Par Daniel Raventos
et Gustavo Buster
Un état d’urgence plus ou moins camouflé. Ou «à l’ancienne» selon les mots du réputé constitutionnaliste Javier Pérez Royo: «Nous revenons à une étape noire de l’histoire de l’Espagne que nous pensions avoir définitivement laissée derrière nous. Par l’activation de l’article 155 de la Constitution, le gouvernement de Mariano Rajoy – avec l’aide compréhensible et lamentable de Ciudadanos et celle inexplicable du PSOE – a engagé le procureur général et, par son intermédiaire, la Haute Cour nationale et la Cour suprême, dans la poursuite pénale du nationalisme, comme s’il s’agissait d’un ennemi qu’il faut annihiler.»
La session d’investiture du Parlement catalan le jeudi 22 mars et la détention provisoire ordonnée par le juge Llarena contre le candidat à la présidence de la Generalitat et cinq autres députés indépendantistes le samedi 24 mars, à la suite de la décision de la Cour suprême du 21 du même mois, ainsi que la réactivation des mandats d’arrêt européens contre des exilés, qui ont conduit à l’arrestation en Allemagne du président Carles Puigdemont, ont conduit à une double désinhibition, qui sont en fait les deux faces d’une même pièce. D’une part, la direction du processus d’indépendance, aux mains de Junts per Catalunya et d’ERC [Gauche républicaine de Catalogne], a épuisé sa capacité d’initiative. D’autre part, sa répression judiciaire vise à empêcher toute accumulation de forces souverainistes pour une négociation «bilatérale» entre la Generalitat et le gouvernement central. Le régime de 1978 ne peut être maintenu en Catalogne que par la répression et le contrôle permanent de ses institutions politiques. Un état d’urgence qui devient de moins en moins camouflé.
La détention provisoire pour une nouvelle série d’élus catalans ordonnée par le juge Llarena est une nouvelle étape importante dans l’escalade répressive du régime de 1978 contre les libertés démocratiques de la Catalogne. Il serait bon que certains en prennent note dans tout le Royaume d’Espagne. Une partie importante de la citoyenneté catalane (et pas seulement celle indépendantiste à laquelle le bloc constitutionnaliste s’intéresse) est outragée. Et elle est descendue dans les rues de nombreuses villes de Catalogne le vendredi 23 mars. Quelqu’un l’a très bien dit: «Maintenant la Catalogne est une manifestation.» Et elle le restera, sans aucun doute. L’indignation est plus que justifiée: il y a des représentant·e·s politiques élus, lors d’élections convoquées par le gouvernement espagnol [le 21 décembre 2017], en prison ou en exil; et entre-temps, «les gens jugés et condamnés pour corruption, blanchiment d’argent et autres atrocités sont toujours en liberté – par exemple, Urdangarín [époux de Cristina de Bourbon] –…», selon les mots de María José Pintor Sánchez [directrice de Diario16], peu suspecte d’être une indépendantiste catalane.
Une nouvelle phase politique
Il suffit de comparer le discours d’investiture du candidat Jordi Turull [membre du Parti démocrate européen catalan-PDeCAT, qui a obtenu 64 voix contre 65] avec la décision de la Cour suprême pour voir s’ouvrir cette semaine la nouvelle phase politique. La première n’est compréhensible qu’en tenant compte de l’inanité autonomiste dans le cadre de la stratégie défensive de Turull; tandis que la seconde établit toute une généalogie de la volonté politique de la direction indépendantiste afin de justifier l’accusation du crime de rébellion, non pas dans la matérialité (supposée) d’un fait incontestable de «soulèvement violent», mais dans son intentionnalité potentielle d’utiliser le «pouvoir des masses» pour briser l’autorité de l’Etat.
Aucune de ces deux positions politiques sur ce qui a été le long processus de souveraineté catalane ne peut expliquer la réalité sociale et politique vécue par des millions de personnes. Celle de Turull: parce qu’il cherche à échapper à la nature profonde de la crise du régime de 1978, avec la prétention naïve d’une reprise des institutions politiques catalanes sous intervention, tout en maintenant l’horizon de souveraineté gérée depuis Bruxelles. Llarena: parce que c’est une théorie conspirationniste élitiste qui vise à transformer un mouvement pacifique de millions de personnes en un coup d’Etat d’une minorité agitatrice.
