Etat espagnol. «Changement» de rénovation ou de rupture?

Alberto Rivera (Ciudadanos), Pedro Sanchez (PSOE), Pablo Iglesias (Podemos): un débat sans Mariano Rajoy (PP) le 1er décembre 2015
Alberto Rivera (Ciudadanos), Pedro Sanchez (PSOE), Pablo Iglesias (Podemos): un débat sans Mariano Rajoy (PP) le 1er décembre 2015

Par Jaime Pastor

«Il semble que la plus notable leçon de l’expérience des Verts allemands soit la suivante: l’élément décisif dans la construction et le développement d’un parti ne réside jamais au sein du parti lui-même mais plutôt parmi les tensions et tendances plus larges de la «conjoncture» au sein de laquelle il s’inscrit en tant qu’entité sociale, idéologique et politique – autant dans les «occasions» que des «impossibilités» avec lesquelles il doit s’affronter pour survivre en tant que projet politique organisationnel.» (Frieder Otto Wolf, «Pouvons-nous retenir des leçons de l’expérience de la gauche verte alternative?», Viento Sur n° 91, avril 2007, p. 8)

Les élections du 20 décembre prochain se dérouleront avec une incertitude croissante quant à leurs résultats. En outre, elles vont être placées sous l’influence de l’atmosphère née des attentats brutaux de Paris et de la nouvelle «guerre mondiale contre la terreur» promue par François Hollande et d’autres, avec des «conséquences» militaristes, islamophobes et liberticides.

Heureusement, l’écho qui a été atteint ici par l’initiative Pas en notre nom (www.noasusguerras.es) démontre que, bien que les circonstances ne soient pas les mêmes, la mémoire du «Non à la guerre!» des années 2003 et 2004 (Irak) reste vive et apporte la garantie d’une capacité de réponse populaire qui, nous l’espérons, prendra de l’ampleur dans les prochains mois.

Même avec ce retour sur scène du clivage «liberté-sécurité», il semble qu’enfin – après une longue période d’alternance au gouvernement des partis [PSOE et PP, respectivement entre 1982 et 1996 puis 2004 et 2011 pour le premier; entre 1996 et 2004 puis depuis 2011 pour le second] qui ont fidèlement mis en œuvre le triple «consensus» (sur le passé, le présent et l’avenir) qui jeta les bases du régime de 1978, inscrit ensuite dans la Constitution économique de la zone euro – les prochaines élections générales annoncent l’entrée dans une nouvelle phase où les majorités absolues et le bipartisme semblent avoir atteint leur terme.

La donnée qui semble la plus évidente est sans doute reliée à l’accession au parlement des nouvelles forces émergentes: Podemos et de Ciudadanos, cette dernière formation est déjà bien connue en Catalogne. Elle est prête à bénéficier de l’usure soufferte par le PP (Parti Populaire) grâce à un populisme de droite dont les limites et les contradictions commencent, toutefois, à apparaître au grand jour.

Cependant, l’élément le plus pertinent tient dans le fait que ce nouveau scénario à quatre partis (PSOE, PP, Podemos et Ciudadanos) – qui restera «imparfait» étant donné que certaines forces politiques «périphériques» peuvent jouer un rôle important charnière ou– fournit encore une marge étroite aux possibilités de «changement», si ne sont pas remises en cause radicalement les règles du jeu, en particulier dans le domaine socio-économique ainsi qu’en rapport avec le modèle d’organisation national-territorial de l’Etat espagnol.

Il suffit de se référer à deux thèmes que l’on peut extraire des propositions de Podemos pour corroborer ce pronostic. L’aspiration à une consolidation constitutionnelle des droits sociaux et de certains biens publics – qui prime sur le paiement de la dette – comme l’engagement à autoriser un référendum sur le rapport entre la Catalogne et sa relation avec l’Etat espagnol se heurteraient ouvertement aussi bien aux diktats de l’Eurogroupe (la structure informelle des ministres de finances) qu’à l’opposition du PP, de Ciudadanos et du PSOE. Et cela, malgré les efforts de ce dernier parti pour se démarquer de la nouvelle comme de la vieille droite sur ces deux questions.

Le premier aspect a été mis en évidence suite à la «malheureuse expérience» de la Grèce, malgré le Non contre les exigences de la Troïka qui s’est exprimé démocratiquement lors du référendum du 5 juillet. Une donnée que [le président de la Commission européenne] Jean-Claude Juncker a affirmée dans un élan de sincérité: «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les Traités européens».

Actuellement, au Portugal, malgré l’obstructionnisme [du président] Cavaco Silva, est ouverte la question de savoir si une politique contre l’austérité [impulsée par le PS, avec l’appui parlementaire du PCP et du Bloc de gauche] sera possible sans déborder les limites imposées par l’Eurogroupe. Dès lors, notre responsabilité consistera à ne pas laisser seul le peuple portugais dans le cas où il serait contraint à une nouvelle épreuve de force avec les «institutions» européennes et internationales (FMI, entre autres). Notre propre avenir dans l’espace de l’Etat espagnol dépend d’ailleurs, en grande partie, du dénouement qui sera apporté à une nouvelle option qui pourrait se dessiner au Portugal.

