Sans aucun doute Iñigo Errejón est un camarade intelligent et intellectuellement bien formé. Mais il n’y a pas non plus le moindre doute que la pensée politique qu’il met en œuvre ces derniers temps est très éloignée du matérialisme historique.
Récemment ont été publiées aux éditions Icaria les conversations qu’il a eues avec Chantal Mouffe intitulées: Construire un peuple, hégémonie et radicalisation de la démocratie. Tant Iñigo Errejón que Chantal Mouffe y formulent les bases théoriques de ce qui fut en son temps le courant populiste dirigé par Ernesto Laclau et dont se revendique aujourd’hui une partie du groupe dirigeant de Podemos.
Cet article se veut un résumé, une visite rapide, des opinions formulées dans ces conversations, opinions que nous-mêmes avons pu voir à l’œuvre au travers de notre expérience pratique.
Contradictions
Le sous-titre du livre est « …radicalisation de la démocratie ». Il s’agit là d’un concept que nous analyserons plus bas et dont le populisme de Laclau-Mouffe a fait sa bannière, comme le fait présentement Errejón. La démocratie radicale est dans le projet populiste une espèce de paradigme. Les dirigeants de Podemos, on les a entendus dire à chacune de leurs interviews que «c’est les gens qui doivent décider» ou que nous vivons dans une «démocratie sous tutelle des pouvoirs économiques et de la caste» et que c’est pourquoi il est nécessaire d’ouvrir un «processus constituant».
Et pourtant, ce qui attire fortement notre attention, c’est la dissociation entre discours et pratique. Malgré un commencement qui suscitait plein d’espoir en matière de démocratie, Podemos s’est transformé depuis Vista Alegre [assemblée constituante d’octobre 2014] en un parti vertical, avec des structures verticales qui ont mis fin à l’initiative assembléiste des cercles.
Ce qui était alors le point le plus fort de Podemos («démocratie contre caste»), s’est transformé ensuite en talon d’Achille du projet. Le trou noir par lequel se sont échappées les illusions par milliers, les espoirs de changement et les militants. Et par où se bousculent les critiques des libéraux, des conservateurs et sociaux-démocrates.
Cela faisait-il partie du projet? Bien sûr que non. Mais le populisme, en plus de la contradiction principale entre théorie et pratique, en a une autre bien plus conceptuelle. Se réclamer d’une démocratie radicale (c’est-à-dire depuis les racines) est assez incompatible avec la délégation à une personne qui se convertit en référent ou leader d’un mouvement, qui décide pour des milliers ou des millions de personnes, ce qui nous rappelle plus des mouvements autoritaires que populaires. Ce n’est nullement une exagération, ce que nous disons là : Iñigo lui-même le signale en formulant le rôle assigné à Evo Morales en Bolivie («C’est maintenant ou jamais, diantre»). Ici Pablo Iglesias aspire à la direction du populisme européen.
Antonio Gramsci
Dans les travaux de Laclau et de Mouffe, les références à Gramsci sont constantes. Pablo Iglesias, Iñigo Errejón, Juan Carlos Monedero, tous assument également le patrimoine intellectuel du révolutionnaire italien. Ce n’est rien de nouveau, la gauche post-stalinienne « découvrit » l’énorme bagage théorique du fondateur du Parti communiste italien à travers, principalement, la publication de ses Cahiers de prison.
Gramsci a été interprété avec un laxisme excessif et a servi de couverture théorique à des staliniens comme Togliatti, des euro-communistes comme Berlinguer ou Carillo, et des populistes comme Enesto Laclau. Il ne faut pas seulement s’indigner, mais rougir du réductionnisme et des falsifications de l’héritage de Gramsci. Le concept le plus manipulé par tant de mains, par quasiment tous les courants, c’est celui d’«hégémonie» et la stratégie de la «guerre de position, de manœuvre et de mouvement». Ces concepts ont été convertis en concepts à tout faire qui servent autant pour théoriser des impuissances que pour définir des stratégies d’adaptation à l’Etat.
