France. A Paris, le 12 septembre, les «fainéants» battent le pavé

Par Elsa Sabado, Lea Fauth, Amélie Pinssot, Manuel Jardinaud, Dan Israel, Christophe Gueugneau et Cécile Andrzejewski

La première mobilisation sous la présidence Macron contre les ordonnances réformant le code du travail a rassemblé entre 223 000 et 400 000 personnes en France. Une réussite qui n’est que le début d’une série de manifestations.

A l’heure de rédiger slogans et pancartes, il est des manifestants qui ont dû bénir Emmanuel Macron. Car c’est le président lui-même qui a donné le ton de cette première journée nationale de manifestations partout en France contre sa réforme du droit du travail, ce mardi 12 septembre. Vendredi 8, à Athènes, il avait déploré que «la France n’est pas un pays qui se réforme», et proclamé qu’il ne céderait rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes». Piqués au vif, les manifestants ont relevé le gant et rivalisé d’imagination pour renvoyer l’opprobre au président.

Tout au long d’un cortège parisien qui a rassemblé 24 000 personnes selon la préfecture de police, et 60 000 selon la CGT, les slogans ont fusé : « Les fainéants en marche ! », « plutôt fainéant que dirigeant », « je suis fainéante », « aide-soignante, épuisée mais pas fainéante »… Certains ont même choisi d’aller piocher dans leur culture littéraire pour contrer la phrase de Macron. René, 76 ans, retraité de la SNCF croisé au hasard du cortège, cite de mémoire quelques vers d’Apollinaire : «Il y a longtemps qu’on fait croire aux gens / qu’ils n’ont aucun avenir qu’ils sont ignorants à jamais / et idiots de naissance.»

Moins poétique et plus prosaïque, la CGT s’est officiellement réjouie de ce qu’elle peut considérer comme un succès au vu de la mobilisation. Elle revendique 60 000 personnes rassemblées à Paris, alors que la préfecture de police en a compté 24 000 (Mediapart fixe son estimation quelque part entre les deux). À titre de comparaison, la police estimait entre 27 000 et 29 000 le nombre de manifestants à Paris le 9 mars 2016, lors de la première journée de mobilisation contre la loi El Khomri. «Ça fait la démonstration du fort mécontentement», a déclaré en début de cortège le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez. « Nous pensons qu’il faut réformer le droit du travail, mais pas pour retirer des droits aux salariés et aux travailleurs », a-t-il dit, prévenant qu’il rejetait une «réforme qui donne les pleins pouvoirs au patronat».

Il n’est pas seul. Pour répondre à l’appel de la CGT, de SUD-Solidaires, de la FSU et de plusieurs syndicats étudiants, ils étaient 223 000 dans toute la France, selon les décomptes du ministère de l’intérieur. La CGT, elle, a vu 400 000 personnes dans les rues. Les manifestants étaient 7 500 à Marseille (et 60 000 selon la CGT), entre 8 000 et 16 000 à Toulouse, où Emmanuel Macron s’était rendu la veille, entre 6 200 et 15 000 à Nantes, quand, un peu plus loin, dans la ville du premier ministre Édouard Philippe, au Havre, la police a estimé le nombre de manifestants à 3 400 alors que la CGT en a compté 10 000. À Rennes, où l’ambiance des manifestations est en général tendue, la police évaluait la mobilisation à 4 800 manifestants, contre 10 000 selon les syndicats. À Bordeaux, 4 850 manifestants ont été décomptés par la police, et 12 000 par les organisateurs.

À Paris, où le défilé s’est déployé sur les 3 kilomètres séparant la place de la Bastille (XIe arrondissement) et la place d’Italie (XIIIe arrondissement), la CGT était présente en force, représentant de loin le plus gros contingent. Des bataillons de SUD, et dans une moindre mesure de la FSU et de FO (malgré la position officielle de la Confédération qui n’a pas appelé à manifester). De très nombreuses unions départementales de la CGT avaient répondu présent, avec leurs camions et leurs gros ballons rouges. Les représentants des cadres, l’Ugict-CGT, avaient quant à eux opté pour des bouquets de ballons de baudruche blancs frappés du slogan «Non au CDI jetable!». Non loin de là, panneaux fluo autour du cou clamant «cadre en solde » ou «technicien en solde», des représentants de la CGT Ufict, qui rassemble les sections des entreprises d’électricité et de gaz.

