Royaume d’Espagne. La classe ouvrière et les élections du 20-D

mani-correos-628x250_628x250Par Miguel Salas

Dans son splendide livre Chavs, La démonisation de la classe ouvrière, Owen Jones écrit: «La Chambre des Communes n’est pas représentative, elle ne reflète pas le pays dans son ensemble. Elle est trop représentative d’avocats, de journalistes devenus politiciens, de diverses professions libérales, surtout professeurs d’université… Bien peu travaillent dans des centres d’appels téléphoniques ou en usine, bien peu ont été des employés municipaux subalternes… Anciennement, il y avait une tradition, surtout dans les rangs travaillistes, de députés qui avaient commencé en travaillant dans des usines ou des mines. Cette époque est révolue depuis longtemps.» [1]

Si nous appliquons cette réflexion à la composition du Congrès des députés (Cortes), et des parlements des communautés autonomes, nous arriverions à une conclusion assez analogue. Le néolibéralisme n’a pas seulement représenté une attaque contre les droits des classes travailleuses, mais également, parmi d’autres éléments, il a abouti à une modification de la représentation politique.

Il a consacré un effort immense à changer la perception de la société dans le rapport aux classes sociales. Quelque chose comme: «S’il paraît que les classes sociales se sont évanouies, alors ce sera plus facile pour que continue de gouverner notre classe sociale.» Si nous revenons au livre de Owen Jones, c’est quelque chose qu’ils ont réussi au Royaume-Uni lorsque Margaret Thatcher a battu les mineurs en 1985 et a décapité et désorganisé le puissant mouvement syndical. Et, par la suite, quand Tony Blair [premier ministre de mai 1997 à juin 2007] a prétendu que «nous appartenons tous à la classe moyenne».

La campagne électorale qui va connaître son terme le 20 décembre (20D) annonce un changement, au-delà de qui va gagner ou des combinaisons de gouvernement qui pourront se former. Les choses ne pourront déjà plus se faire de la même manière. Il faudra certes bien accepter que ce changement puisse rester fort éloigné de ce que nous pouvions entrevoir il y a quelques mois. Il paraissait destiné à ouvrir un ou plusieurs processus constituants et à inaugurer des changements favorables aux classes laborieuses dans le domaine des politiques économiques et sociales. Mais nous pouvons bel et bien constater que, aussi bien parmi les candidat·e·s des gauches [Podemos, les listes analogues à celles de Barcelone, Cadix, Izquierda Unida, etc.] que dans les contenus des campagnes électorales, la classe ouvrière organisée est peu présente. Quand nous pourrons faire une analyse sociologique des nouveaux députés et nouvelles députées, il est très probable que nous aurons affaire à un tableau pareil à celui que dénonce Owen Jones dans son livre. Et ça, c’est une anormalité.

Le processus de changement qui s’est mis en marche à partir de positions de gauche résulte de plusieurs facteurs: la révolte du 15-M [le mouvement des indignés en mai 2011], les grèves générales contre les réformes du droit du travail (celles de 2010 et 2011, et les deux de 2012: les 29 mars et 14 novembre), les Marées Blanche [santé]et Verte [éducation] et autres luttes contre les coupes dans les services publics, les mobilisations contre les saisies de logements, le mouvement souverainiste en Catalogne… dans toutes ces mobilisations il y a eu un poids important, sinon fondamental, du monde du travail et de son expression organisée, le mouvement syndical. Partout où il y a une confluence dans Podemos, en Catalogne, à Valence et en Galice, dans Unidad Popular-Izquierda Unida, dans Bildu [«se réunir» en basque: coalition indépendantistE de gauche], les candidates et candidats représentent un grand renouvellement car elles et ils sont le reflet de l’ensemble de ces protestations citoyennes. Mais le manque de représentants du monde du travail saute aux yeux.