Il y a quarante ans, Gramsci servait à justifier le tournant des partis «communistes» occidentaux vers leurs propres bourgeoisies, pour définir que l’Etat n’avait pas de caractère de classe, pour revendiquer le chemin vers le socialisme au moyen d’une démocratie neutre [où la propriété privée stratégique ne constituait pas un des limites basiques] et pour limer les contradictions sociales entre capital et travail. Ce fut là le propos de Berlinguer ou celui de Santiago Carillo dans son livre Eurocommunisme et Etat. Quelques années plus tard, Laclau, dans son ouvrage Hegemonía y estrategia socialista reprenait le concept gramscien de l’hégémonie sous un autre angle, celui du peuple comme « un tout » face à la classe dominante. Une interprétation qu’Ellen Meiksins Wood qualifiait dans son livre Le post-marxisme et son héritage, comme l’influence du structuralisme idéaliste de Althusser sur le populisme. Dans la mesure où il élimine cette contradiction principale qu’est la lutte de classe qui «impose» l’hégémonie de certaines classes sur d’autres.
A notre avis, Gramsci n’a pas besoin de tant de mentions et de louanges, son œuvre est suffisamment riche, complexe et contradictoire pour ne pas en faire un usage abusif. Dans ce sens nous partageons l’analyse la plus sérieuse à ce jour, et qui date des années 1970, à savoir Les antinomies de Antonio Gramsci de Perry Anderson. L’auteur y explique d’une manière magistrale le caractère contradictoire de beaucoup d’aspects des Carnets de prison, dû en partie aux conditions matérielles précaires dans lesquelles ils furent élaborés et à l’ignorance par Gramsci, en prison, de la bureaucratisation de l’Internationale communiste sous Staline.
Dans un article intitulé La stratégie de l’eurocommunisme (éditions Fontamara), Ernest Mandel écrit que: «L’apport positif de Gramsci à l’approfondissement de la théorie marxiste consiste à avoir souligné que l’hégémonie idéologique et la coercition se complètent l’une l’autre dans l’exercice du pouvoir de classe, qu’aucun Etat ne peut subsister uniquement par la force ou seulement par le consentement des exploités.»
Le conflit de classes
Une des caractéristiques fondamentales du populisme, c’est qu’il situe la contradiction principale (Althusser parlerait d’une surdétermination) dans des paramètres très différents de ce qu’a formulé traditionnellement le marxisme ou le matérialisme historique. Iñigo Errejón et Chantal Mouffe l’expliquent très clairement dans leurs conversations en disant que « Nous (Laclau et elle) pensions que la théorisation en termes de classe sociale, à la manière marxiste, était inadéquate parce que les classes sociales sont des sujets construits».(Construire un peuple…)
Pourquoi la catégorie de classe disparaît-elle de l’analyse et pourquoi les conséquences du conflit entre les classes tendent-elles à être minimisées? Je pense qu’il y a non pas une, mais plusieurs raisons, tant subjectives qu’objectives. Ellen Meiksins Wood insiste sur divers arguments qui s’appliquent tant au populisme des années 1990 qu’à la récente expérience de certains dirigeants de Podemos. D’une part, elle souligne que les théories a-classistes surgissent dans des contextes historiques de recul, comme celui qu’a créé la victoire du thatchérisme qu’elle définit comme une option politique de classe dont l’objectif primordial fut d’infliger une déroute historique au mouvement ouvrier et syndical britannique, et qui réussit à la faire. Elle dit qu’à partir de cette déroute, une grande partie des intellectuels ont cherché un refuge théorique dans d’autres courants comme le post-structuralisme, le post-marxisme, et le populisme.
L’autre argument, dérivé du premier, c’est que la classe ouvrière, sur toute la planète, a été frappée et restructurée en une nouvelle division internationale du travail et du marché. En tant que sujet historique, la classe ouvrière a passé à un second plan et sa place a été prise par des mouvements populaires inter-classes très divers comme le mouvement indigéniste, les paysans, le mouvement antimondialiste, les masses hétérogènes des grandes villes ou les mouvements des indignés de ces dernières années. La fin de la classe ouvrière a été proclamée en odes homériques par de nombreux intellectuels comme Negri qui a remplacé le sujet classe par le sujet multitude. Mais la réalité s’est finalement imposée peu à peu et de ce qui passait pour la disparition du prolétariat industriel on a passé à une réorganisation et relocalisation au niveau mondial, où la Chine, l’Inde ou les pays émergents comme le Brésil, se sont convertis dans les grandes fabriques du monde.