Virginie Gonzales, secrétaire générale de l’Ufict dans le Val-d’Oise, et Miryana Kecman, vice-présidente du syndicat, placent un réel espoir dans ces mobilisations, pour atténuer un peu l’impact des réformes contenues dans les ordonnances, qu’elles assimilent « à un recul de 35 ans sur ce qui a été gagné par les salariés dans le droit du travail », depuis les lois Auroux de 1982, instaurant les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés. « Nous sommes en début de mandature, et Emmanuel Macron est très tacticien. Si on met en place un réel rapport de force, on va peut-être réussir à le faire bouger un peu, calculent-elles. Bien sûr, il faudrait abroger toutes les ordonnances, mais on peut au moins espérer qu’il retire les plus graves, comme le plafonnement des indemnités prud’homales. »

Non loin de là, Gwladys et Marina, venues de Maison-Alfort et de Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), sont sur la même ligne. « C’est un premier rendez-vous, qui va donner la température, estime Gwladys, étudiante en passe de trouver son premier emploi dans une mairie francilienne. Cela va durer des mois, et on peut espérer faire retirer certains des pires aspects de la réforme. La faire annuler, c’est bien sûr notre objectif, mais on sait qu’on aura du mal à l’obtenir. » La CGT a d’ores et déjà annoncé une nouvelle mobilisation le 21 septembre, la veille de la présentation des ordonnances en conseil des ministres. Et le 23, c’est La France insoumise qui a appelé ses troupes à manifester à Paris. Marina et Gwladys, militantes insoumises, comptent bien en être. Mais d’ici là, elles estiment « très important de soutenir l’action des syndicats et de se mêler à eux ».

Officiellement, Force ouvrière est sur une position différente. Son secrétaire général Jean-Claude Mailly a déclaré qu’il ne fallait pas « user » ses forces maintenant, en vue de prochaines manifestations potentielles contre la réforme de l’assurance-chômage, qui devrait être lancée dans les semaines à venir. Mais c’est peu de dire qu’il n’est pas suivi par tous les membres de son syndicat.

Arnaud, qui travaille sur les pistes à Roissy, estime que « même si ça ne donne rien, que c’est un coup d’épée dans l’eau, on se doit d’être là, ça fait partie de notre boulot ». « Nous, on a des valeurs, des idéaux, on se mobilise. Et tant pis si d’autres à FO ne sont pas d’accord », lâche-t-il. Willy, un ancien délégué syndical FO, arbore un badge de l’union régionale Île-de-France. « Il faudrait être naïf pour croire que les ordonnances sont une progression sociale », s’énerve-t-il. Le message de Jean-Claude Mailly ne passe pas, « car c’est la mort des syndicats dans l’entreprise qu’on nous propose ». Il se mobilisera sans aucun doute tout au long du mois de septembre.

Policiers très discrets, manifestants tout aussi calmes

Cette première grosse manifestation depuis la série de contestations contre la loi travail, tout le printemps 2016, avait des airs de tour de chauffe. Les banderoles et les slogans criés par les chauffeurs d’ambiance étaient encore peu nombreux, et la déambulation somme toute plutôt détendue. Mais il est des habitudes qui ne se perdent pas, dont celle du « cortège de tête », installé devant le carré officiel des syndicats. Ce jour-là, il compte 5 000 personnes environ, dont la moitié vêtue de noir. Les jeunes sont nettement représentés mais, comme lors des manifestations contre la loi El Khomri, des manifestants de tous âges, et même des syndicalistes, sont également présents.