Il est possible de considérer que le poids de l’économie espagnole et la gravité de «nôtre» situation ne sont pas semblables à la celle de la Grèce et du Portugal [Cet argument est avancé par Pablo Iglesias pour indiquer qu’un «sort grec» serait improbable dans le cas d’un gouvernement Podemos. Il sert aussi à tenter de justifier le revirement de la direction de Podemos et le passage au second plan de la question de la dette. Mais, il, est impossible de fermer les yeux sur l’évidence suivante: une défense cohérente de l’universalisation des droits sociaux et des services publics face à la dettocratie implique d’assumer l’hypothèse d’un affrontement avec les règles de la zone euro, plus ou moins rapidement. La seule manière de sortir de ce choc avec des chances de succès consiste à afficher une disposition à ne pas reculer dans l’expression concrète de volonté de consolider ces droits et services en s’engageant dans la voie d’une rupture constituante.

Il est certain que, eu égard au rapport de forces à l’échelle de l’UE (Union européenne)e, il serait préférable de s’engager sur cette voie accompagné, au moins, par d’autres peuples du «sud» de l’UE, en dépassant les discordances espacio-temporelles présentes. Néanmoins, tant qu’il n’en est pas question, il sera nécessaire d’adopter des initiatives unilatérales à l’échelle de l’Etat qui stimulent de nouveaux pas en avant ailleurs, contribuant ainsi à une synchronisation des résistances contre l’austérité et démontrant qu’il est possible de défier le despotisme oligarchique dominant.

Par conséquent, il s’agira d’insister à nouveau sur le fait que, tout en reconnaissant les obstacles qui se présenteront tout au long du processus, il n’est pas question de se résigner à la nouvelle version du discours déjà ancien selon lequel il n’y a pas d’alternative ou devant l’option d’un «moins pire» fallacieux, tel qu’on a pu (et qu’on peut encore) l’observer en Grèce. Désobéir et miser sur un «plan B» anti-austéritaire à l’échelle européenne, ainsi que cela est mis en avant par différents collectifs et courants, pourrait être une réponse dégageant la possibilité d’une autre voie.

1758943_3_a04d_plus-d-un-million-et-demi-de-manifestants-ont_eaf59494ad91a8cf586e35aa97684854• Le deuxième élément, la question national-territoriale, a été vérifié au cours de la dernière période, mais ce n’est pas chose nouvelle si nous nous souvenons comment triompha un nationalisme espagnol réactif et belliqueux, surtout à partir de 1898 [date de la défaite militaire face aux Etats-Unis, qui se solda par la perte du Cuba, de Porto Rico et des Philippines; ce désastre fut à l’origine d’une profonde redéfinition identitaire et culturel du nationalisme espagnol, mais pas exclusivement].

Il se profila face à la montée progressive des nationalismes «périphériques», en particulier le nationalisme catalan. La version franquiste mena cette attitude à son extrême. Ensuite, la sortie consensuelle de «la transition» (excepté dans le cas basque) vers un Etat «autonomique» ne résolut pas le problème. Il n’a fait que le renvoyer à plus tard avant qu’il ne revienne au premier plan au cours de la dernière décennie, une fois que s’est vérifié l’échec de la voie vers une fédération en raison du fondamentalisme constitutionnel.

Actuellement ce dernier s’affirme à nouveau, profitant du processus de recentralisation politique à l’échelle européenne et de l’Etat mis en œuvre sous le prétexte d’une «discipline budgétaire». Ce pilier fondamental du régime manifeste de la manière la plus visible, et croissante, sa faillite. Pour cela, au-delà de la manière dont se résoudra la crise actuelle de gouvernement en Catalogne, la solution qui permette de mettre un terme à ce conflit par une voie démocratique réside uniquement en la reconnaissance du droit [des Catalans] à décider de leur avenir, y compris l’indépendance, ainsi qu’à un processus constituant propre, qui ne soit pas subordonné à un processus à l’échelle de l’Etat [1].

Dans ces conditions, et même dans le cas improbable où Podemos serait la force majoritaire au sein du nouveau Parlement, cela ne ferait pas sens de se laisser emprisonner par le mantra de la «vieille politique» (la «responsabilité d’Etat») pour pénétrer dans le jeu d’un nouveau «pacte social et politique» qui ne se fonde pas sur une résolution sans ambiguïtés, parmi de nombreux autres points, des deux problèmes mentionnés. Et, par conséquent, qui n’aille pas au-delà de la promesse d’une réforme constitutionnelle.

