Par Raphaëlle Bacqué
Dans la grande salle de réunion, au rez-de-chaussée du «carré», comme on appelle le siège du Front national à Nanterre, le bureau politique est quasiment au complet, ce vendredi 13 décembre. Jean-Marie Le Pen et Steeve Briois, maire d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), ont prévenu, plusieurs jours auparavant, qu’ils n’en seraient pas. Mais autour de Marine Le Pen, la plupart des autres cadres du mouvement ont pris place. Quelques anciens, amis du père et rescapés du profond renouvellement voulu par la fille, et des plus jeunes, presque tous ses affidés. Marion Maréchal-Le Pen a la tête des mauvais jours qu’elle affiche depuis le congrès du parti, les 29 et 30 novembre. Car malgré son excellent score au vote pour le comité central – bien supérieur à celui du vice-président, Florian Philippot –, sa tante rechigne à modifier la répartition des forces à la tête du FN.
L’atmosphère est tendue. «Le genre d’ambiance qui sent les règlements de comptes quand les uns jalousent la place des autres», reconnaît Marine Le Pen. Deux jours plus tôt, l’hebdomadaire d’extrême droite Minute a annoncé l’arrivée, au sein du Rassemblement Bleu Marine (RBM), de Sébastien Chenu, ancien «secrétaire national de l’UMP chargé de l’exception culturelle » et cofondateur de Gaylib, une association de défense des droits des homosexuels rattachée à l’UMP puis à l’UDI, favorable au mariage pour tous. Toute la journée du mercredi et du jeudi, plusieurs fédérations ont fait remonter le mécontentement de leurs militants les plus traditionnels. Un site catholique, Le Salon beige, a appelé ses lecteurs à téléphoner au siège pour protester contre ce qui est à ses yeux «une erreur politique, morale et culturelle» et, en quelques heures, les préposés au standard ont été débordés.
La présidente du FN est pourtant décidée à adouber ce transfuge de l’UMP, parrainé par son conseiller le plus proche, Florian Philippot, et qui lui a été présenté par le député du Gard, Gilbert Collard. Certains collaborateurs s’inquiètent bien un peu du parcours de ce quadragénaire, passé du cabinet de Christine Lagarde à l’équipe de Nathalie Kosciusko-Morizet. N’affiche-t-il pas son amitié avec l’ex-ministre UMP Roselyne Bachelot, fervente supportrice du mariage homosexuel, quand le FN affirme sa volonté de l’abroger?
On a fait passer à Philippe Martel, l’ancien juppéiste chef de cabinet de Marine Le Pen, une photo de Chenu aux côtés de Pascal Houzelot, le fondateur de Pink TV, dans une manifestation en faveur de la procréation médicalement assistée (PMA). «Autant dire que c’est un libéral libertaire, glisse-t-on à la présidente, ami des élites les plus mondialisées et dont le seul fait d’armes qui le rapproche de nous est d’avoir voté non à Maastricht et au référendum de 2005.»
La présidente du FN veut tenir bon, cependant. Ne serait-ce que pour contrer ses adversaires et Minute, qui mène depuis son élection à la tête du parti, en 2011, une guerre sourde contre sa stratégie de dédiabolisation et son numéro deux, Florian Philippot. «Y a-t-il un lobby gay au FN?», a écrit Minute, en janvier 2013, assurant que la présidente «est entourée d’homos qui l’adulent et entretiennent avec elle un rapport d’affectivité exclusive». Au sein du FN, l’article est passé de main en main, vite considéré comme une attaque des rivaux de Mme Le Pen. La fille du patron de Minute, Anne-Cécile Foubert-Molitor, a été la directrice de la communication de Bruno Gollnisch, celui-là même qui briguait la présidence du parti contre la fille de son fondateur.