Il faut cependant noter une forte différence avec les cortèges de l’an dernier : le dispositif policier est nettement plus discret. Dans les petites rues perpendiculaires, les groupes de CRS sont à plus de 50 mètres en retrait, évitant tout jet de projectiles venus des manifestants et les rendant par là même inutiles. Tout à l’avant du cortège, le traditionnel cordon policier qui ouvrait la manifestation, et lui imprimait bien souvent la cadence, a disparu. De même, on ne voit plus les grilles protégeant les rues adjacentes, ni les myriades de camions de CRS. L’ambiance s’en trouve nettement plus calme, et souligne par contraste l’étrangeté de la stratégie de maintien de l’ordre poursuivie en 2016, la pression policière étant en bonne partie responsable de la tension qui régnait alors dans les cortèges.

John (ce n’est pas son prénom) marche avec sa copine, reprenant de temps à autre les slogans anticapitalistes. Sans masque et sans foulard, il regarde sans broncher un panneau publicitaire détruit par trois personnes cagoulées. « Depuis les manifs de 2016, je suis toujours devant, c’est vraiment là qu’on a l’impression que l’on peut avoir un effet sur le pouvoir », explique-t-il. Sa copine approuve. Émilie, une jeune lycéenne, n’est pas non plus équipée pour la tête du cortège, exception faite de lunettes de piscine. Elle accompagne cependant des copains à elle bien mieux préparés. Son lycée – elle ne souhaite pas donner son nom à cause de ses parents – a été bloqué dans la matinée. Elle n’était pas parmi les manifestants du printemps 2016 mais était passée place de la République au moment de Nuit debout : « C’était vraiment un chouette moment de solidarité mais ça s’est vite terminé. Franchement, si Macron continue comme ça, la place de la République va vite se réemplir. » Elle file ensuite rejoindre ses copains derrière l’une des banderoles, en ajustant ses lunettes de piscine.

À Paris, plusieurs lycées, dont Claude-Monet (XIIIe arrondissement) et Fénelon (VIe), ont été bloqués brièvement. Une heure avant la manifestation, une centaine de lycéens de Paris et de banlieue se sont ensuite retrouvés place de la République pour se mettre en route ensemble. Aurore, 17 ans, dit avoir peur pour son avenir. « Cette idée de donner plus de pouvoir aux patrons qu’aux employés… Je trouve qu’on ne peut pas se laisser faire », s’indigne-t-elle. L’adolescente s’est déplacée avec plusieurs de ses camarades de Fontenay-sous-Bois. Un prétexte pour sécher les cours ? Les lycéens refusent fermement cette image. « Même si c’est dans cinq, six ans, on a envie de préparer notre entrée sur le marché de travail », souligne Robin, qui a également 17 ans. « Et puis même pour les autres, pour les gens qui travaillent aujourd’hui, ce n’est pas normal ce qui se passe, donc on se mobilise », ajoute-t-il. « On sait que nos parents ne sont pas bien traités, donc on vient les soutenir », explique un de ses collègues.

C’est finalement à quelques centaines de mètres de la place d’Italie, à proximité d’un commissariat, qu’ont eu lieu les seules échauffourées de la manifestation. Après une série d’échanges de projectiles divers – bouteilles vides, cailloux, fumigènes –, la police a chargé à plusieurs reprises, répondant avec des tirs de flash-ball et des jets de grenades lacrymogènes. Un camion lanceur d’eau est par la suite intervenu, avant que la situation ne redevienne normale au bout de quelques minutes. Un groupe de « street medics » sur place, interrogé par Mediapart, a fait état dans l’immédiat de plusieurs personnes touchées à la jambe par des tirs de balle de défense. Un jeune homme d’une vingtaine d’années a dû être soigné à la tête, tandis qu’un autre avait l’arcade sourcilière ouverte. Mais rien à voir avec les dégâts causés par les interventions policières en 2016, et encore lors du défilé parisien du 1er mai.