Depuis le début du processus – suite à l’arrêt du Tribunal constitutionnel de juin 2010 contre le Statut d’autonomie de 2006, la manifestation de juillet «Som una nació, nosaltres decidim», les élections autonomes de novembre 2010 et le rejet du «pacte budgétaire» du gouvernement Rajoy approuvé par le Parlament en septembre 2012 – la stratégie d’accumulation des forces souveraines dans la rue pour leur gestion «bilatérale» par la Generalitat a échoué à maintes reprises. Bref, parce que l’essentiel n’était pas la mobilisation sociale, mais son instrumentalisation: c’est-à-dire la négociation entre les élites centrales et celles autonomes – dans le cadre du régime de 1978 – de la redistribution budgétaire qui a permis de maintenir un certain niveau de consensus populaire à travers les dépenses sociales et le consensus oligarchique à travers l’accès clientélaire aux dépenses publiques.
Ces mécanismes de pression inter-oligarchique étaient – et sont – inscrits dans la nature même du «statut des autonomies». Ce qui a bloqué la gestion de son système de financement commun, ce sont les politiques d’ajustement néolibéral à partir de mai 2010 avec le gouvernement de José Luis Rodríguez
Zapatero (2004-2011, PSOE), d’abord, puis l’offensive réactionnaire du Parti populaire (PP), dont l’un des principaux succès a été l’appel contre le nouveau statut d’autonomie catalan de 2006. L’escalade de la mobilisation sociale souverainiste a articulé un catalanisme populaire qui, en plaçant au premier plan le «droit de décider» – une autre façon de dire le droit traditionnel et démocratique à l’autodétermination – a réaffirmé sa souveraineté et ses aspirations démocratiques-républicaines face à la gestion institutionnelle autonome de CiU [Convergence et Union, qui est le résultat de la fusion de Convergence démocratique de Catalogne et d’Union démocratique de Catalogne] d’abord et du PDeCAT ensuite. Une tension dans le camp souverainiste qui – au fur et à mesure que se renforçaient les organisations telles que l’ANC (Assemblée nationale catalane), l’Òmnium Cultural et les Municipis per la Independència – a conduit à une remise en question de l’hégémonie de CiU-PDeCAT par ERC, et le renforcement parallèle, dans une moindre mesure, de la CUP (Candidature d’unité populaire).
Malgré les hauts et les bas politiques du procés, malgré la ténacité de la mobilisation populaire pour obtenir le référendum du 1er octobre et la grève civique du 3 octobre, de la riposte électorale du 21 décembre suite à la mise sous tutelle [art. 155] de la Generalitat, s’est maintenue la stratégie de négociation «bilatérale» de la direction indépendante du processus face à l’alternative d’une stratégie unilatérale de développement d’un processus constituant républicain. Comme l’ont expliqué les dirigeants du procés, la République catalane a été «proclamée sans effet juridique». Et au lieu d’une défense politique collective contre la répression judiciaire, il y eut une multiplicité de défenses basées sur la minimisation des responsabilités individuelles.
Le mérite de la CUP, étant donné l’épuisement évident de cette stratégie que l’orientation du processus a conduit à une impasse, a été de l’expliquer en déclinant toutes ses conséquences: il n’y aura pas la récupération des institutions autonomes, l’Etat espagnol ne permettra pas une nouvelle accumulation de forces autour d’institutions se réclamant de l’autonomie, il n’y aura pas une négociation «bilatérale? sur l’étendue de la souveraineté catalane. La République catalane, le processus constituant populaire pour sa construction, est incompatible avec le régime de 1978.
Le récit de la décision du juge Llarena attribue à la direction du procés, accusée de rébellion, une logique causale conspiratrice qui impliquerait son propre débordement par une mobilisation populaire capable de limiter la capacité d’action politique et répressive de l’Etat espagnol, créant des espaces pour l’exercice de sa souveraineté. C’est une lecture libérale conservatrice des conséquences potentielles de la «rébellion des masses», au-delà de sa manipulation dans un conflit inter-oligarchique, qui correspond à une vision explicative – et justificatrice – de la répression des mouvements populaires sous la Première Restauration [1814-1833] et les premières années de la Deuxième République, en particulier en octobre 1934, et du coup d’Etat militaire du 18 juillet 1936.