Ce qui est une autre chose, c’est la situation de cette grande masse d’«esclaves modernes», son niveau de conscience et d’organisation, comme des millions de salarié·e·s du Premier Monde qui chaque jour survivent dans des conditions plus précaires. Confondre l’existence des classes avec la «formation de la classe» (comme dirait E.P. Thomson), c’est une erreur qui peut nous conduire à perdre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Les classes sociales sont la matière première sur laquelle se basent les principaux projets politiques. Qu’ils soient de gauche ou de droite, qu’ils soient plébéiens ou bourgeois.
Nous devons faire la différence entre la centralité temporelle du processus historique et les conditions matérielles sur lesquelles nous basons une stratégie de transformation sociale. La contradiction inhérente (et non pas contingente comme l’affirme Iñigo Errejón) dans cette société capitaliste reste celle entre le capital et le travail. C’est là quelque chose qui est très clair pour les classes dominantes depuis que le néolibéralisme est devenu le projet central d’une classe contre les autres, depuis la fin des années 1970 à aujourd’hui. C’est indiscutable, tant au niveau objectif qu’au niveau subjectif, que la classe au pouvoir a une pleine conscience qu’elle se trouve dans une guerre de classes dans laquelle elle a l’avantage (voir à ce sujet les déclarations de Warren Buffet : «Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui a mené la lutte. Et nous sommes en train de gagner»). Pourquoi leur faire cadeau de cette initiative à eux exclusivement?
Ces considérations théoriques sur la disparition des «vieux» sujets sociaux que «le marxisme défendait en d’autres époques» ont une portée politique et pratique déterminante dans le projet de l’euro-populisme. Nous avons pu le vérifier tant dans le discours que dans l’expérience de Podemos tout au long de l’année écoulée. Le conflit social (pour ne pas parler de classe) occupe à peine une place significative dans les préoccupations comme dans le «récit» des dirigeants. Nous avons plutôt l’impression que cela est subordonné à la construction du discours et non pas le contraire. L’éloignement des préoccupations du groupe dirigeant des conditions matérielles des travailleurs et travailleuses est aussi évident que sa fixation sur les grands médias de communication sociale. Et tout cela devient extrêmement dangereux pour une formation politique jeune qui a une base électorale, mais pas une base sociale.
Le paradigme de la démocratie
La subordination du social au politique, sans voir qu’il y a une réciprocité mutuelle, s’accompagne aussi de deux options qui sont prioritaires dans le projet populiste: l’autonomisation de la politique et la surdétermination du concept de démocratie. On pourrait dire que cela paraît une réaction critique à un marxisme économiste et schématiquement classiste. C’est bien pourquoi le populisme s’efforce de revendiquer les courants politiques – y compris marxistes – plus culturels (psychologie, anthropologie ou des coutumes) depuis Gramsci déjà mentionné, en passant par Lacan, le structuralisme ou Althusser lui-même. C’est curieux qu’ils ne revendiquent pas une école – également culturelle marxiste – comme celle anglaise regroupée autour du noyau de « l’histoire sociale ou histoire d’en-bas » à laquelle appartiennent d’illustres «gramsciens» comme Thompson, Hobsbawm, George Rudé, etc. Mais ceux-ci pourraient difficilement être assimilés au populisme de Laclau, eux qui ont pris comme référence essentielle la lutte de classes, l’expérience des mouvements populaires depuis le XIVe siècle jusqu’au XXe siècle, ainsi que la prémisse essentielle que l’histoire ne se construit pas depuis un laboratoire d’idées, mais que ce sont les hommes et les femmes qui la font à chaque époque.
Les considérations de Chantal Mouffe et de Iñigo Erejon dans leurs conversations à propos du politique nous rappellent les constructions idéalistes. Le discours ou récit acquiert sa vie propre. Ils ne partent pas de l’expérience ni du conflit social, politique ou économique, sinon d’une construction métaphysique qui se superpose à la réalité. Ainsi par exemple, Errejón pense que le 15M [mouvement des indignés] fut essentiellement une revendication de la démocratie. Par conséquent, ce que Podemos doit faire, c’est placer la démocratie comme articulatrice d’une nouvelle feuille de route.
Mais le problème principal, c’est que le 15 M ne fut pas seulement une revendication de la démocratie, mais un mouvement qui a surgi dans un moment de grande crise économique et sociale, et aussi politique. La démocratie était et reste une revendication fondamentale, mais nous ne pouvons pas oublier qu’à la Place Puerta del Sol, et sur les autres places, on parlait de la dette, des expulsions immobilières, de la santé publique, de l’éducation, du chômage, etc. Par conséquent, penser que tout se résout avec un approfondissement de la démocratie est, pour le moins, unilatéral ou, au pire, une absurde tautologie. Disons que nous avons converti le concept démocratie en un instrument à plusieurs usages qui permet de résoudre le déficit public ou l’universalité de la santé publique.