Colère face à la suppression des emplois aidés

Au fil du cortège, de nombreux manifestants ont évoqué leur inquiétude face à la suppression de nombreux emplois aidés. Leïla, Elsa et Stéphanie, profs et conseillers d’éducation dans des collèges parisiens, craignent que les contrats d’insertion ne soient pas renouvelés dans leurs établissements. « Dans mon collège, elles sont quatre, elles surveillent la cantine, aident la documentaliste, animent des ateliers scolaires, décrit Elsa. Elles ont autour de 57 ou 58 ans, elles ont des difficultés à entrer sur le marché du travail, on est là pour elles. C’est un cas concret. » À côté d’elle, Stéphanie évoque son beau-frère, licencié à 53 ans après trente années passées dans sa boîte de publicité. « Il n’a eu qu’un an de salaire en guise d’indemnités. Il a vu une avocate, qui était révoltée, mais si la loi passe, ce sera comme ça pour tout le monde. »

À l’entrée du pont d’Austerlitz, Virginie, syndicaliste Solidaires dans le secteur associatif, ne pouvait manquer cet après-midi de mobilisation : « Je connais le dialogue social dans les petites entreprises, je le pratique : c’est épouvantable ! Et avec les ordonnances, au lieu de nous permettre de mieux l’organiser, on nous enlève des droits. » Elle crie sa colère contre le gel des contrats aidés, qui touche durement son activité. Tout comme une grosse dizaine de salariés du secteur, qui portent tous une affiche clamant : «Crève générale, 130 000 emplois en danger. »

« Nous manifestons pour le rétablissement, d’une manière ou d’une autre, des emplois aidés, ou pour la mise en place d’une alternative qui nous permettrait de ne pas aller chercher des subventions dans le privé. Cela fait des années que nous proposons des solutions pour stabiliser le nombre de postes dans nos associations, et voilà la réponse de Macron… », dit une salariée, qui ne souhaite pas que son nom apparaisse, « étant donné la précarité de notre secteur, et notre isolement général ».

Kevin, lui, est professeur des écoles stagiaires, et ne donne donc pas son vrai prénom. Il vient de commencer sa carrière dans un lycée de Seine-Saint-Denis. « Dans mon lycée, les conditions ne sont pas réunies pour transmettre correctement les connaissances. Il manque sept à huit personnels d’entretien, les jeunes attendent une heure avant de manger à la cantine, il y a des problèmes de qualité du matériel dans les salles », explique le trentenaire en jean et sweat à capuche. Nous faisons à moyens constants, voire moins quand les personnels sont en arrêt maladie, alors que les effectifs de lycéens ont crû de 25 % en trois ans. » Cet ancien militant associatif dans l’éducation populaire a préparé son concours tout en étant livreur chez Deliveroo.

Vincent, graphiste indépendant, souligne pour sa part qu’en ce moment se déroule « le plus grand plan social de l’histoire : la suppression de tous les emplois aidés. Tout le monde associatif tient avec ces emplois, cette mesure va mettre toutes les associations par terre ». Son amie Carole n’est pas d’accord : « Les emplois aidés, c’est pour ceux qui ont du mal à trouver du travail, ce n’est pas censé soutenir le monde associatif. Il aurait fallu prendre le temps de réfléchir à un autre modèle. » Mais ils s’accordent pour condamner la suppression de tous les dispositifs soutenant un peu les plus pauvres, et vomir « la violence de classe, il n’y a pas d’autre terme ».

Ailleurs dans le défilé, Suzanne, 29 ans, raconte comment le 31 août, lors de la présentation du contenu des ordonnances, elle a vu sa profession partir en fumée. Elle est avocate en droit du travail. « Saisir les prudhommes était déjà difficile pour mes clients. Avec la réforme de la prescription, c’est quasiment impossible : il faut développer les arguments de droit, dans un délai d’un an, ce qui est très court, pointe la jeune femme. Avec la réforme des barèmes, saisir la justice coûtera aussi cher, pour les petits clients, que ce qu’ils pourront espérer gagner. On avait des armes et des outils pour les défendre, avec ces lois, on réduit nos moyens d’action au niveau procédural. »

Insoumis et socialistes s’affichent

Ces discours, ces alarmes, ils étaient quelques représentants politiques à pouvoir les entendre, sur les avenues et les trottoirs. Ils sont facilement repérables, avec leur écharpe tricolore bien visible. Une partie des députés de La France insoumise se tiennent le long du boulevard de la Bastille, à environ deux cents mètres après le départ du défilé. Alexis Corbière, Clémentine Autain, Bastien Lachaud, Éric Coquerel, tous députés de Seine-Saint-Denis, répondent aux interviews et aux demandes de selfies, tout comme Mathilde Panot, élue de Val-de-Marne, et Danièle Obono, députée de Paris.