En ce sens, la «normalisation» n’est rien de plus que «surmonter la fracture» qui passe par la répression sélective de la direction indépendantiste et une répression généralisée du mouvement de souveraineté populaire. C’est-à-dire contre une grande partie de la population catalane. Même dans sa formule la mieux intentionnée, nous allons le supposer ainsi, c’est-à-dire celle de Miquel Iceta et du PSC (premier secrétaire du Parti des socialistes catalans), afin de limiter cette répression à un «moindre mal» qui permette un retour utopique à l’alternance, dans la Generalitat, entre un système tripartite transversal de la gauche catalane, d’un côté, et une droite catalane reconstituée, de l’autre, face au danger qu’implique le nouveau «lerrouxisme» [nom donné au mouvement politique constitué autour d’Alejandro Lerroux, dirigeant du Parti républicain radical durant la Seconde République, qui mobilisa avec un discours anticatalan et anticlérical] de Ciudadanos. C’est un mirage plus ou moins auto-imposé.
La résistance au régime de 1978 comme priorité
La répression et la mise sous tutelle des institutions catalanes sont des aspects morbides de la crise structurelle multiface du régime de 1978. Une crise qui continue de s’aggraver en termes de corruption, d’incapacité de gestion fiscale et budgétaire, de tensions territoriales nationales accrues et d’inégalités croissantes. Il n’existe pas de changements politiques réalisables au plan des autonomies, au même titre que n’est pas crédible une coalition Ciudadanos-PP, comme le suggèrent les sondages d’opinion actuels, pour canaliser et «régénérer» le régime de 1978. Ce régime ne peut pas être régénéré, encore moins par la droite qui le parasite.
Les choses ne peuvent qu’empirer tant que la mobilisation de la résistance populaire – comme les femmes le 8 mars, les retraité·e·s, les marées du secteur de la santé – ne construit pas une nouvelle corrélation des forces et les bases socio-politiques d’une alternative de gauche au régime de 1978. Une alternative qui, sans la reconnaissance claire, explicite et constante du droit à l’autodétermination des nations historiques de Catalogne, du Pays Basque et de la Galice, et de l’Espagne elle-même (a-t-on jamais pu exprimer et autodéterminer sa citoyenneté dans le contexte de cette monarchie imposée par la dictature franquiste ou la République?), est vouée à l’échec le plus spectaculaire.
Une composante essentielle de ces mobilisations sera la défense des libertés démocratiques, qui aujourd’hui sont supprimées en Catalogne par la répression judiciaire et la mise sous tutelle de ses institutions politiques. La réponse en positif à l’épuisement de la stratégie du procés commence par la défense unitaire de l’espace démocratique de mobilisation populaire, contre la judiciarisation et la répression des libertés d’association et de manifestation. Un «rétablissement des institutions» n’est pas possible avec des politiques emprisonnés pour rébellion ou persécutés en exil pour avoir tenté d’exercer le mandat démocratique de leurs électeurs. En ce sens, un Govern [élu par le Parlament] avant le 22 mai sera inutile s’il se soumet aux conditions des gestionnaires de l’art. 155, qu’il s’agisse du gouvernement de Mariano Rajoy, de ses procureurs ou du Tribunal constitutionnel. Cela au même titre que la convocation par l’Etat espagnol de nouvelles élections autonomes (en Catalogne) pour tenter de forcer la volonté de l’électorat jusqu’à ce que le bloc en faveur l’article 155 obtienne une majorité parlementaire.
La nouvelle phase ouverte de la politique catalane, concrétisée dans la déclaration institutionnelle du président du Parlament Roger Torrent après la suspension de la deuxième session d’investiture, a pour priorité la récupération des libertés politiques à travers la mobilisation sociale d’un front anti-répression. Le fait que la Catalunya en Comú y a adhéré et qu’y participent des organisations sociales et syndicales non indépendantistes, formant une majorité démocratique souveraine, peut être décisif à l’heure de structurer la résistance contre le régime de 1978. Actuellement, une grande partie de la population de Catalogne est dans la rue pour défendre la liberté et de la démocratie. (Article publié sur le site Sin Permiso, en date du 25 mars 2018; traduction A l’Encontre)
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