C’est pour cela que ce qui nous préoccupe, avant même de connaître les résultats du 20 décembre 2015, réside dans le fait que la direction de Podemos [Iglesias et son cercle] se limite déjà à une proposition de réforme constitutionnelle qui, en outre, est accompagnée d’une revendication de la Constitution de 1978. Nous sommes ainsi passés, en peu de temps, à une volonté affichée « d’ouvrir le cadenas de 1978» et de rompre avec le régime à une réhabilitation d’un «consensus» mythique qui amènera, rapidement, à une dilution de la polarisation peuple-oligarchie – qui, ne l’oublions pas, a été l’idée-force fondamentale de Podemos, au départ – au sein d’une démocratie à peine «agonisante» pour, dans le meilleur des cas, finir par contribuer à une simple «rechange» des élites.

• Face à ce «proto-transformisme» qui, nous l’espérons, ne se réalisera pas, existe une autre voie: proclamer sans ambiguïtés qu’une force comme celle de Podemos n’entre pas dans un hypothétique «changement constitutionnel» qui se limite à une apparente «régénération», «rénovation» d’une «classe politique» qui resterait obéissante à l’Eurogroupe et défendrait fermement «l’unité de l’Espagne».

Cela signifie-t-il qu’il faudra assumer la défaite devant cette opération «régénérationniste» ou, ce qui serait pire, renoncer définitivement à un projet de rupture? Bien sûr que non. La légitimité fragile de ce qui serait une répétition bouffonne de la première «Transition» – dès lors que ce nouveau «consensus» ne pourrait pas s’appuyer cette fois-ci sur les bases matérielles et «nationales» d’un «capitalisme populaire» et d’un Etat des autonomies à même de neutraliser les nationalismes «périphériques» – offrira différentes sources d’affrontements politiques, dont l’éclatement ne serait pas automatique. Mais qu’il s’agira de favoriser.

Noter aspiration devrait s’axer sur l’ouverture d’une nouvelle phase d’instabilité politique et sociale au sein de laquelle le mécontentement de ceux et celles d’en bas puisse revenir au premier plan, contribuant ainsi à maintenir ouverte la possibilité d’un «changement» face à la frustration des attentes que supposerait un «gatopardisme» [d’après le célèbre roman de Lampedusa dans lequel on peut lire «tout changer pour que rien ne change»] à l’espagnole.

Il s’agit de réaffirmer la nécessité d’une politique antagoniste sur la façon dont nous pourrions rebâtir une culture de la mobilisation et de «l’empowerment» (de la prise de responsabilité) populaire, retrouvant le chemin initié avec le 15M [les indignés de 2011]. Cela en nous appuyant sur les nouvelles tentatives, même avec leurs limites, à l’œuvre au sein de ce municipalisme alternatif [exemples de Barcelone, Madrid, Cadix, etc.] qui, en relation avec les mouvements sociaux, commence à forger une «institutionnalité» nouvelle.

Il faudra, par conséquent, mettre le travail de nos représentant·e·s au service de ces tâches dans le but d’élaborer un bloc contre-hégémonique des classes subalternes, disposé à déborder les limites d’un «régénérationalisme», du «rénovationnisme» qui offrira, avec difficulté, un récit plus enthousiasmant de l’avenir tant à l’échelle européenne qu’espagnole.

Jaime Pastor
Jaime Pastor

C’est ainsi que, peut-être, nous pourrons retrouver le fil conducteur avec le meilleur «esprit du 15M» qui – bien qu’invisibilisé par les médias et relégué dans l’oubli dans bien des pratiques de l’autoproclamée «nouvelle politique» [allusion au projet de Pablo Iglesias] – demeure présent dans nombre d’activités, de luttes et de réseaux sociaux ainsi que, surtout, dans la mémoire collective de grand nombre de ses activistes et sympathisant·e·s.

En résumé, nous devrions nous fixer comme objectif d’abréger l’existence d’un quelconque projet simplement «de restauration» et continuer de miser sur un horizon de rupture constituante qui, par nécessité, sera pluriel autant dans les sujets qui le mettront en œuvre que dans ses contenus. Pour cela également il s’agira de recommencer des processus de refondation et de convergence en dehors des urgences électoralistes, témoignant de générosité envers toutes les parties et cherchant nos propres «modèles» de partis nécessairement pluralistes et fondés sur la démocratie délibérative et participative. (Article publié le 29 novembre 2015 sur le site VientoSur.info, il s’agit d’une version révisée et amplifiée d’un article paru dans le quotidien en ligne Público.es le 27 novembre. Jaime Pastor est le directeur de cette revue et militant d’Anticapitalistas, courant de Podemos. Traduction A l’Encontre)

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[1] On insiste régulièrement sur le fait que le 47,74% [pourcentage cumulé de la CUP et de Junts pel si, en faveur de l’indépendance] des partis indépendantistes pour convoquer un référendum en Catalogne sur l’indépendance. Il est toutefois utile de rappeler, ainsi que le fait Martí Caussa dans son article La desobediencia, sus alternativas y sus desafíos, que les gouvernements du Canada et du Royaume-Uni ont accepté la convocation à un référendum contraignant sur l’indépendance au Québec et en Ecosse où, respectivement, le parti nationaliste québécois avait obtenu 41,37% des suffrages et, celui d’Ecosse, 44,04% lors des élections qui ont précédé leur tenue.

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