« On nous remercie du travail effectué, on nous dit de ne rien lâcher », assure Mathilde Panot au milieu de militants admiratifs. Alexis Corbière, qui accélère le pas dans une rue adjacente pour rejoindre la commission de la défense à l’Assemblée nationale, est tout sourire. Il vante « l’extrême chaleur » des militants venus manifester et aussi les remercier. Il ne cache pas son plaisir de voir la mobilisation réussie, beau marchepied offert par la CGT à la mobilisation de La France insoumise le 23 septembre. « C’est une force propulsive pour les prochaines initiatives », se réjouit-il.

Clémentine Autain [qui examine du dehors la manifestation] espère que « la coagulation des colères se jouera le 23 septembre », tout en prenant le soin de reconnaître l’indépendance syndicale vis-à-vis de son mouvement politique. Cela dit, « si ça marche le 12, ça marchera le 23 », dit-elle, voyant bien l’intérêt des manifestations qui vont se succéder, comme celle du 21 septembre déjà calée par l’intersyndicale contestataire. Bastien Lachaud, son collègue au Palais-Bourbon, confirme qu’il sera présent à la seconde mobilisation syndicale : « Les députés qui ont mené la bataille à l’Assemblée nationale doivent être au côté des salariés. » Il est ainsi fidèle à cette pratique du « un pied dedans, un pied dehors », mis en œuvre dès l’élection législative passée.

La France insoumise, certes à un faible niveau ce mardi 12 septembre, draine cependant quelques militants peu habitués à se frotter aux cortèges syndicaux. Tels Adrien, Solène et Virgile, trentenaires et récents membres du mouvement, qui n’avaient pas manifesté contre la loi El Kohmri. « Il y a quinze jours, au sein de notre groupe d’appui, on a décidé de faire un tract pour appeler à manifester aujourd’hui », explique Virgile, doctorant. « Avec La France insoumise, c’est plus facile de venir défiler, on est ensemble pour se mobiliser », reconnaît Solène, salariée, qui a juste assisté à Nuit debout lors du dernier mouvement social contre la loi sur le travail. Ils affirment qu’ils seront présents lors des deux prochaines manifestations.

Même si La France insoumise n’a réuni que quelques centaines de militants lors de cette journée syndicale, le contraste d’image est saisissant avec les autres mouvements de la gauche qui se sont joints à la journée de mobilisation. Sur les marches de l’opéra Bastille, des drapeaux EELV flottent à côté de ceux de la CFE-CGC. Quelques dizaines de militants échangent tranquillement en regardant de loin le cortège s’étirer.

Plus bas, c’est le mouvement de Benoît Hamon, le M1717, qui s’est donné rendez-vous, avec pour seul point de ralliement un abribus. Un membre du service de sécurité se désole : « C’est le seul endroit qu’on nous a concédé. » Un peu plus de 100 personnes, avec autocollants aux couleurs du mouvement lancé le 1er juillet dernier, sont rassemblées dans une ambiance qui tient plus de la discussion que de l’énergie de la contestation. Benoît Hamon doit apparaître. Une heure après le début de la manifestation, il n’est toujours pas arrivé. Christian Paul, ex-député socialiste de la Nièvre et proche du candidat à la présidentielle, justifie sa présence : «Nous avons combattu la loi El Khomri, il est de notre responsabilité d’être rassemblés aujourd’hui.» L’ancien «frondeur» sera sans doute de la partie le 21 septembre, lors de la prochaine manifestation syndicale, mais pas le 23 avec La France insoumise : «Les conditions ne sont pas réunies», justifie-t-il. Défendre les salarié·e·s semble avoir ses limites lorsque la politique s’en mêle.