Syndicalisme de classe

Si nous pensons tous que «le travail est la source de toute la richesse et la mesure de toutes les valeurs», alors il faut placer ce problème au centre parce que sinon nous embrouillons les choses au moment où il faut chercher des alternatives pour sortir de la crise et organiser un vrai changement en faveur des classes laborieuses. Il y a, en outre, un autre aspect fondamental: difficilement pourront se constituer des majorités sociales de changement à gauche sans la présence active et visible d’un «mouvement ouvrier».

L’objectif des capitalistes et de leurs politiques néolibérales pour faire face à la crise a consisté à diminuer les salaires, jeter au chômage des millions de personnes, à couper des droits sociaux et civiques, à généraliser encore plus la précarité, à affaiblir le syndicalisme, tout particulièrement au travers de la dernière réforme du droit du travail. Un processus de changement politique et social exige de reconquérir tout ce qui a été enlevé. Pour cela, le travail doit être placé au centre, parce que ce dont nous parlons, ce n’est pas seulement un emploi, mais tout ce qui va avec: un salaire décent afin de jouir d’une indépendance économique, des droits (un contrat collectif, une limitation de la journée de travail, des vacances, l’accès aux soins, la formation et l’éducation, etc.), mais également du travail dans le sens de l’organisation de classe des travailleurs. Il existe une relation qui va dans les deux sens: s’il y a du travail, il peut y avoir syndicat; s’il y a syndicat, il y a des droits.

La politique néolibérale, celle du PP [Parti populaire de Mariano Rajoy, au pouvoir] et celle qu’annonce Ciudadanos [formation née en Catalogne en 2006, opposé à l’indépendance et dont la figure publique à l’échelle de l’Etat espagnol est Albert Rivera], vise le contraire. Ils savent bien que sans travail, il n’y a pas d’organisation. Et que si le salaire est bas, il y a moins de syndicalisation. Plus il y a de précarité, moins il y a de syndicalisme et s’il y a moins de syndicalisme, il y a moins de droits, des salaires encore plus bas, des journées de travail encore plus longues, une santé au travail encore plus précaire. Nous ne nous limitons pas aux droits du travail parce que la défense des droits à une citoyenneté effective, à l’accès aux soins, à l’éducation, à la formation, au logement – tout cela dont la défense incombe à l’ensemble de la société – exige aussi de l’organisation et la convergence de divers acteurs sociaux et politiques. C’est ainsi, par exemple, que la Marée Blanche contre les coupes dans les budgets de la santé publique, et la Marée Verte pour la défense de l’école publique et de ses enseignants et autres «personnels techniques», se sont basées sur la collaboration d’intérêts entre les travailleurs et la population.

On peut débattre et confronter les opinions pour savoir si les directions syndicales ont eu une politique adéquate pour faire face à situation actuelle, mais il n’y a aucun doute que le syndicalisme est une base de la résistance.

C’est au travers du syndicalisme de classe, tant des grandes centrales syndicales UGT (Union générale des travailleurs) et le CCOO (Commissions ouvrières) que des centrales alternatives – comme la CGT (Confédération générale du trvail), la CNT (Confédération nationale du travail), la CUT (Candidatura Unitaria de traballadores – Galice), la COS (Coordinadora de Organizaciones Sindicales) – et les autres, que la classe travailleuse s’organise, parce que si le niveau d’affiliation est relativement bas (environ 15%), il ne l’est pas au travers de la représentation que signifie l’élection des délégués syndicaux.

Si l’on considère les données finales de l’année 2011, ce sont plus de 300’000 délégué·e·s qui ont été élus, suite au vote de plus de 4,7 millions de personnes sur les 7,2 millions appelées à élire leurs délégués, soit une participation de 65%. Si nous ajoutons les milliers de conventions collectives négociées et signées, même avec les restrictions imposées par la réforme du droit du travail, ainsi que les négociations et accords au niveau des entreprises, et les assemblées et mobilisations de protestation, tant au niveau de l’entreprise ou du secteur qu’en défense des droits généraux de la population en matière de santé, d’éducation, nous aurons une vue plus réelle de l’instrument organisateur et mobilisateur qu’est le syndicalisme de classe. Un syndicalisme complètement indispensable pour un quelconque changement social impulsé par la gauche. Cela ne peut pas être ignoré.