Depuis, chaque fois que le vice-président du parti, Louis Aliot, par ailleurs compagnon de Marine Le Pen, ou le nouveau secrétaire général, Nicolas Bay, s’inquiètent des accusations d’un « communautarisme » supposé de plusieurs cadres homosexuels du FN, la présidente les rabroue : « Tu ne vas pas faire revenir les cathos intégristes ! »
« Outing du numéro deux »
Ce 13 décembre, elle est plus que jamais décidée à contrer ses adversaires. La veille, en entendant M. Gollnisch se dire « extrêmement étonné pour ne pas dire stupéfait » de l’arrivée de Sébastien Chenu, Mme Le Pen s’était résolue à présenter plus discrètement l’arrivée du transfuge. Mais les circonstances ont brutalement changé. Quelques heures plus tôt, le magazine Closer a publié des photos de Florian Philippot en week-end à Vienne avec un ami, sous le titre « L’amour pour tous » et, autour de Marine Le Pen, on s’est mis à flairer le mauvais coup. Qui pouvait connaître l’emploi du temps de cet énarque, contesté en interne, mais si secret sur sa vie privée ? « L’outing » de son numéro deux a cependant un avantage : pour la première fois, il a entraîné la désapprobation quasi unanime des milieux politiques et médiatiques habituellement plus prompts à attaquer le FN. « Closer a coupé l’herbe sous le pied des opposants », ont aussitôt compris les proches de la présidente.
Marine Le Pen n’ignore pas que l’homosexualité d’une partie de son entourage suscite une sourde contestation au sein même de son parti. Juste avant son élection, déjà, ses opposants avaient mené campagne contre l’influence supposée d’un «lobby gay» soupçonné d’accaparer la jeune femme et d’installer une forme de communautarisme au sein d’un parti qui récuse officiellement les particularismes. Lorsqu’elle est devenue présidente du FN, en 2011, plusieurs «nationaux catholiques» et militants de longue date ont quitté le mouvement, jusqu’à l’un des plus vieux compagnons de son père, Roger Holeindre. Le jour de son départ, cet ancien membre de l’OAS est allé s’en expliquer à Jean-Marie Le Pen : «Ta fille ne s’est entourée que de pédés et ça ne me plaît pas.» Et devant la moue du fondateur du FN, il a tendu une liste de vingt-deux noms parmi les plus proches conseillers de «Marine».
Ils sont encore quelques-uns au FN à se souvenir que Le Pen père a lui-même toujours été entouré de ce qu’il a longtemps appelé des «invertis». Mais ils mettaient leur présence sur le compte de l’esprit «libertaire» et antibourgeois de «Jean-Marie». Publiquement, d’ailleurs, le fondateur du FN a longtemps assuré que «l’homosexualité n’est pas un délit mais constitue une anomalie biologique et social », ne se privant jamais d’une plaisanterie. «Dans le Marais de Paris, on peut chasser le chapon sans date d’ouverture ou de fermeture, mais dans le marais de Picardie, on ne peut chasser le canard en février», avait-il ainsi lâché en pleine campagne présidentielle, le 20 février 2007, devant des chasseurs.
Les anciens du FN savent aussi que si Jean-Marie Le Pen a souvent assuré qu’«il n’y a pas de surveillance de la braguette au FN», il accepte l’homosexualité à partir du moment où elle est invisible dans l’espace public et que ses défenseurs ne revendiquent pas les mêmes droits que les hétérosexuels.
Avec sa fille, c’est autre chose. Le Front national est le principal soutien du régime ouvertement homophobe de Vladimir Poutine. Mais sa présidente, pour élargir la base électorale de son parti, s’est attachée à attirer de nouveaux militants en s’adressant à des catégories de population qui paraissaient jusque-là les plus éloignées du FN. En 2010, Mme Le Pen avait ainsi déclaré, à Lyon : «J’entends de plus en plus de témoignages sur le fait que dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même français ou blan », cherchant à fédérer, à l’instar d’autres partis national-populistes européens, autour d’une islamophobie qui reste le marqueur le plus prégnant de l’extrême droite.