Plus loin encore, à l’écart des manifestants, le mouvement Maintenant la gauche, qui rassemble d’anciens élus frondeurs et la gauche socialiste, a dressé une table. Ils sont pas plus d’une dizaine de militants et semblent s’ennuyer à regarder, à une centaine de mètres, s’engouffrer les manifestants boulevard de la Bastille. François Kalfon, membre de la direction collégiale du Parti socialiste, traîne à côté, donne quelques interviews. « On a raison d’être là, c’est utile », explique-t-il, en référence à la communication officielle de son parti qui soutient le mouvement syndical sans appeler à manifester pour autant. Il veut croire que son mouvement peut « se nourrir de l’action ». Le responsable politique affirme qu’il sera à nouveau prêt à défiler le 21 septembre, mais reste très évasif sur le défilé organisé par La France insoumise : « Je ne suis pas là pour construire La France insoumise », lâche-t-il finalement.

Et au milieu, les forains…

Ce 12 septembre s’est par ailleurs signalé par une certaine incongruité : la présence de quelques centaines de forains et leurs familles, rassemblés à l’appel du plus célèbre d’entre eux, Marcel Campion, qui a géré pendant des années la grande roue de la place de la Concorde. Son appel a été relié par le site lundi matin, le 11 septembre, que l’on a plus l’habitude d’associer aux membres du comité invisible qu’au « roi des forains »

Les forains sont placés à un endroit étonnant, faisant tampon entre le cortège de tête et les syndicats. Leur passage est signalé par une fanfare de clowns, un lance-confetti géant, et une plateforme accueillant danseuses et Monsieur Loyal, veste siglée « Le coco rigolo ». Des dizaines de T-shirts blancs clament que le secteur représente « 35 000 familles et 200 000 emplois » (dont un bon nombre de travailleurs occasionnels). Dans la matinée, leurs camions ont déjà bloqué les environs de Paris, Lyon et Strasbourg.

Que demandent-ils exactement ? Ils se mobilisent principalement contre une ordonnance (déjà) du 19 avril 2016, qui impose aux mairies d’organiser un appel d’offres pour tous les emplacements publics d’animation. « Le monde forain fait partie des arts et de la culture français. Nous voulons faire reconnaître que nos professions tombent toujours en dehors des cases administratives », explique Tony Coppier, l’un des porte-parole des forains, qui installe régulièrement ses attractions à Lille. Il cite aussi en vrac « le permis poids lourd qu’on ne peut passer qu’à 21 ans, alors que nos jeunes se marient parfois à 18 ans, et n’ont ensuite pas le droit de déplacer leur manège », ou « les normes européennes contraignantes pour les caravanes ». Il assure que cette manifestation était prévue depuis le mois d’avril. « Et finalement, c’est pas mal que nous défilions avec les travailleurs en précarité, et même les politiques : ils ont tous été nos clients un jour ou l’autre », dit-il, un brin philosophe.

Peu après 16 heures, deux heures après que le cortège s’est ébranlé, les premiers manifestants sont arrivés place d’Italie. À la Bastille, les derniers s’élancent enfin, juste avant que les services de nettoyage n’entrent en action. En toute queue de cortège, on trouve… la CFDT Métallurgie, qui contredit de façon flagrante la position officielle de la confédération de Laurent Berger, plutôt conciliante avec le gouvernement, malgré sa déception affichée sur « l’occasion manquée » autour de la place des syndicats dans l’entreprise, qui n’a pas été améliorée par la réforme, loin s’en faut.

« Dire qu’on est déçus, cela ne suffit pas. Il faut être présents, montrer notre mécontentement », estime Serge Toupiolle, retraité, qui a été secrétaire du comité d’entreprise d’Alstom. « Avec le gouvernement, oui, on peut discuter, et on négocie, bien sûr, mais quand on n’est pas d’accord, il faut le montrer. » Le retraité et les quelques dizaines de camarades CFDT ayant fait le déplacement étaient déjà de toutes les manifs contre la loi El Khomri. On les retrouvera encore dans les rassemblements à venir, qu’ils s’étendent ou non au-delà du 23 septembre. (Reportage rédigé, le 12 septembre 2017, à 23 h et publié par le site Mediapart)

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