En outre, il ne faudrait pas non plus passer sous silence un fait qui pour nous reste important. Je me réfère à la conception que Laclau, Mouffe ou Erejón ont du terme démocratie. Parler de démocratie tout court, c’est une ambiguïté, la démocratie en abstrait n’existe pas, elle existe seulement représentée par le moyen d’institutions, parlements, municipalités, etc. Ce sont des institutions qui ne sont pas neutres, mais qui agissent au service d’intérêts économiques très concrets; au service de groupes sociaux qui dans leur majorité sont les élites qui détiennent le pouvoir. C’est pourquoi, il est curieux de voir que le bilan que font Pablo Iglesias ou Iñigo Errejón du référendum en Grèce, c’est que «c’est une victoire de la démocratie». Je crois que oui, mais pas seulement; ce fut aussi la victoire de ces secteurs sociaux frappés par les gouvernements antérieurs et par la Troïka. La démocratie a gagné, mais c’est surtout le NON à la Troïka qui a gagné.
Comme nous verrons plus loin, ces conceptions ne sont pas neuves. La défense de la démocratie en abstrait a toujours été le recours de ceux qui ne veulent pas parler d’exploitation ou de la division de la société en classes. Comme en leur temps, la social-démocratie et plus tard l’eurocommunisme. Cela répond clairement à un projet qui finira par subordonner les intérêts des plus défavorisés au «bien commun», à «l’intérêt général» ou aux intérêts de «toute la nation».
Construire peuple
Au final, le projet se synthétise dans l’objectif de construire peuple. Un projet qui, comme nous l’avons vu, s’auto-réalise dans une majorité sociale, sous un programme basé sur l’intérêt général ou le sens commun, et auquel on parvient au moyen de l’extension de la démocratie sous ses différentes formes. Ce projet, populiste, c’est celui que dans diverses expériences ont incarné Hugo Chavez, Correa (Equateur), Evo Morales (Bolivie) ou même les Kirchner (Argentine).
Cependant, dans la mesure où nous vivons en Europe, l’euro-populisme acquiert d’autres formes adaptées à notre réalité pays. Et c’est là que l’euro-populisme commence à partager des héritages avec des partis et des courants politiques qui ne sont pas si nouveaux, comme la social-démocratie du Nord. Il ne s’agit plus de ressembler au chavisme, mais aux «tranquilles citoyens» de Norvège ou du Danemark.
Mais si jamais la marque sociale-démocrate devait se révéler insuffisante, Pablo Iglesias a déclaré son admiration pour l’eurocommunisme. Il se sent fier de ce grand parti que fut le PCI de Enrico Berlinguer et aussi, ne l’oublions pas, il se sent fier du non moins eurocommuniste PSUC de Catalogne.
Voilà aussi une clé de la pensée populiste, les principaux représentants de ce courant politique ne se sentent rattachés à aucune «fidélité» idéologique ou identitaire, comme ils disent. Ni à aucune tradition, histoire ou culture politique. Aujourd’hui, je me déclare marxiste, mais demain je suis «kirchnérien» comme l’est devenu finalement Ernesto Laclau. Je peux faire partie du groupe de conseillers des gouvernements latino-américains [allusion à Monedero], mais être aussi sympathisant de la social-démocratie de Olof Palme ou du PCI de Berlinguer.
Cet amalgame nous fait douter beaucoup de la cohérence idéologique et théorique du nouveau populisme. Seront-ils capables de s’adapter à toutes les circonstances? Survivront-ils à l’écosystème politique du Sud de l’Europe? Se convertiront-ils en une nouvelle espèce prédatrice d’autres comme la moule zébrée? Ou au contraire termineront-ils réduits à un segment politique comme sont devenus d’autres courants politiques comme se revendiquant de l’écologisme? Nous ne le savons pas. Il y avait beaucoup de choses qui nous ont plu quand ils ont fait irruption en annonçant quelque chose de nouveau au sein de l’onde longue du mouvement du 15M. Maintenant nous ne les voyons déjà plus comme ça. Nous verrons. (Traduction A l’Encontre; article publié sur le site VientoSur, le 14 juillet 2015)
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