«Communautarisme»
Auteur d’une solide Enquête au cœur du nouveau Front national (Nouveau Monde, 2012), le sociologue Sylvain Crépon, qui s’étonnait, devant Louis Aliot, du nombre important de jeunes militants homosexuels qui ont récemment rejoint le FN, s’est entendu répondre par ce dernier : «Ils viennent parce qu’ils se sentent menacés par l’homophobie des jeunes d’origine arabo-musulmane.»
Faut-il pour autant, se demande une partie du bureau politique, faire entrer au FN ce Sébastien Chenu qui a expliqué ainsi son ralliement, la veille dans L’Express : «J’ai l’impression de faire un deuxième coming out dans ma vie» ? Déjà, le député européen Bruno Gollnisch «s’étonne que l’on envisage de confier d’importantes fonctions à ce M. Chenu, alors qu’il a été jusqu’ici le représentant d’un communautarisme homosexuel que nous ne partageons pa ». Le député européen Aymeric Chauprade, l’un des porte-voix du mouvement contre le mariage pour tous, évoque pour sa part un «lobby gay» dont le cofondateur de Gaylib serait, à ses yeux, un nouveau représentant. Marion Maréchal-Le Pen parle, elle, de «cette homosexualité militante» qui la fait douter d’un «engagement sincère» au sein d’un parti qui la combat.
Personne n’a oublié les débats autour du mariage pour tous. Beaucoup attribuent encore la décision de Marine Le Pen de ne pas participer aux manifestations contre la loi Taubira à l’influence de Florian Philippot, dont le rapport exclusif avec la présidente agace, tandis que de nombreuses figures du parti ont défilé, Marion Maréchal-Le Pen en tête. La présidente du FN peut bien affirmer aujourd’hui au Monde que «Philippot et Steeve Briois n’ont rien à envier en termes de légitimité à ceux qui se disent garants des valeurs du parti», elle n’ignore pas les insinuations de ses opposants.
En janvier 2013, Le Point avait déjà rapporté des tensions lors d’un bureau politique précédent. «Il y a autour de cette table beaucoup d’homosexuels. Ces choix relèvent de la vie privée et de la conscience de chacun, mais ne doivent pas influer sur la position du Front nationa », avait alors averti Bruno Gollnisch, provoquant le départ de la salle deux cadres du parti. Ses détracteurs reprochent encore à M. Philippot d’avoir d’abord assuré, en 2013, sur France Culture : «Nos électeurs sont à 50-50 sur le mariage homosexuel.»
Depuis, l’inquiétude de ceux qui fustigent l’attitude «gay friendly» supposée de la direction du FN et les contradictions idéologiques qu’elle pourrait susciter ne s’est pas calmée. Minute s’est ainsi insurgé, cet été, contre Damien Obrador, seul élu de la liste «Cabanac-et-Villagrains Bleu Marine», en Gironde, qui a tweeté, le 24 août : «Heureux d’avoir célébré hier, conjointement avec M. le maire, l’union d’Arnaud et Mathieu, deux ex-colistiers.»
Fin septembre, Bruno Gollnisch s’est ému sur son blog que l’ex-tête de liste du FN aux municipales à Nancy ait été photographié devant le stand d’un collectif de défense des droits des homosexuels, estimant que sa présence «brouillait singulièrement le message porté par le FN et déboussolait beaucoup d’électeurs». La procédure disciplinaire interne engagée contre le jeune militant a été stoppée au bout de quelques jours, «à l’instigation de Philippot», assurent ses adversaires. Et voilà qu’un magazine people a fait de leur bête noire une victime et les oblige à ranger leurs frondes!
«Nous sommes assez forts pour être capables d’absorber des militants UMP qui veulent nous rejoindre», affirme Marine Le Pen. Avant d’ajouter: «Il faut que nous trouvions des candidats dans toute la France. Je ne céderais pas à ceux qui, en interne, veulent nous faire douter.» Face à ses opposants, la présidente du FN a décidé de s’imposer. (Le Monde, 17 décembre 2016)
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