Syndicalisme et politique

Mais pour ce qui a trait au syndicalisme, il faut également réfléchir à quel rôle il peut jouer et quelles initiatives il peut prendre afin de prendre des initiatives dans les processus de changement. En son temps, le syndicalisme a dû lutter pour défendre son autonomie et son indépendance (face à l’Etat, au régime, à ses partis) afin de prendre ses propres décisions. Toutefois, cela ne peut pas être compris comme une abstention ou une séparation artificielle des domaines de la politique et du syndicalisme. Il est certain qu’il s’agit de relations complexes et qui ne vont pas toujours dans le même sens, mais il faut en débattre également.

Face aux attaques brutales que nous avons connues, le syndicalisme n’a pas réussi à se défendre tout seul, ni à défendre les droits des classes travailleuses. Ce qu’il faut, c’est un maximum d’alliances possibles pour mettre en déroute un ennemi qui est très fort. Des alliances avec d’autres mouvements sociaux, des alliances avec des partis, avec les associations de quartiers, avec les Marées, etc. Avec toutes celles et tous ceux qui sont disposés à combattre les politiques néolibérales. Et c’est avec un esprit unitaire qu’il faut le faire, sans prétendre à imposer des hégémonies de la part des uns ou des autres, mais avec la conviction que seule par la somme de toutes et tous et par la mobilisation, nous arriverons à reconquérir nos droits. Pour que la classe ouvrière soit au centre du changement social, le syndicalisme lui aussi doit revendiquer sa place et le rôle qu’il a à jouer dans la politique.

Toute lutte ouvrière ou sociale est une expression de la lutte des classes et donc une lutte politique: parfois elle s’exprime dans la négociation d’une convention collective ou la lutte contre la précarité, et parfois dans l’exigence de nouvelles lois ou de droits universels pour la société. Mais dans toutes ces luttes la participation du «travail salarié» est déterminante, qu’on agisse comme travailleur/travailleuse ou comme citoyen/citoyenne.

La perspective d’un changement politique et social exige des changements dans les organisations et dans les relations qu’elles ont les unes avec les autres. C’est l’effort collectif qui permettra de battre la droite, que ce soit par des votes ou au moyen de la mobilisation sociale.

Parce que pour le lendemain du 20-Décembre [élections générales] s’annoncent des menaces bien concrètes: L’Union européenne (UE) a déjà annoncé qu’elle exigera du prochain gouvernement qui sortira des urnes une contraction du budget à hauteur de 7 milliards d’euros, donc plus de coupes encore. Mais l’UE exige de plus un approfondissement de la réforme du droit du travail, moins de droits et/ou une facilitation des licenciements et/ou la diminution des pensions de retraite. Ou l’UE mettra en avant la proposition de contrat unique de Ciudadanos qui est un tour de vis supplémentaire des réformes du droit du travail. [Ce type contrat – diffusé en Europe par la droite en utilisant et en déformant «l’exemple» particulier du Danemark – débouche sur une flexibilité extrême de l’utilisation de la force de travail en relation avec les fluctuations du marché, en particulier dans des pays où le taux de chômage est élevé; il utilise de manière frauduleuse toute une panoplie sur la corrélation formation-recyclage-chômage.]

C’est pour ces raisons qu’il faut placer l’emploi et la récupération des droits des salarié·e·s au centre du débat et de l’action. Comme l’expliquent les syndicalistes de combat, le changement, c’est aussi placer au centre le conflit capital-travail, donc la lutte des classes. (Article paru le 13 décembre 2015 dans la revue sinpermiso; traduction A l’Encontre)

____

[1] Owen Jones, Chavs, The Demonization of the Working Class, Verso, Londres, 2011. Traduction espagnole de Íñigo Jáuregui: Chavs, La Demonización de la Clase Obrera, Capitan Swing Libros, Madrid, 2012.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*